Gainsbourg : vingt ans et caetera

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Ceux qui en ont la possibilité se souviennent du jour où ils ont appris la mort de John Fitzgerald Kennedy. Tout comme ils n’ont pas oublié ce qu’ils faisaient lorsqu’ils ont entendu ce flot de nouvelles : John Lennon tombant sous les balles d’un détraqué à New York ; Claude François s’en allant manger, for ever, les magnolias par la racine à cause d’une ampoule mal vissée ; la jeune colombienne Omayra Sanchez, prisonnière des décombres de sa maison et dont l’agonie a été retransmise sur toutes les télés du monde ; ou ces colossales tours jumelles tombées comme un château de carte…

Plus rares, en revanche, sont ceux à qui la date du 2 mars 1991 évoque instantanément quelque chose. Ce samedi-là, pourtant, quelque part dans Paris, un monument est tombé. Mais contrairement aux exemples précédents, la chute fut discrète. Lucien Ginsburg dit Serge Gainsbourg s’en allait. Et contrairement à ce qu’il avait promis, il n’est venu le dire à personne, laissant son cœur parler, ou plutôt se taire, à sa place.

« Quand Gainsbarre se bourre, Gainsbourg se barre », aimait-il répéter. Ce jour-là, Gainsbourg s’est barré. Définitivement. Emportant avec lui son double maléfique. C’était il y a, aujourd’hui, vingt ans.

Au moment où la faucheuse est venue le surprendre, l’artiste projetait d’enregistrer un album aux couleurs jazz, dont le titre de travail était Moi m’aime bwana. Il avait passé les derniers jours à immortaliser sur son dictaphone les mélodies de morceaux comme A ma peluche tropicale, poème dédié à Bambou, sa compagne, ou Christian Name Christian. Un départ pour la Nouvelle-Orléans où il avait réservé un studio d’enregistrement à partir du 20 mars suivant était même prévu. Mais les séances ne débuteront jamais.

Tête de chou et autres histoires


Deux décennies après sa mort, que reste-t-il de Serge Gainsbourg ? Sa fille Charlotte dit qu’elle n’a rien touché à son refuge parisien du 5 bis rue de Verneuil et c’est exactement ce qui s’est passé avec le reste, souvenirs, œuvre, frasques… Tout est intact.

Aujourd’hui, le poinçonneur des Lilas n’immolerait pas Blaise Pascal, un dimanche soir à la télé. Il ferait plutôt roussir un billet vert de 100 euros. Il ne ferait pas non plus d’avances à une Whitney Houston que les années ont attiré vers des poudreuses autrement plus dangereuses que celles du Val d’Allos.

D’ailleurs, Gainsbourg n’a jamais fait cela. Le responsable, c’est Gainsbarre. Cet autre moi autodestructeur que l’on croise une première fois, en 1981, dans le morceau Ecce homo (« On reconnaît Gainsbarre à ses jeans, à sa barbe de trois nuits, ses cigares et ses coups de cafard ») mais dont quelques traits apparaissent déjà chez le narrateur de la captivante fable érotique L’homme à la tête de chou, en 1976.

L’homme à la tête de chou… L’un de ces albums qu’il faut avoir chez soi. Un disque de garde que l’on pose tôt ou tard sur sa platine et qui libère ses arômes si, et seulement si, l’on est prêts à les sentir. Mais ce jour finit toujours par arriver.

On est encore loin de ce son funky surchargé de reverb qui fera la marque de fabrique de Gainsbourg dans les années 80. Avec l’Histoire de Melody Nelson (1971), l’opus forme cette paire de concept albums, où se mêlent poésie, rock et classique et qui montrent que l’homme était en avance sur son temps.

A la fois sévère et lucide, celui-ci aimait répéter que tout art qui peut être abordé sans initiation préalable (la chanson, par exemple) ne peut être qu'un art mineur. Voilà sans doute pourquoi il avait truffé ses compositions de références à la musique classique : le sublime Initials B.B. reprenant le thème de la Symphonie du Nouveau monde de Dvorák ; Lemon Incest développé sur l’Etude n°3 en mi majeur opus 10 de Chopin. Pour Jane Birkin, il s’inspirera du thème du troisième mouvement de la Symphonie n°3 en fa majeur opus 90 de Johannes Brahams (Baby Alone in Babylone). Pour France Gall, ce sera Beethoven et le quatrième mouvement Prestissimo de la Sonate pour piano n°1 opus 2 (Poupée de cire, poupée de son).

Héritage et souvenir intacts


Les exemples sont nombreux mais là où certains parleraient de pillage, il serait plus convenable d’admettre que Gainsbourg a ouvert des portes et mis les fondamentaux à la portée de tous. Comme l’explique Jean-François Zygel, professeur d’improvisation au conservatoire de Paris et animateur de l’émission La boîte à musique : « C’est à l’image de la vie. On se sert du passé. Il nourrit notre présent et notre avenir. Je pense que c’est également ça qui intéressait Gainsbourg ».

Vingt ans et caetera. Comme pour ne pas dire "Vingt ans et des poussières". Gainsbourg a laissé un héritage d’une rare richesse. Le personnage n’a rien perdu de son charisme. Pas plus que le musicien avec l’intérêt qu’il suscite. Il suffit de constater le nombre d’artistes, d’Etienne Daho à Portishead en passant par Blankass, Benjamin Biolay ou April March, se revendiquant, aujourd’hui encore, de son répertoire. En revanche, l’ère du politiquement correct, du pré-enregistré/coupé au montage et la loi Evin ont presque renvoyé Gainsbarre aux oubliettes.

En 2011, Serge Gainsbourg se sentirait probablement à l’étroit ici-bas. Il aurait peut être exploré des horizons encore méconnus mais cette époque dans laquelle les œuvres musicales se font compresser en mp3 lui aurait sûrement déplu.

Là-haut, au moins, débarrassé du goudron de ses Gitanes qui lui aura sans doute permis de tracer la route vers l’au-delà, il respire. Et en ces heures de commémoration, le cortège de bons mots et de souvenirs émus déballés au kilomètre doivent bien le faire sourire. Sorry Angel, mais nous vous devions bien ça.

Mars 2011

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