Game over

Gabriel Kayr

Comment l'Amérique fut conçue par ennui, et la part que le diable y prit.

Musique !

Vous avez lu l'histoire de Jesse James, comment il vécut, comment il est mort ! Ça vous a plu hein, vous en demandez encore ! Et bien écoutez l'histoire vraie de la naissance du Grand Canyon, et l'ascendance de la vibrante, vénéneuse, fascinante cité de Vegas, Nevada …

Alors voilà : le Bon Dieu s'ennuyait. Lors d'une pause en début de semaine Il avait inventé le bowling. Les quelques quilles encore debout formaient un endroit bizarre appelé Bryce Canyon. Puis Il avait testé le croquet, donnant naissance à la région des Arches. Pour l'heure Il jouait au 421, laissant à la surface de la lune, qui lui servait de piste, la trace des lancers. Mais Il ne pouvait éternellement défigurer Sa création sous prétexte de divertissement. Et donc Il s'ennuyait, d'autant plus ferme qu'il gagnait toujours. Il s'ennuyait incontinent, en vrai poète.

C'est alors que le diable lui proposa un pari.

« Trouve-moi, lui dit-il, et je jure de laisser tes créatures en paix. Mais si je gagne, j'en choisirai une qui sera à ma merci tant que durera ce monde que tu viens de créer. »

Le Bon Dieu réfléchit un peu, à peine, car on était dimanche, jour de l'Ennui majuscule.

« Tenu ! Je connais suffisamment mon œuvre pour prévoir toutes tes cachettes. Profite de ma sieste pour te dissimuler, mais cèle-toi bien, car je te trouverai. »

Le Malin s'en fut sur ces mots, sans manifester de satisfaction, sans demi-sourire, affichant au contraire une modestie qui, croyons-nous en toute humilité, aurait dû piquer la divine curiosité. Mais il est écrit qu'Il était ce jour-là la proie d'un démon nouveau. Il se cala contre un gros cumulus, et piqua un petit roupillon.

C'était il y a bien longtemps, peu après la création du ciel et de la terre, en un temps de verdeur et de sève. Aujourd'hui le Malin est toujours caché, bien qu'il sorte parfois pour tourner dans un film. Et Dieu ne s'ennuie plus. On dit que c'est parce qu'Il emploie toute sa volonté à réparer les conséquences d'un moment de folie qu'Il en a moins pour le reste, de sorte que certains événements – comme l'anéantissement des Amérindiens, le commerce triangulaire, le 11 septembre – ont pu advenir. Billevesées, puisque ces anomalies avaient Son nom pour étendard ...

Nous l'avons dit, au jeu, Dieu était imbattable. Mais par bonté divine, et aussi pour que cela dure un peu, Il fit semblant de chercher, modelant un paysage que n'avait encore foulé aucune créature, des grands lacs du nord aux bayous du sud, des prairies vertes et souples aux Collines Bleues, et jusqu'aux racines du monde : Old Faithful était jeune alors, les séquoias pas plus grands que du trèfle, les Rocheuses des dents de lait. Sous l'action de Dieu naissait un pays splendide. Et bien sûr il connaissait la cachette.

C'était un désert, plat, immense, poussiéreux. Curieuse idée direz-vous de se cacher dans un désert, mais souvenons-nous que le Malin cultive les paradoxes et n'a pas gagné son surnom en récitant des vers. Il ne se cache pas dans les dépôts de livres, mais dans les détails.

Quand il voulut cesser le jeu et révéler son adversaire, Dieu se tourna donc vers le désert d'Arizona. Il caressa un peu la région, et glissa la main sous la croûte terrestre, pour voir. Ce geste fit surgir l'immense plateau du Colorado, ce qui était déjà pas mal. Puis Il gratta, creusant et recreusant encore un point précis. Et Il soupira en découvrant les milliards de recoins qu'Il venait de créer. Des fractures encaissées, profondes, intimes, plus de mille grottes et autant de cachettes que le diable pourrait utiliser à loisir. Plus Il creusait, plus la terre était rouge, preuve que Satan avait poursuivi là une partie de ses activités. Mais le terrain était si vaste qu'Il arrivait toujours trop tard ! Le sol fumait, les pierres étaient cuites et brûlantes, et le diable Lui échappait.

Tout en continuant à fouiller, Dieu soufflait sur les roches pour les refroidir, et figeait ainsi un paysage de choc, tourmenté, dans lequel aucune ligne n'était droite. Il traversait des couches plus claires de calcaire tendre, comme du beurre, destinées à le tromper, mais toujours plus profondément Il tombait sur une roche grillée d'un rouge sanglant. Tout à son jeu, Il perdait de vue le dessin global du pays, et c'est ainsi que furent sculptés les ravines et les canyons que nous connaissons aujourd'hui. Chaque détour marque un endroit où la main de Dieu s'est abattue et a excavé la pierre, et les différentes épaisseurs sont le caparaçon du diable.

« Nom de nom de Moi, quel jeu idiot » se disait le Bon Dieu en voyant que c'était moins simple que prévu. Certes Il ne s'ennuyait plus, mais fulminait et ce qui n'était qu'un passe-temps devenait, par l'enjeu diabolique, une obsession manifeste.

En plusieurs occasions Il crut avoir repéré son adversaire. Un jour surtout, qu'Il passa à retourner d'énormes blocs de grès rouges ; Il les arracha entiers des profondeurs de la terre, les examina avec attention, puis les rejeta un par un, de plus en plus loin à mesure que croissait sa frustration. Les blocs atterrirent sans se briser dans un endroit appelé aujourd'hui Monument Valley, auquel les hommes attribuent une origine bien différente.

Et le diable restait introuvable.

Dieu eut alors une idée : « Au lieu de piocher indéfiniment jusqu'à créer des pics infranchissables et des creux sans fond, au risque de rendre le pays inhabitable, pourquoi ne pas rincer tout ça une bonne fois ? J'ai créé un ruisseau près d'ici. Je vais l'élargir et le détourner, et l'eau en pénétrant chaque repli du rocher forcera Méphisto hors du gîte ».

Sitôt dit, le Tout-Puissant traça un sillon au fond du plateau en sifflotant « Eternal Father » qu'Il enverrait, quelques millénaires plus tard, à un musicien nommé Whiting ; il laissa le ruisselet amasser sa force de l'autre côté de la montagne, réarrangeant certains affluents pour composer une rivière ample, grondante, impatiente. Puis au moment jugé propice (le moment choisi par Dieu coïncide souvent avec le moment propice, c'est un phénomène qui n'est pas assez étudié de nos jours), au moment propice donc, Il fit ébouler la paroi de roches qui retenait le cours d'eau prisonnier et celui-ci s'engouffra dans son nouveau lit, fouillant comme cent mille mains chaque envers de caillou, qui devinrent des galets, commençant là un long travail de polissage et de creusement dont aujourd'hui encore on peut visiter les traces, et de rivière devenant fleuve à mesure qu'il accélérait sa fuite vers l'océan et le Golfe de Californie.

C'est à ce moment, chose inouïe, que Dieu douta. Car tout en inondant les caves du Malin, l'eau en éteignait d'un coup les feux et créait d'immenses colonnes de vapeur qui s'élevaient dans un chuintement industriel. Plus elle dévastait les fournaises, plus l'horizon se bouchait de vapeurs infectes, et plus Dieu craignait d'avoir quelque peu outrepassé les limites d'un simple jeu. Un cri blessé confirma bientôt ses soupçons, et la voix du diable résonna alentour.

« Tricheur ! Tu as triché ! J'ai gagné car tu ne m'as pas trouvé, bien que tu aies tenté de te débarrasser de moi ! Maudits soient les tricheurs de ton engeance ! »

A ces mots, Dieu concentra toute la puissance de Sa volonté pour puiser en Lui un peu de mauvaise foi et contrer les arguments du Malin qui, pour une fois, sonnaient juste.

– C'est ce jeu, se grondait-Il. Je m'y suis vraiment oublié. Je dois me reprendre. Il s'adressa donc au diable : « Mais non, tu as perdu. Je sais que tu es là et je t'entends. Sors de ton trou et vas-t-en. »

– C'est tout ce que tu as trouvé ? répondit Méphisto, dont le ton composait cette fois une mélodie de triomphe, de fausse modestie et de ruse contenue. « Tu sais parfaitement que tu as outrepassé les limites. En noyant mes caves, tu as détruit mon foyer et tu me condamnes à l'errance. C'est trop pour un simple divertissement. Et tu ne sais pas où je suis. Tu ne peux qu'indiquer l'origine de ma voix, mais écoute comme les échos sont puissants dans ces canyons tout neufs ! »

Et le diable avait enflé son timbre, de sorte que son cri résonnait maintenant dans les crevasses et donnait l'illusion du nombre. Dieu ne s'adressait toujours qu'à un seul adversaire, mais cent bouches répondaient du ventre de la terre. Impossible de continuer prétendre à la victoire.

« Très bien, dit le Bon Dieu, comme tu voudras ; je ne serai pas mauvais joueur. J'admets ton avantage, mais seulement parce que j'ai craint de détruire ce monde. Autrement je t'aurais débusqué. »

– Ah tout de même ! On n'admet pas facilement les faits, chez les fondamentalistes.

– Ainsi soit-il, je te dis. Sois satisfait et donne tes conditions, répondit Dieu en s'asseyant lourdement au sommet du plateau qu'Il avait créé.

De là Il voyait, couleuvre immense, le tout jeune Colorado dévaler les sinuosités rouges du canyon. Ne pouvant s'empêcher d'admirer cette beauté obtenue au hasard d'une défaite, il en éprouvait moins de dépit. Cela Lui rappelait que Méphistophélès avait été jadis son ange le plus doué ; Il admit que Grand Canyon avait la beauté du diable, et reporta Son attention sur cet adversaire qui, sorti nul ne savait d'où, se tenait sur un à-pic, campé sur ses sabots, l'œil narquois et la queue sagement enroulée derrière lui.

« Voici mes conditions », dit celui-ci.

– Pour commencer, je vais m'occuper personnellement de ta dernière créature, la plus tardive et à mon sens la moins réussie, celle que tu gardes au chaud dans un jardin secret.

À ces mots Dieu fronça un peu le sourcil. Le Malin ne parut pas s'en inquiéter, et continua :

« Hé oui je suis au courant tu vois. Et puisque tu as créé ce serpent d'eau pour causer ma perte – et la pointe de sa queue en forme de flèche désignait le fleuve qui sinuait en contrebas – je vais leur envoyer un serpent de chair pour éprouver un peu leur force morale. On verra bien si le libre arbitre est une si belle invention. »

Dieu l'interrompit : « c'est tout j'espère ? »

– Non. Tu as triché. Cela mérite sanction.

– Fais vite. Ma patience a des limites.

En effet les vapeurs commençaient à se disperser sous l'effet du jeune vent que Dieu avait levé, et qui forcissait de moment en moment, menaçant de devenir, en prélude à l'après-midi, un foehn.

– Oui oui, tu es assez doué avec les éléments, mais tu ne m'impressionnes plus, reprit le Malin avec impertinence.

Cependant sa queue s'enroulait autour d'un gros rocher comme pour lui éviter d'être jeté bas. Non qu'il craignît pour sa vie, mais la négociation en cours requérait de la dignité, et le plus dur restait à venir. Raffermissant sa prise, il poursuivit :

– Tu as vu ce que devient ton œuvre quand j'y mets la patte. Désormais, je m'autorise à modifier tout ce que Ta Volonté créera. J'y introduirai mes petites variantes, comme ce rouge feu, là, qui est quand même plus joli que tes pastels. Ainsi ce monde sera une création collective, métamorphique et continue. Je cesserai quand tu siffleras la fin des temps réglementaires ; bien entendu tu restes le Grand Architecte.

Dieu trouvait maintenant que Méphisto exagérait, car Il avait le culte du leadership. Le concept de création collective Lui était une nouveauté. Il se demandait si le diable, tout en prêchant la liberté d'entreprendre, n'était pas un peu communiste. En outre, dès qu'il aurait mis la patte sur Ses créatures, des cohortes de rhéteurs, sophistes, fanatiques, avocats et politiciens allaient surgir, et on n'en finirait jamais. Pire même, on l'invoquerait, Lui, pour justifier les oppressions, sans penser que l'autre en était l'inspirateur.

– Tu as fini ?

– Presque. Il reste la question du dédommagement.

– Pour le préjudice moral ? Tu te fiches de moi !

– Non, pour la destruction de l'habitation principale. Je suis à la rue, sans foyer, je te rappelle. Même si tu m'as chassé, je n'en reste pas moins une de tes créatures. Il me faut un endroit où vivre.

– C'est bon. Choisis-toi un autre repaire. Mais fais-toi discret, et mesure bien les conséquences de tes interventions. Il se pourrait, sinon, que je te retrouve. Il n'y a pas deux endroits comme celui-là sur terre où tu puisses te cacher. Et n'approche pas de Zion.

À cela, le diable acquiesça.

Ils ne se serrèrent pas la main. Entre eux, le jeu avait tourné à l'affrontement. Ils se savaient, dans ce pays, comme l'Est et l'Ouest, le blanc et le noir, le riche et le pauvre, irréconciliables. Ils s'observèrent un moment, face à face dans le silence, instaurant la tradition du duel final au soleil, puis le diable tourna les sabots et plongea vers l'abîme.

Durant sa chute, il préparait ses plans. D'abord, il allait amplifier les résonances naturelles du plateau et doter rochers, plantes et rivières d'une vibration propre, enharmonique avec le paysage. Ainsi, lorsque les premiers occupants découvriraient les lieux, ils en seraient tant charmés qu'ils leur attribueraient des vertus surnaturelles et les prendraient pour des dieux. Et il riait en planant, de l'ironie qu'il savourait à transformer ainsi les premiers hôtes du pays en autant de païens aveugles à leur créateur. Un sale coup pour leur avenir !

Puis lui vint une pensée sagace. Il ne s'attendait pas à voir le Tout-Puissant Se passionner ainsi. En fait, il s'était préparé à perdre, et voilà qu'il avait gagné parce que le Bon Dieu avait perdu le sens de la mesure. Le divin orpaillage n'avait donné qu'une seule pépite, mais colossale : le pouvoir du jeu. Et si Dieu Lui-même avait pu en être affecté, quels effets produirait-il sur ses créatures ? Il lui tardait de mettre homo ludens à l'épreuve et déjà, en disparaissant dans les ombres du canyon, il concevait d'autres jeux et bâtissait en songe un endroit où les amener tous, un endroit où les gouverner tous, un anneau de lumière au milieu du néant, lieu unique de toutes les tentations qu'aucun homme ne pourrait défier. « Le désert » se dit-il enfin. « Quelques sources, des plaines fertiles et le désert, pour qu'il n'y ait rien autour. Pas de fuite possible. Et le désert ne m'a pas trop mal réussi jusqu'ici. » Et il disparut vers le nord-ouest, dans la direction de l'actuel Nevada.

Le Bon Dieu, quant à Lui, terminait de nettoyer le sommet de la montagne en songeant qu'Il avait si mal joué cette partie qu'Il n'aurait plus jamais l'occasion de s'ennuyer, tant l'autre allait causer de dégâts. Ce pays, né d'un pari perdu, pourrait-il résister à l'esprit de revanche ? N'aurait-il pas toujours besoin de se prouver sa force, et pour cela de désigner – ou s'inventer – un ennemi ? « Espérons qu'ils n'iront pas jusqu'à se battre entre eux », se disait-Il.

Il regarda une dernière fois vers l'abîme, dans la lenteur du couchant, et admira un rayon orangé qui miroitait à la surface du Colorado maintenant dans l'ombre. Le rayon éclata en milliers de fragments scintillants, produisant sur la roche un pont lumineux puisé dans une gamme d'ocres, de mauves et d'orange. Voyant que cela était bon, Il s'effaça sans regrets, laissant le Grand Canyon et l'Amérique entière s'endormir sous les étoiles, comme une princesse de conte, en attendant les premiers Américains.

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