Gabor

nyckie-alause

Je venais d'arriver et je me trouvais satisfaite de l'appartement. Il se réduisait à une seule vraie pièce agrémentée d'une alcôve en forme de placard avec deux portes coulissantes recouvertes d'une mosaïque de miroir qui devrait me servir de chambre à coucher. L'annonce ne spécifiait pas sa superficie mais, une fois que j'eus posé ma seule valise à côté de la porte et accroché ma veste et mon sac aux patères, l'appartement prit un air joyeux et habité. Ma logeuse, m'ayant tendu la clef avec, je ne sais pourquoi, un soupir de soulagement, avait vite tourné les talons et grimpé l'escalier à l'odeur prégnante de choux, vers un des étages supérieurs. J'en déduisis qu'elle devait habiter au-dessus de ma tête car des glissement soyeux se firent entendre presque immédiatement. M'installant sur le lit, je pris conscience d'avoir oublié d'ôter mes chaussures, ce qui dans ces contrées est plus qu'une faute de goût, un délit au savoir-vivre.

Sur la minuscule table de cuisine et de salle à manger, prête à se muer accessoirement en table de salon, madame W… avait installé en éventail une poignée de brochures touristiques, quelques cartes et plans du réseau de transport et l'adresse du supermarché le plus proche. Les mots imprimés étaient formés de lettres dont l'assemblage me semblât erroné, même en clignant des yeux. Je pense qu'un rédacteur fou s'était amusé à supprimer un grand nombre de voyelles sans pourtant vouloir transformer le texte en jeu du pendu. Il n'avait pas laissé ces espaces pointillés entre les consonnes, ceux qui permettent de deviner les lettres manquantes.


Me voici donc installée sur mon lit, en chaussettes, ce qui est convenable. Je teste la profondeur des coussins, la résistance du matelas sous mon dos fatigué, le glissement des portières qui, une fois tirées laissent passer un jour reposant dans le réduit. La fatigue a raison de moi.

Quand je me réveille plusieurs heures après mon arrivée, une légère migraine occupe mon esprit, une gêne qui me fait un instant oublier où je me trouve. J'ai chaud, je suis un peu fiévreuse. Mais qu'elle idée ! Qu'est ce qui m'a poussée à cet exil. J'aurais pu me contenter, comme les étés précédents, de trouver une place de serveuse, plagiste, jeune-fille au pair, etc. J'en ai appris des langues étrangères en faisant ces boulots. Je décline les noms des cocktail d'été en toutes les langues européennes ou presque. Je sais de la même manière appeler les enfants quelle que soit leur origine « à table ! » et à les inciter à me suivre au parc. Pour ce qui est de tenir une conversation j'en suis capable aussi, plutôt en anglais ou en espagnol , voire belge hollandais suédois et les autres, principalement si le locuteur est un homme à peine plus âgé que moi et que nous savons l'un et l'autre que le but de la rencontre est à peine plus avouable que la consommation d'un produit alcoolisé.

Voilà où j'en suis. Il est 20 heures à ma montre, le réfrigérateur contient en tout et pour tout une bouteille d'eau, je meurs de faim, le paquet de biscuits que j'avais dans mon sac n'est plus qu'une enveloppe vide. Il va falloir y aller… au supermarché. Mon sac à dos du style voyageuse au long cours, la clef unique accrochée à un petit bonhomme façon gnome, la carte du supermarché et c'est parti…

A la maison, c'est à dire chez moi, dans le XIIIème, à Paris, je serais descendue chez le chinois pour un sachet de soupe instantanée qui me coûterait 48 centimes. Si tu calcules que tu ne mangeras que ça toute la semaine et que le samedi tu pourras ainsi te permettre d'aller boire une bière et acheter quelques pommes, un billet de vingt fera l'affaire. Mais ici, on dit que la vie n'est pas chère, les rayons débordent de produits que la faim me fait convoiter même si je ne suis pas très sûre de ce qu'ils sont. Je résiste, je résiste, je ne résiste plus, je remplis mon panier, rajoute quelques pommes rouges pour lesquelles j'éprouve une grande faiblesse. Deux bouteilles de bière, une de lait, une qui sera une surprise quand je l'ouvrirai. Un sac de pain tranché et un paquet de biscuits au chocolat, l'image est imprimée sur le paquet et ce ne doit pas être un mensonge, voilà mon panier plein, mon panier vide, ma carte bancaire, mon compte débité, mon sac à dos lourd, très lourd. 

La caissière me remercie ou me dit « au-revoir » ou quelque chose d'autre… je ne peux même pas dire combien de mots elle a prononcé, sa phrase fluide, ne comporte aucune césure. 

Tout est étrange, étranger sauf le panneau d'affichage à la sortie du magasin. Sur plusieurs niveaux, des petites annonces proposent des trucs et des machins, quelquefois je sais ce dont il s'agit car il y a la photo de l'objet, d'autres sont bordées d'une frise de numéros de téléphone, comme celles accrochées sur le panneau de la supérette en bas de chez moi à côté du chinois et doivent proposer des services. L'une est rédigée en anglais, qu'elle aubaine et propose des cours de mécanique, avec la photo du mécanicien, jeune, brun. C'est dommage mais je suis venue en train et ne suis pas trop intéressée par la matière. Dommage !

Quelques rues et le regret me ronge. Demi-tour, j'entre à nouveau dans le magasin, me dirige vers le panneau, sors mon téléphone portable pour prendre l'annonce en photo. Gabor. Le mécanicien s'appelle Gabor et ça tombe bien car demain matin quand je lui téléphonerai je pourrais prononcer son nom sans hésitation et lui parler anglais.

Demain. Demain, si je proposais à mon tour quelques annonces. Des cours de cuisine française ? Je sais très bien verser de l'eau bouillante sur la soupe instantanée… je ne suis pas persuadée que ça intéresse grand monde. J'ai mieux, « French relooking ». En sous-titre « trouvez votre style ! » suivi de Maud (c'est mon nom) « une spécialiste de la mode Parisienne". En disant cela je ne mentirai pas. Chez moi, à Paris, je n'ai pas mon pareil pour dégotter dans les friperies des trucs de seconde main qui font un tel effet que mes copines insistent pour que je les emmène avec moi, les aide à choisir, les incite à oser. Si ça marche — je ne vois ni pourquoi ni comment ça pourrait rater — je prendrai jusqu'à cinq élèves à la fois, je me ferai facile jusqu'à trente euros par jour en m'amusant. Je pourrais même aller manger de temps à autre au restaurant, aller aux bains, déguster une glace dont on dit qu'elles sont aussi bonnes qu'en Italie, acheter des nippes et des fringues. Je leur ferai des journées à thème,  des préparations spéciales : - Sortir le soir pour un premier rendez-vous, 

- Aller au concert, 

- Préparer un mariage chic et décalé, 

- Organiser un pique-nique au bord du Danube… 

Demain je diffuse mon annonce. Au supermarché, à la bibliothèque, sur les arbres du boulevard, dans les boutiques de mon quartier… Je suis tellement légère que je ne sens même plus le poids du sac sur mon dos, je sautille tout au long du chemin de retour. C'est sans risque donc ça ne peut que réussir !

Quand j'entre dans l'appartement je suis heureuse, enfin chez moi.  J'ouvre mon ordinateur et réalise mon annonce. J'y ajoute une photo de moi, celle où j'ai un look d'enfer devant Notre-Dame-de-Paris. 

« Pour les trois mois à venir cette adresse est la mienne. J'ai des projets, de l'avenir dans la mode, de vraies raisons pour être ici. Je saurais bientôt, très bientôt parler hongrois… ». J'envoie ce message rassurant à Maman qui, à mon sujet, ne peut jamais se retenir d'être inquiète. Je rajoute en post scriptum « Je connais déjà quelqu'un. En plus de tous mes projets je crois que je vais prendre des cours de mécanique, avec Gabor. ». C'est vrai, je brode un peu, mais pour que les choses arrivent il faut oser les provoquer, non ? 

« Apprendre la mécanique c'est un peu comme étudier le hongrois, on ne peut se permettre de risquer l'accident ». Mais ça, je ne le dis pas à ma mère…

  • Sans déc, et moi je peux avoir le num de Maud ? ;)
    Super écriture Nyckie avec ton imagination qui voltige dans ton mouvement fluide, comme d'hab quoi !

    · Il y a plus de 4 ans ·
    Ange

    Apolline

  • Oui, c'est vrai; on est mis en appétit par ce début.. Y aura t il une suite ?

    · Il y a presque 5 ans ·
    Default user

    Al Prubray

    • En ce moment je travaille un texte long et je n'ai pas pensé à la suite mais tout reste possible…

      · Il y a presque 5 ans ·
      Avatar

      nyckie-alause

  • Une aventure qui commence sous forme de nouvelle. Que va-t-il arriver à l'héroïne ?

    · Il y a environ 5 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

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