Virée en solitaire

rockyou

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage...

Je ne me souviens pas d'un seul jour où je n'ai pas connu les Etats-Unis. Cela a dû exister, mais je ne m'en rappelle pas. Tout a commencé lorsque j'avais dix ans. Mes parents nous ont emmenés en vacances, mon frère et moi, dans ce pays qui les attirait tant depuis les films de leur enfance. Qui pouvait résister à John Wayne et Grace Kelly ?

Trois semaines, de New York à Miami en passant par Philadelphie et Washington D.C. Trois semaines renouvelées chaque année, pendant dix ans. L'Amérique toujours mais toujours différente : Californie, Nouveau Mexique, Arizona, Nevada, Texas, Louisiane… Pourquoi partir ailleurs quand tout un continent s'offre à vous en un seul vol ?

Pourtant, ce n'est pas au cours de tous ces étés que j'ai vraiment appris à connaître ce pays. Il a fallu que j'y aille seule, devenue adulte, pour le comprendre et le sentir dans tout ce qu'il a d'unique et de banal aussi parfois.

Quand j'ai pris l'avion ce 3 juin 2010 pour d'énièmes vacances dans le Sud des Etats-Unis, j'envisageais surtout de m'adonner au farniente et à quelques visites alibis pour récupérer de mon CDD non renouvelé après deux ans dans la même entreprise. Je me tournais vers ce que je connaissais pour ne pas me poser trop de questions sur ce que signifiait s'être engagée corps et âme dans cette boîte qui, après m'avoir vidée de toute énergie, me recrachait comme un aliment impropre à la consommation. Les Etats-Unis me tendaient les bras, comme un vieil oreiller réconfortant sur lequel on aime à se reposer.

Après quelques jours à Fort Lauderdale, en Floride, passés exclusivement à essayer de dorer un peu sans brûler totalement –une gageure du côté de Miami- et à me nourrir uniquement de Mac and cheese déjà préparé –rarement j'ai mangé quelque chose d'aussi mauvais, j'étais poussée à fuir mon hôtel après la découverte d'une bonne vingtaine de cafards derrière ma tête de lit.

Recroquevillée sur le fauteuil de ma chambre en position fœtale, je passais l'une des plus mauvaises nuits de ma vie, persuadée de revivre Fort Alamo et de connaître bientôt le même sort que Davy Crockett. En moins héroïque.  

Alors que le soleil se levait, je réalisais que les cafards m'avaient finalement laissé la vie sauve. J'en profitais pour me tirer de là le plus vite possible. Direction : Savannah, en Georgie. La ville m'avait laissé un joli souvenir, mais je ne savais plus exactement pourquoi.

Savannah donc. Ses grandes demeures coloniales, ses rues arborées, sa chaleur humide et accablante et ses violentes averses tropicales. Le temps s'est arrêté à Savannah. Vous pouvez y venir à n'importe quelle période de l'année, vous aurez invariablement l'impression de vous trouvez aux Caraïbes... et parfois aussi à Harlem un dimanche matin. Quand l'heure de la messe a sonné dans les églises baptistes du coin et que les paroissiens d'une élégance raffinée et pourtant tape-à-l'oeil se mettent en chemin. De véritables stars de cinéma défilant sur un tapis rouge. Lentement, pour que les badauds aient le temps de les admirer. La tête chapeautée haute et digne, fière de répondre à l'appel du Seigneur.

Il faut avoir vu ces cortèges éphémères du dimanche matin et avoir eu la curiosité de pénétrer dans une de ces églises pour comprendre la nature profonde des Etats-Unis. Ce mélange de foi inaliénable et de show permanent, d'organisation prosaïque et d'idéalisme acharné.

Le dimanche matin à Savannah, quand la messe avait commencé, les rues désertées résonnaient des chants gospel et des battements de mains qui montaient des églises. Il suffisait alors de s'asseoir sur un banc de Forsyth Park en bordure de Whitaker Street, au milieu des écureuils, pour se persuader totalement qu'on pourrait vivre dans cette quiétude pour le restant de ses jours.

Si vous aviez la chance de vous trouver dans une des bonnes cantines de la ville lorsque les appelés du Seigneur venaient se restaurer après avoir nourri leur âme pendant toute la matinée, vous assistiez à un spectacle plus étonnant encore. Toujours endimanchés, les ouailles dévoraient ribs, poulet frit, épis de maïs, poisson-chat et purée d'igname caramélisée, trésors de la cuisine sudiste, en parlant haut et en riant fort. De grandes tablées au verbe décontracté, dont le repas pouvait se prolonger jusqu'à 16h sans qu'aucun silence ne vienne interrompre la conversation.

Et pour peu que vous soyez assise à côté d'une de ces familles, il fallait vous attendre à ce qu'on vous invite à participer à la conversation quand on avait décelé un curieux accent dès vos premiers mots au serveur. «La France ? Pas possible, mais qu'est-ce que vous faites ici ? Il n'y a rien à voir, il faut aller en Floride, voir Disneyland.» Je devenais soudain exotique. Une petite Française perdue en Georgie. A qui on conseillait quoi prendre sur la carte, quoi voir en ville, où aller boire un verre ou regarder un match de baseball.

C'était là que Maude, 89 ans le mois dernier, entrée un peu plus tôt dans la salle du restaurant Olde Pink House avec son chapeau noir à voilette et sa veste dentelée à épaulettes, avait décidé de me raconter son voyage à Paris à l'été 1946. Elle suivait alors son premier mari, Homer, trompettiste dans un orchestre de jazz parti en tournée dans toute l'Europe. «Le Pont des Aw», la «Seyne», le «vin show» l'hiver dans les cafés, et les tenues des Parisiennes. Maude et ses yeux verts clairs, qui tranchaient si joliment avec sa peau noire, me confiait comment c'était de découvrir Paris après-guerre quand on était noire et qu'on n'avait connu jusque là que la Georgie.

 Une histoire pas si éloignée finalement, de la version de ma mère, qui me contait petite comment elle était arrivée d'Algérie à l'âge de 7 ans, dans l'Aude, mes grands-parents ayant finalement choisi la valise au cercueil.

Savannah. Et ses ambiances de bars détendues, à mi-chemin entre un après-midi en famille et une soirée entre amis. Le Millies' Band, avec sa façade en bois vieilli, son balcon en fer forgé et ses accents de jazz New Orleans, ou le Six Pence club aux grandes fenêtres quadrillées et aux murs en briques. Savannah et ses nuits d'été un peu plus animées.

Quand la chaleur de la journée s'en était un peu allée, que je respirais un peu mieux –principalement des effluves d'alcool- et que les clients de bars éméchés n'hésitaient plus à se confier. Jack, 41 ans, entrepreneur divorcé passionné de plongée au Mexique, Charlie, 55 ans et ses mocassins blancs et noirs à la Al Capone, Stephanee, 22 ans, et sa bande d'amis étudiants en droit fanatiques de rock indé, qui m'emmenaient avec eux de bar en bar en me présentant à tout le monde comme «leur bonne amie française». J'étais en fin de compte invitée tous les soirs à chacune de leur sortie.

La journée, j'allais me balader dans les rues, voir les musées, me promener sur les quais, regarder les bateaux passer, ou bien dans le cimetière Bonaventure. Un endroit hors du temps peuplé de statues blanches et recouvert d'une végétation que Davis, le gardien, semblait avoir toutes les difficultés à dompter. Originaire de Chicago, il avait décidé de s'installer là après avoir essayé plein d'autres villes. «Savannah, c'est pas plus mal qu'ailleurs», m'avait-il simplement expliqué. J'en avais convenu. Davis me saluait d'un hochement de tête quand il me croisait. Un signe de reconnaissance réservé aux initiés.

J'ai passé des heures penchée sur les tombes de gens inconnus aux noms exotiques, sous la barbe espagnole qui descendait des Eucalyptus, sans jamais passer deux fois au même endroit. Si la légende dit que le cimetière Bonaventure est hanté, c'est surtout je crois, par les rêveries qui m'ont traversée lorsque j'y ai flâné cet été là.   

J'étais logée à l'hôtel à Savannah, dans le quartier historique que je trouvais si charmant, mais j'avais l'impression d'être dans une pension de famille. Le vieux Sam qui tenait l'établissement, formait avec sa femme Mattie un couple à peu près aussi assorti que Laurel et Hardy. Sam étant Laurel et Mattie faisant office de Hardy… Tous les deux parlaient avec l'accent traînant de Lousiane, un Etat voisin.

Joviale serait un mot trop faible pour désigner l'ambiance que le couple mettait un point d'honneur à faire régner dans la maison. Sudiste serait plus appropriée. Je les soupçonnais d'avoir au moins 70 ans mais ils semblaient animés du même démon que les adolescents. Alors que j'avais eu le malheur un matin d'appeler Mattie «Madam», en anglais, ils étaient partis tous les deux dans un fou rire que je ne m'expliquais pas. Mattie finit par m'indiquer qu'il fallait absolument dire «Ma'am», et pas «Madam» qui désigne une mère maquerelle. Mais je dois avouer que leur rire m'avait contaminée avant d'avoir obtenu le fin mot de l'histoire.

J'avais remarqué que Sam boitillait de la jambe gauche, mais je n'avais pas cherché à savoir pourquoi. Une jambe raide peut s'expliquer de 1000 façons. J'imaginais qu'il avait eu un accident en cultivant le coton, puisque c'était l'activité qui avait occupé une grande partie de sa vie.

Un soir que je rentrais tard, je le trouvais assis dans un des fauteuils qu'il avait installé sur la véranda, à l'entrée. Je le sentais d'humeur un peu rêveuse. Je lui demandais s'il n'était pas fatigué de veiller tard en se levant si tôt le matin. Il me répondit qu'il dormait très peu, depuis très longtemps. Au fil de la conversation, je lui parlais de la France, de Paris, qui était très différent d'ici. Il finit par me dire qu'il avait été une fois en France, quand il était jeune. Je m'étonnais qu'il ne me l'ait pas dit plus tôt, lui si volubile. Je l'interrogeais : quand, où, pourquoi ?

Un seul mot, et j'avais immédiatement eu honte de ma curiosité. La Normandie. C'est tout ce qu'il avait dit. Je n'en avais pas demandé davantage. J'avais fini par monter me coucher. Sam était resté là, sur la véranda. Il avait eu l'air de comprendre ce que j'essayais de lui dire silencieusement quand je lui avais pressé l'épaule en me levant de ma chaise.

J'ai fini par quitter Savannah, puisqu'il faut toujours s'en aller. Le retour en France s'est fait plus facilement que ce que j'avais imaginé. J'ai passé les deux premières semaines à parler à certains de mes nouveaux amis américains sur Internet. J'avais gardé leur heure, je vivais toujours à leur rythme. Et puis, ils ont fini par espacer leurs messages pour finalement ne plus en envoyer. Contrairement à ce que disent les légendes du Sud, Savannah n'aime pas les fantômes.

Je suis retournée souvent aux Etats-Unis depuis. Principalement à New York, que j'aime tant et que je commence à sérieusement connaître depuis le temps. J'ai longtemps pensé que si je ne suis pas revenue à Savannah, c'est probablement que j'ai peur de ne pas retrouver ce que j'y ai aimé. C'est faux. Il y a cela de bien avec les Etats-Unis que Savannah peut se retrouver à New York comme New York au fin fond de l'Arizona. Une magie dont le secret bien gardé réside en chaque Américain.

Signaler ce texte