La Forge de Saint Eloi

Vincent Vigneron

Aujourd'hui, l'enseigne grince sans fin à tous les vents. C'est une belle enseigne ouvragée que celle de la forge de Saint-Eloi. Elle représente la lourde tête cabrée d'un cheval de trait. Le dernier maréchal-ferrant l'avait ciselée avec amour, à la gloire du cheval qu'il aimait. Dans la cour, derrière la forge, une dizaine de châtaigniers à la voûte humide, formait comme un sous-bois, et quand l'enclume arrêtait sa chanson la nuit venue, on entendait tomber les bogues piquantes, régulières comme des gouttes de pluie.

Autrefois, la forge sonnait dès le matin. Tout le village se réveillait au bruit du marteau joyeux qui saluait la journée nouvelle. Et puis venait la cadence du soufflet asthmatique qui ronflait en sifflant. Le père Martineau s'activait. Il fallait que les fers soient prêts à l'heure promise et il aurait passé la nuit debout plutôt que de faire attendre un cheval déchaussé. Nul ne connaissait ni n'aimait ces grands animaux mieux que lui ! Son préféré était « Le Vaillant », un musculeux boulonnais, à la robe pommelée, d'un gris d'ardoise et à la crinière tissée de fibres dures. Celui-là avait son cœur. Il l'avait, une nuit de tempête, tiré du ventre crispé de sa mère et tenu entre ses mains robustes alors qu'il n'était encore qu'un paquet gluant qui se débattait pour sortir de sa poche translucide.

Le maréchal-ferrant était l'un de ces beaux et rares vieillards, large et épais ainsi qu'un chêne dont l'âge n'a pas courbé la stature. Une longue chevelure grise dont il retenait l'abondance serrée dans un lacet, un visage endurci et cuivré au feu de la forge, des bras noueux, dénudés par tous les temps, lui donnaient, avec son air sauvage et fermé, une naturelle beauté. Ayant autrefois accompli son tour de France, il gardait de ce souvenir de jeunesse le goût de l'ouvrage bien fait, de la parole donnée, la connaissance des provinces traversées et surtout l'amour de l'animal qui attend tout de l'homme pour qui il travaille. Aussi, quand un cheval ferré de neuf partait de chez lui en faisant tinter fièrement son pas, il le suivait longtemps du regard, la main abritant ses yeux attentifs. Détestant l'hégémonie du modernisme, jamais il ne se servait de ces fers préfabriqués car c'était, disait-il, se moquer de l'animal. Lui n'épargnait pas sa peine. Il faisait du « sur mesure » et les fers sortaient de ses mains, parfaitement adaptés à chaque empreinte. À quiconque le contredisait en lui faisant valoir la peine excessive qu'il se donnait avec cet ouvrage supplémentaire, il montrait la porte d'un doigt terrible en criant :

_ Ce n'est pas pour vous que je le fais ! Et la peine du cheval qui vous fait vivre, y avez-vous songé ?

Et il fallait beaucoup de paroles apaisantes pour lui faire retrouver sa sérénité. Il connaissait tout de ces grands animaux : celui-ci aux oreilles couchées en arrière est « vicieux » ; celui-là aux pavillons toujours immobiles est sourd ; cet autre à la langue épaisse et blanche souffre des dents ; cet autre encore dont les glandes des joues sont dures comme des pierres est atteint de la redoutable morve ! Lorsqu'un client lui ramenait de vieux fers trouvés sur la route, d'un bref coup d'œil il les examinait et annonçait :

_ Ça c'est un fer à la Grise, ça c'est un fer au Placide.

Et, comme un cordonnier soigneux, il les rangeait après les avoir étiquetés. Un forgeron, dans les campagnes isolées, se doit d'être un peu vétérinaire. Et il l'était. Ce qui le contrariait sans répit c'était que le Vaillant, après la mort de son maître, était tombé dans l'héritage du fils, être instable et buveur qui ne voulait pas, par entêtement d'ivrogne, lui vendre ce cheval aimé alors qu'inlassablement il le lui demandait.

Là-bas, derrière l'horizon de Boulogne, bleue et grise la mer roulait sa colère et un vent frais s'engouffrait dans la forge en activant les flammes du brasier. Á travers les vitres noircies des fenêtres on voyait dès la pointe du jour les silhouettes des paysans et celles de leurs bêtes qui partaient au labour. Au passage, ils saluaient le maréchal au travail.

Celui-ci, penché sur l'enclume, leur lançait un bonjour sonore. Son poing, couvert de cicatrices et de brûlures, son poing presque centenaire, infatigablement martelait les fers. Vulcain rayonnant dans sa forge, il était virilement beau avec son torse nu, environné de mille étincelles sanglantes dont il ne sentait plus les piqûres. Le soir, lorsque les animaux tout suants et nimbés de la lueur crépusculaire, rentraient des champs, c'était un rite : ils s'arrêtaient un instant pour se chauffer à l'haleine tiède qui sortait de la forge et à l'amitié bourrue de celui qui les aimait. Parfois des sabots résonnaient sur le seuil et un vieux habillé de gros velours, paraissant tout petit auprès de la lourde bête qu'il menait, s'annonçait en soufflant dans ses mains. Aussitôt Martineau, le maréchal, s'approchait et recevait au visage comme une caresse, la douce vapeur des naseaux frémissants. Il flattait l'encolure mouillée et son œil, si bleu qu'il paraissait noir sous l'auvent de ses épais sourcils, examinait le cheval. S'il détectait une éraflure rouge sur un paturon enflé, ses mains épaisses étaient légères pour calmer la blessure d'eau fraîche et d'argile malaxée. Ensuite seulement il s'intéressait au fer à changer. Et le cheval reconnaissant le flairait, soufflait sur lui, sa longue crinière penchée se mêlant à sa propre crinière grise. Rapidement le fer était martelé à la juste pointure. Á l'aide d'une courroie passée sous la jambe de la bête et rejoignant sa nuque à lui, il maintenait sur son genou le pied retourné du cheval. Tout fumant encore, le fer était souplement appliqué sur la corne grésillante qui répandait une écœurante odeur de cuticule brûlée. Les gros clous à tête carrée étaient, à petits coups précis, martelés en douceur, poncés et limés sur les côtés. Quand l'animal repartait on entendait longtemps son sabot chaussé de neuf résonner clair sur la route tandis que les autres sabots lui répondaient d'un ton assourdi. Quand le maréchal arrêtait un instant le rythme de son bras c'est que son oreille avait reconnu, entre tous reconnu, le pas du camarade. Alors il se postait sur le seuil à guetter son approche, les mains dans la poche ventrale de sa baudrière de cuir. Et le cheval fourbu arrivait, en encensant du col, ses oreilles devenant droites et attentives au fur et à mesure qu'il approchait de la forge. Arrivé là, il stoppait net, indifférent aux jurons de son maître et ne se décidait à repartir que lorsque la grosse main de l'ami lui avait donné sa caresse quotidienne.

Les paysans qui passaient, les regardaient amicalement en hochant la tête. Tout le monde connaissait leur histoire, mais Martineau tenait à redire de sa grosse voix :

_ C'est comme mon fils, celui-là ! Je l'ai fait naître, on se connaît bien !

En disant cela, il faisait claquer sa lourde paume sur la croupe du boulonnais et le cheval repartait, réjoui pour la journée.

Chacun défilait à la forge. Taillandier, rebouteux, guérisseur quand il le voulait, le père Martineau était le pivot et l'âme du village. Sa préférence allait aux lourds chevaux de trait ; ceux-là étaient agréables. Leur caractère placide, que les ignorants prennent pour de la mollesse, les tenait tranquilles et doux sous ses soins. Leurs yeux tendres, qu'ils gardaient attachés sur le forgeron, disaient bien que pour cet homme-là ils seraient restés debout jusqu'à la mort ! Á son contact, les bêtes les plus rétives se calmaient. De sa voix lente, il apaisait l'animal nerveux, effrayé par l'obscurité et le crépitement des braises. Sans brusquerie sa main caressante partait de l'encolure, suivait le dos, les reins et la croupe et descendait jusqu'au boulet qu'elle saisissait et relevait doucement. Á l'aide du trousse-pied passé sous le sabot qu'il tenait entre ses genoux, il examinait longtemps l'aspect de la surface plantaire. Jamais il ne songeait au danger d'une ruade mortelle venant d'un animal vicieux car son saint patron, tel un dieu-lare, veillait sur la forge. Lorsqu'il ôtait le fer usagé, il y notait le nom de son propriétaire dont il connaissait chaque caractéristique et défaut et ainsi, aux heures creuses, il préparait des fers neufs d'après les modèles anciens. Il ressemblait au cordonnier d'antan qui connaissait la pointure, la cambrure, les malfaçons et les souffrances d'un pied, rien qu'en examinant l'allure et la démarche d'un client.

Avec les jeunes chevaux il agissait en psychologue. Il les gardait toute une journée auprès de lui afin qu'ils s'habituent au bruit de la forge, au ronflement du soufflet, à la pénombre, à la fumée piquante et à sa voix haute qui parfois, dans un patois grinçant, chantait quelque complainte oubliée.

Á la fin de la journée,  les jeunes bêtes fatiguées et vaincues par la nouveauté, se laissaient chausser, tant la douceur de ses mains était rassurante. Un médecin maniant un nouveau-né n'aurait pas été plus précautionneux. Il regardait si le pied était sain, sans cailloux incrustés, de bon aplomb et sans blessure. Lui amenait-on une bête fourbue, qu'il l'abreuvait, la pansait et la mettait d'office quelques heures au repos dans son appentis. Son autorité naturelle faisait taire les rouspéteurs qui trouvait abusif son respect des animaux. Un peu plus tard, lorsque le propriétaire revenait, tout en grognant contre le temps perdu et l'intransigeant forgeron, il retrouvait une bête vigoureuse et reposée qui avait, en quittant la forge, un long regard nostalgique.

On avait souvent proposé un apprenti à Martineau. Mais du haut de ses deux mètres, lorsqu'il voyait arriver ces gamins frêles, apeurés par le bruit, incommodés par l'odeur, incapables de soulever un pied plus lourd qu'eux, par compassion il les gardait un jour ou deux ; il leur donnait des clous à ramasser, des fers à trier puis, las de les voir se cogner contre ses jambes, il es renvoyait chez eux avec un sac de châtaignes et quelques sous.

Á Noël, les paysans qui ne le payaient qu'une fois l'an venaient régler leurs dettes, l'un avec une dinde en prime, l'autre avec un pain de méteil. Certains d'entre eux, les veufs, restaient souper avec lui ce soir-là. L'atmosphère sombre de la forge était juste égayée par la lueur dansante du foyer et parfumée, une fois l'an et pour se ses hôtes, de l'odeur des volailles qui rôtissaient. Et ces rudes hommes pudiques étaient heureux de ces minutes complices qui les sortaient, un moment, de leur sauvage solitude. Quand, au cœur de la nuit sainte ils se séparaient, leur pas résonnait longtemps sur les chemins gelés.

Un jour, le Vaillant eut quinze ans. Martineau l'observait lorsqu'il s'arrêtait à la forge, et son cœur s'alarmait pour lui. Ses longues dents se déchaussaient, ses pieds arrières devenaient panards en même temps que son allure irrégulière. Son maître qui rénovait ses bâtiments lui faisait charrier tout le jour des tombereaux de gravats, tâche épuisante qui le laissait trébuchant et ruisselant. Chaque dimanche, lorsque la forge fermée se reposait des travaux de la semaine, Martineau s'en allait à travers champs jusqu'à la ferme où logeait son vieux camarade. De plus en plus souvent, il le trouvait haletant et couché sur le flanc, ce qui dénonçait son surmenage car le cheval robuste préfère dormir debout. Et tandis que le maître des lieux était ivre à la taverne, Martineau retroussait ses manches, étalait une litière propre sur le sol, étrillait l'animal et le bouchonnait énergiquement, ce qui n'empêchait pas le cheval de trembler d'un frisson continuel. Ensuite avec une embrocation de sa composition il massait les membres fatigués, dénouait la queue torsadée en un petit chignon, coutume qui gênait beaucoup le vieux cheval en l'empêchant de chasser les mouches qui le harcelaient. De longues heures il restait ainsi près de lui, fumant sa pipe en silence, ne le quittant qu'à regret le soir venu.

Alors, voyant l'état dégradé de l'ami, il se décida. On ne le voyait jamais à la taverne, lieu qu'il tenait pour méprisable et source de querelles. Ce jour-là, on le vit. Les voix se turent à son approche et tous les yeux le suivirent lorsqu'il s'approcha d'un petit homme malingre et déjeté. D'une voix adoucie et presque suppliante il demanda :

_ Vends-moi le Vaillant ! Il est si vieux et tu t'en désintéresses. Chez moi il finira ses jours en paix. Je le mènerai à la pâture le dimanche ; vends-moi le Vaillant et tu feras deux heureux !

Un silence tendu régnait car chacun écoutait mais l'avorton, avec un mauvais sourire, faisait « non, non » de la tête. Les paysans, irrités par tant de mauvaise volonté, plaidaient la cause du maréchal :

_ Mais vends-le lui donc ! disaient-ils tous.

Par un caprice d'ivrogne, une sorte de jalousie masculine, le petit homme refusait toujours.

Un matin, tirant le charroi à la place du Vaillant, s'arrêta à la forge un jeune cheval, noir et fringant. Pour se faire remarquer il tapait nerveusement du sabot, fier comme un client riche qui s'impose. Le maréchal s'avança lourdement tandis qu'une intuition terrible lui serrait le cœur :

_ Où est le Vaillant ? cria-t-il.

L'avorton, dissimulé derrière sa bête, haussa les épaules sans répondre.

Martineau s'empourpra de colère.

_ Tu l'as vendu ? demanda-t-il de sa voix forte qui s'enrouait.

L'autre, gêné, dansait d'un pied sur l'autre, ayant soudain hâte de s'en aller, ne songeant plus à faire ferrer son nouveau cheval.

_ À qui l'as-tu vendu ? reprit Martineau qui le tenait sous son regard. Pas au Parpaillot j'espère, c'est un brutal.

_ Non, dit l'homme.

Le maréchal respira.

_ Tant mieux. À Jean Lebon, peut-être ?

_ Non, non, avoua l'avorton d'une voix éteinte ; puis sachant bien l'horreur de ce qu'il allait dire, il se décida et pour en finir lança avec un couinement de peur : À... l'équarrisseur !

Un rugissement retentit dans la forge et traversa le village. Sur la face burinée du vieux maréchal toute couleur avait disparu et sa masse sembla vaciller un instant sur ses jambes. Ses yeux égarés regardèrent autour de lui et tombèrent sur son marteau resté sur l'enclume. Il s'en saisit et d'un bond fut sur l'homme épouvanté.

*

La mer roule toujours, là-bas, bleue et grise derrière l'horizon mais le vent ne s'engouffre plus dans la forge éteinte.

Aujourd'hui l'enseigne pleure et grince sans fin. Envahie de vipérine, la forge de Saint-Eloi, tombeau fermé dans le village, se refroidit lentement. Les paysans pressent le pas en passant devant l'endroit et vont au loin faire ferrer leurs animaux.

Seuls les chevaux fidèles tournent au passage leurs regards vers les volets clos et, d'un long hennissement tremblé, saluent leur ami absent.

  • J'allais vous dire que ce que vous aviez écrit était formidable, mais alors transmettez le message à votre mère. Sans prétention mais avec beaucoup d'élégance et de sensibilité, c'est une vraie histoire, racontée exactement comme il faut, avec les mots qu'il faut. Par moments ça m'a rappelé Jean Giono, dans le ton, la façon de décrire les personnages et les caractères. Et tout ceci en évitant le misérabilisme (il faut voir la naïveté et la sensiblerie des autres nouvelles proposées pour le concours Belfond...) Cette qualité d'écriture se perd, ou bien s'est déjà perdue. J'ai été très touché, je voulais vous le dire.

    · Il y a environ 11 ans ·
    0fe2b88220ec0a209582c2.l. v136285642 sl290  500

    halv

  • Félicitations à votre maman, c'est très beau !

    · Il y a environ 11 ans ·
    Flottins orig

    sophie-dulac

  • Ce texte n'est pas de moi mais de ma mère Janine Sabatier

    · Il y a environ 11 ans ·
    Vincent web 195

    Vincent Vigneron

Signaler ce texte