GALOP D'ESSAI

Brittia Guiriec

GALOP D'ESSAI (nouvelle pour le concours éponyme Belfond - WeLoveWords)  Tout m'est instantanément revenu en mémoire. L'écurie sombre, l'odeur du foin, le raclement des sabots dans la litière, le poil soyeux aux fragrances épicées, le regard de velours sous les crins noirs. La selle trop lourde calée contre ma hanche et le cliquetis métallique des étriers cognant contre le mors, tandis que j'avançais d'un pas timide dans l'allée de terre battue séparant les stalles. La paille fraîche débordait à l'arrière des bas-flancs de bois, reliés de loin en loin par des chaînettes gainées de vieux tuyaux d'arrosage. Au plafond, les poutres inégales, blanchies à la chaux, arboraient ça et là des plaques multicolores, modestes trophées équestres accumulés au fil des années par la cavalerie du centre équestre. Je m'enfonçais dans la pénombre du bâtiment, encombré du harnachement démesuré pour mes bras d'enfant, cherchant des yeux le nom des chevaux. Une ardoise accrochée aux montants indiquait à la craie l'identité de chaque locataire et sa ration quotidienne. J'arrivais au fond de la travée : elle était là, paisible, mâchonnant son fourrage, un postérieur posé sur la pince. De temps en temps, elle levait la tête vers le râtelier poussiéreux suspendu au mur pour en extirper délicatement quelques brins de graminées. Puis elle reprenait sa mastication dans un frottement d'herbe écrasée. J'étais pétrifié à l'idée de grimper sur le dos d'un animal aussi gros. Hésitant, je m'étais approché en lui parlant d'une voix étouffée par l'appréhension. La jument bai-brune avait tourné la tête, ses oreilles trop longues pointées dans ma direction. On aurait dit une mule. Avec son chanfrein busqué de trotteur et son modèle ordinaire, ce n'était pas une beauté mais, assurait le maître de manège, elle accueillait avec patience et douceur tous les apprentis cavaliers. Dont j'étais.  ***** Je profitais de l'absence de mon boss pour écumer discrètement la toile, en quête du bolide de mes rêves. J'avais économisé de longs mois pour pouvoir m'offrir une belle mécanique et je cherchais le modèle idéal au rayon occasions. Je voulais une moto nerveuse et puissante, aux courbes élégantes, profilée comme un engin de course, pneus extra-larges et peinture rutilante. Je m'imaginais déjà fonçant pleins gaz dans un vrombissement de tonnerre, ivre de vitesse, couché sur ma sportive racée. On ne se refait pas : j'ai pris goût à l'adrénaline. Après trois quart d'heure d'un surf zélé sur les sites et les forums spécialisés, j'avais jeté mon dévolu sur une sublime japonaise : moteur trois-cylindres, 127 chevaux, un design à tomber... Je parcourais les essais de pilotage et les commentaires des internautes avec avidité, et naviguais avec bonheur dans l'univers photographique de Google images. Une faute de frappe plus tard, je tombais sur l'annonce, avec une photo reconnaissable entre mille : Diurne, TF, 27 ans, urgence boucherie.  ***** Un cavalier plus expérimenté était venu m'aider à seller et brider ma monture. Câline et expérimentée, la trotteuse s'était laissée faire sans broncher. Elle n'avait pas gonflé le ventre au moment de sangler, comme le font si souvent les chevaux, avec mauvaise grâce, dans la perspective d'être montés. Elle avait même ouvert la bouche d'elle-même alors que j'enfilais le bridon sur sa tête avec des mains tremblantes. Un quart d'heure plus tard, je m'étais retrouvé en selle pour la première fois de ma vie.  ***** Je contemplais la photo avec une stupéfaction incrédule. Vingt ans me séparaient de mes souvenirs de gamin, mais j'étais sûr de ne pas me tromper. C'était bien elle, avec ses yeux doux, sa tête oreillarde au profil convexe, son nez fauve, son étoile en tête et sa robe sombre. La jument qui, jadis, m'avait mis le pied à l'étrier arborait aujourd'hui une robe terne au poil grisonnant. Ensellée et amaigrie par la fonte musculaire, elle ressemblait à une vieille haridelle creusé par le poids des ans. Je pensais au Rossinante de Don Quichotte...  ***** Ma tenue n'était pas adaptée pour monter à cheval : faute de mieux, un pantalon de survêtement en nylon, lisse et glissant, faisait office de tenue d'équitation. Une paire de bottes ordinaires chaussait mes pieds. Seule la bombe flambant neuve qui protégeait ma tête avait été achetée pour l'occasion. Ma mère ne lésinait pas sur la sécurité, même pour un galop d'essai. Je débarquais dans la reprise en plein milieu d'année, alors que les autres cavaliers débutants jouissaient déjà d'une belle expérience. Leur chevaux avaient bien plus d'allure que ma monture, et pourtant ma jument avait fait des envieux. « Une crème. » « Trop gentille. » « Super bien dressée. » J'étais au paroxysme du stress quand le moniteur m'ordonna de passer au pas pour rejoindre la piste. Je me souviens très bien de cette sensation étrange d'être juché sur un pont suspendu et branlant, comme un Golden Gate en mouvement. Je ressentais chaque foulée avec un étonnement mêlé d'émerveillement, bercé au rythme chaloupé des pas de mon cheval. Une première fois est inoubliable.  ***** J'ai cliqué sur la photo pour afficher la page. « Diurne, TF, 27 ans, urgence boucherie. » Quelques photos complémentaires, un court texte de présentation, une affiche « girly » travaillée sous Photoshop pour inviter au sauvetage. Porté par la sérendipité, j'étais arrivé sur le site d'une association de protection des équidés. « Diurne est une adorable mamie qui mérite une belle retraite. Après avoir couru sur les hippodromes (j'ai découvert avec stupeur que j'avais fait mes débuts sur un ancien cheval de course) pendant trois ans, elle a travaillé 17 ans dans un centre équestre comme cheval d'instruction. Son propriétaire décédé, elle est aujourd'hui entre les mains d'un marchand qui a déjà programmé son départ pour l'Italie (un frémissement a parcouru mon échine). Pour éviter qu'elle parte dans le mauvais camion, il faut faire très vite. Délai imminent. » En dessous, il y avait un prix : 950 euros. J'ai senti une haine féroce monter en moi, à l'encontre de ce maquignon sans scrupules, coupable d'un odieux chantage affectif pour gagner de l'argent sur le dos d'un cheval sans valeur vénale. Et sur le compte de bénévoles passionnés. Et sur moi, qui venais en quelques secondes de retrouver le petit garçon timide et sage qui couvrait la jument de caresse et la gavait de sucres. J'étais écoeuré, révolté, décidé à ne pas me laisser attendrir, à ne surtout pas entrer dans le jeu de ce marchand de mort. J'ai failli cliquer, zapper, revenir à mes motos. Après tout, j'avais délaissé les chevaux pour les chevaux mécaniques voilà bien longtemps. Je n'étais pas responsable du sort de cette vieille jument.  ***** Le maître de manège avait ordonné une transition au trot, étriers croisés en travers du garrot. « Rien de tel que le sans pédales pour se forger une bonne assiette. » En queue de reprise, je filais à une allure qui me semblait dangereuse, secoué comme un sac de patates. Après quelques tours de tape-cul, j'avais commencé à glisser. J'avais beau mettre les épaules en arrière et m'agripper au pommeau de la selle, comme le conseillait le moniteur, je me sentais irrémédiablement partir sur le côté. C'est alors que, alertée par mon équilibre défaillant, la jument avait gentiment obliqué vers le centre du manège et s'était immobilisée. Je m'étais mollement affalé dans la sciure. Elle m'avait adressé un regard doux et compatissant.  ***** J'ai regardé une ultime fois la photo. Diurne me faisait encore les yeux doux. A travers l'écran. A travers le temps. Au diable ! J'ai cliqué sur « Adopter ».  

GALOP D'ESSAI 
(nouvelle pour le concours éponyme Belfond - WeLoveWords)  

Tout m'est instantanément revenu en mémoire. 

L'écurie sombre, l'odeur du foin, le raclement des sabots dans la litière, le poil soyeux aux fragrances épicées, le regard de velours sous les crins noirs. 

La selle trop lourde calée contre ma hanche et le cliquetis métallique des étriers cognant contre le mors, tandis que j'avançais d'un pas timide dans l'allée de terre battue séparant les stalles.

La paille fraîche débordait à l'arrière des bas-flancs de bois, reliés de loin en loin par des chaînettes gainées de vieux tuyaux d'arrosage. Au plafond, les poutres inégales, blanchies à la chaux, arboraient ça et là des plaques multicolores, modestes trophées accumulés au fil des années par la cavalerie du centre équestre.

Je m'enfonçais dans la pénombre du bâtiment, encombré du harnachement démesuré pour mes bras d'enfant, cherchant des yeux le nom des chevaux. Une ardoise accrochée aux montants indiquait à la craie l'identité de chaque locataire et sa ration quotidienne. 

J'arrivais au fond de la travée : elle était là, paisible, mâchonnant son fourrage, un postérieur posé sur la pince. De temps en temps, elle levait la tête vers le râtelier poussiéreux suspendu au mur pour en extirper délicatement quelques brins de graminées. Puis elle reprenait sa mastication dans un frottement d'herbe écrasée. 

J'étais pétrifié à l'idée de grimper sur le dos d'un animal aussi gros. Hésitant, je m'étais approché en lui parlant d'une voix étouffée par l'appréhension. La jument bai-brune avait tourné la tête, ses oreilles trop longues pointées dans ma direction. On aurait dit une mule. Avec son chanfrein busqué de trotteur et son modèle ordinaire, ce n'était pas une beauté mais, assurait le maître de manège, elle accueillait avec patience et douceur tous les apprentis cavaliers. Dont j'étais. 


Je profitais de l'absence de mon boss pour écumer discrètement la toile, en quête du bolide de mes rêves. J'avais économisé de longs mois pour pouvoir m'offrir une belle mécanique et je cherchais le modèle idéal au rayon occasions. Je voulais une moto nerveuse et puissante, aux courbes élégantes, profilée comme un engin de course, pneus extra-larges et peinture rutilante. Je m'imaginais déjà fonçant pleins gaz dans un vrombissement de tonnerre, ivre de vitesse, couché sur ma sportive racée. On ne se refait pas : j'ai pris goût à l'adrénaline. 

Après trois quart d'heure d'un surf zélé sur les sites et les forums spécialisés, j'avais jeté mon dévolu sur une sublime japonaise : moteur trois-cylindres, 127 chevaux, un design à tomber... Je parcourais les essais de pilotage et les commentaires des internautes avec avidité, et naviguais avec bonheur dans l'univers photographique de Google images. 

Une faute de frappe plus tard, je tombais sur l'annonce, avec une photo reconnaissable entre mille : Diurne, TF, 27 ans, urgence boucherie.

Un cavalier plus aguerri était venu m'aider à seller et brider ma monture. Câline et expérimentée, la trotteuse s'était laissée faire sans broncher. Elle n'avait pas gonflé le ventre au moment de sangler, comme le font si souvent les chevaux, avec mauvaise grâce, dans la perspective d'être montés. Elle avait même ouvert la bouche d'elle-même alors que j'enfilais le bridon sur sa tête avec des mains tremblantes. Un quart d'heure plus tard, je m'étais retrouvé en selle pour la première fois de ma vie.


Je contemplais la photo avec une stupéfaction incrédule. Vingt ans me séparaient de mes souvenirs de gamin, mais j'étais sûr de ne pas me tromper. C'était bien elle, avec ses yeux doux, sa tête oreillarde au profil convexe, son nez fauve, son étoile en tête et sa couleur sombre. La jument qui, jadis, m'avait mis le pied à l'étrier arborait aujourd'hui une robe terne au poil grisonnant. Ensellée et amaigrie par la fonte musculaire, elle ressemblait à une vieille haridelle creusée par le poids des ans. Je pensais au Rossinante de Don Quichotte...

Ma tenue n'était pas adaptée pour monter à cheval : faute de mieux, un pantalon de survêtement en nylon, lisse et glissant, faisait office de culotte d'équitation. Une paire de bottes ordinaires chaussait mes pieds. Seule la bombe flambant neuve qui protégeait ma tête avait été achetée pour l'occasion. Ma mère ne lésinait pas sur la sécurité, même pour un galop d'essai. 

Je débarquais dans la reprise en plein milieu d'année, alors que les autres cavaliers débutants jouissaient déjà d'une belle expérience. Leur chevaux avaient bien plus d'allure que ma monture, et pourtant ma jument avait fait des envieux. « Une crème. » « Trop gentille. » « Super bien dressée. » J'étais au paroxysme du stress quand le moniteur m'ordonna de passer au pas pour rejoindre la piste. Je me souviens très bien de cette sensation étrange d'être juché sur un pont suspendu et branlant, comme un Golden Gate en mouvement. Je ressentais chaque foulée avec un étonnement mêlé d'émerveillement, bercé au rythme chaloupé des pas de mon cheval. 

Une première fois est inoubliable.

J'ai cliqué sur la photo pour afficher la page. « Diurne, TF, 27 ans, urgence boucherie. » Quelques photos complémentaires, un court texte de présentation, une affiche « girly » travaillée sous Photoshop pour inviter au sauvetage. Porté par la sérendipité, j'étais arrivé sur le site d'une association de protection des équidés. 

« Diurne est une adorable mamie qui mérite une belle retraite. Après avoir couru sur les hippodromes (j'ai découvert avec stupeur que j'avais fait mes débuts sur un ancien cheval de course) pendant trois ans, elle a travaillé 17 ans dans un centre équestre comme cheval d'instruction. Son propriétaire décédé, elle est aujourd'hui entre les mains d'un marchand qui a déjà programmé son départ pour l'Italie (un frémissement a parcouru mon échine). Pour éviter qu'elle parte dans le mauvais camion, il faut faire très vite. Délai imminent. »

En dessous, il y avait un prix : 950 euros. 

J'ai senti une haine féroce monter en moi, à l'encontre de ce maquignon sans scrupules, coupable d'un odieux chantage affectif pour gagner de l'argent sur le dos d'un cheval sans valeur vénale. 

Et sur le compte de bénévoles passionnés. 

Et sur moi, qui venais en quelques secondes de retrouver le petit garçon timide et sage qui couvrait la jument de caresses et la gavait de sucres. 

J'étais écoeuré, révolté, décidé à ne pas me laisser attendrir, à ne surtout pas entrer dans le jeu de ce marchand de mort. J'ai failli cliquer, zapper, revenir à mes motos. Après tout, j'avais délaissé les chevaux pour les chevaux mécaniques voilà bien longtemps. Je n'étais pas responsable du sort de cette vieille jument.

Le maître de manège avait ordonné une transition au trot, étriers croisés en travers du garrot. « Rien de tel que le sans pédales pour se forger une bonne assiette. » En queue de reprise, je filais à une allure qui me semblait dangereuse, secoué comme un sac de patates. Après quelques tours de tape-cul, j'avais commencé à glisser. J'avais beau mettre les épaules en arrière et m'agripper au pommeau de la selle, comme le conseillait le moniteur, je me sentais irrémédiablement partir sur le côté. C'est alors que, alertée par mon équilibre défaillant, la jument avait gentiment obliqué vers le centre du manège et s'était immobilisée. Je m'étais mollement affalé dans la sciure. Elle m'avait adressé un regard doux et compatissant.


J'ai regardé une ultime fois la photo. Diurne me faisait encore les yeux doux. 

A travers l'écran. 

A travers le temps. 

Au diable ! 

J'ai cliqué sur « Adopter ».  

  • Merci Coyote ! Ca me fait d'autant plus plaisir que j'ai, de mon côté et comme tu le sais, beaucoup aimé ta nouvelle ! :)

    · Il y a presque 11 ans ·
    Brittia lucie avatar

    Brittia Guiriec

  • Une immersion dans l'univers équestre dès les premières lignes, un style fluide et un histoire touchante, j'ai beaucoup aimé. Bonne chance!!!

    · Il y a presque 11 ans ·
    Default user

    coyote

  • Texte écrit dans l'urgence absolue et bouclé dans les dernières minutes pour le concours de nouvelles Belfond - WeLoveWords. Il s'agit d'un premier jet que je n'ai pas eu le temps de peaufiner et de retravailler. Mais l'essentiel est aussi de participer ! ;)

    Je vous souhaite une bonne lecture, en espérant que vous passerez un agréable moment.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Brittia lucie avatar

    Brittia Guiriec

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