Prettyboy Reservoir

koss-ultane

Je ne dis pas que j'étais dans la botte de radis des favoris mais j'avais ma petite chance cette année. Pas d'archi fav'. Pas de monstres sacrés comme en 51 ou 52, pas de métèques à la con pour débouler de nulle part jusque sur le sommet du podium, comme l'an dernier, et me souffler le filet garni sous le nez. J'avais cette petite chance que j'allais polir de mes blanches mains, au calme, à la verdure, débranché de tout et de chacun, et réussir un de mes fameux "en plein dans le mil, Emile ! T'as encore eu de la chance, Clarence !". Tout le monde aurait été obligé-contraint-forcé d'admettre que je n'étais pas uniquement un marmot artistico-rigolo enfermé dans un corps de grand. C'est que je venais quand même de fêter l'achèvement de mon premier demi-siècle terrestre. Pour un enfant de six ans depuis toujours, cela faisait quand même une certaine constance dans l'opiniâtreté à ne pas vouloir lâcher le truc. Je savais depuis le début que le succès rencontré jeune me desservirait encore lorsque j'entrerai en compèt' avec des illustrateurs maudits qui me tailleront certainement des croupières une fois l'éternité déclarée. Mais cette année, c'était la parfaite conjonction des "pas-nets", pas de Norman Rockwell, "la grande chouineuse", quintuple lauréat, pas d'Edward Hopper, "sœur sourire qui se marre seulement quand y s'brûle", triple vainqueur, pas de Raymond Loewy, "j'en fiche plus une mais j'appose mon nom sur tout", six trophées en guise de porte-clés, rien de tout cela, seulement "bibi" et ses gouaches pour reléguer les autres au rang de gang de taches. J'avais réservé, par mil et un stratagèmes, ces trois semaines exprès pour bosser sur mon illustration de concours.

L'avant-veille, j'étais chiffonné.

La veille, j'étais mal fichu.

L'instant "T", j'étais hospitalisé. En lousdé. Esseulé puisque tout le monde m'aurait dit "ce n'est pas grave, tu es en vacances, tu vas pouvoir te soigner" et moi de ne pouvoir leur répondre que le starting-block n'était pas censé me coller aux pompes sur ce qui devait être un rush créatif, un sprint de furieux, un déboulé d'un oublié du palmarès.

Parce que le Waldseemüller award, ou le "Wald", pour un illustrateur, un designer, un graphiste ou un dessinateur,  c'était comme de se faire visser la statue aux quatre coins de l'empire state building. Vous aviez la preuve tangible d'être entré dans l'inconscient collectif à force dessins et designs voire dans la conscience collective pour les plus réputés. Et moi qui avais connu un succès indécent depuis mes tout débuts à l'âge où les autres tâtonnaient encore, j'avais raflés tous les prix, gagné tous les concours, encaissé tous les chèques et caressé toutes les bourses sans jamais remporté ce satané graal, ce foutu prix des prix, cette quintessence d'absolu. Sept fois deuxième. Sept pilules amères et moi j'aime le sucre.

Le jour "J", au lieu de partir plein Maine donc, mon rectum était devenu l'annexe de la salle de jeu des apprentis praticiens d'une clinique new yorkaise. Le diagnostique était tombé comme un pétard dans un mil feuilles : allergie médicamenteuse. Un comble, pour une fois que je me soignais. L'allergie anticipée lorsque je serai planté au milieu des arbres du nord-est était en fait recroquevillée dans les comprimés avalés la semaine précédente pour la prévenir et la combattre. Moi qui ne voulais pas me moucher, je m'étais crashé. Cela n'aurait pu être qu'une éruption cutanée, comme mon voisin de couloir, ou se concentrer sur l'épaule gauche, ou le genou droit dont j'aurais volontiers fait don avec son triptyque maudit, fémur-rotule-tibia, afin qu'on en fît un strapontin à vielles dames mais non, il avait fallu que cela transformât mes doigts en saucisses à hot-dog, informes, rouges et ne permettant qu'un angle de quinze degrés avant rupture du derme et écoulement purulent. Bon appétit à tout le monde. En plus, cela fourmillait terriblement. Je n'avais même plus la dextérité qui était mienne à mes débuts de peintre à l'âge de 6 ans. Je décidais donc de dessiner comme un morveux de 4. Encore fallait-il trouver un sujet qui s'y prêtât ? Cloué dans une chambre avec vue sur rien, puisque nous n'avions pas même de vis-à-vis, une hérésie, et un luxe, à New York city, je sédimentais dans mon lit à force de ne rien foutre, faisant seulement du bruit avec ma bouche lorsqu'en compagnie et avec tout le reste une fois seul ! La friche sur laquelle mon regard se perdait depuis ma fenêtre du dix-huitième étage, terrain vague persillé d'éruption d'herbes folles et d'enfants jouasses, ne m'inspirait guerre. Après leur baseball du lundi, leur bagarre du mardi, leur football du mercredi, leur guerre du jeudi, à nouveau leur baseball du vendredi, le week-end avait été plus créatif. Le samedi avait donné lieu à une reconstitution assez fidèle de fort Alamo je suppose, à la manière dont les plus grands avaient parqué, puis massacré, les plus petits jusqu'au dernier dans un réduit à base de pneus après leur avoir copieusement tourné autour et caillassé le radial. Leur dimanche avait été encore plus ambitieux car élaboré : la Panaméricaine avait été retracée, coincée entre deux tranches de baseball. Les quinze garnements, répartis en 5 groupes de 3, construisaient des véhicules improbables avec les pièces détachables des dépôts sauvages versés dans les angles de la jachère urbaine. Avant dispersion vespérale, les équipages avaient garé leurs véhicules en épi les uns à côté des autres. A l'endroit presque plat du terrain de jeu éphémère et dépotoir à ciel ouvert, le quintet d'assemblages roulant s'alignait comme à la parade. C'était le 4 juillet de la caisse à savon.

C'était cela l'idée de génie.

Trois Jeeps sales ventilées au quatre coins de la caserne, même sous bâches, et vous vous faisiez engueuler et punir par le premier crétin venu. Aligniez-les au pied du drapeau de la place d'arme et le même esprit court vous saluera les larmes aux yeux.

Mais je tenais encore mon idée infiniment plus facilement que mon crayon. Coincé entre mes deux poignets, il traçait mes premières lignes la planche à dessin calée entre les rabats métalliques de mon lit, demandé par mes soins au grand étonnement du personnel. Je jouais d'une règle plate, à peine plus longue que la planche, et la maintenais en place avec l'intérieur d'un pied d'un côté et le gras de la cuisse de l'autre. Une jambe pendante à droite et le pied passé au-delà du rail de sécurité à gauche, on aurait pu croire que je prenais mon élan pour mettre mon lit sur tranche d'un surpuissant coup de rein ou bien n'étais-je qu'un grand frustré du poney-club. La langue savamment tirée, comme le garçonnet que je ne cesserais jamais d'être, je quadrillais le virginal avec une application inégalée depuis le projet "Manhattan". Une fois l'encre jetée sur le ciel et la rue, je souriais en apercevant le reflet de ma dégaine dans la vitre. Je ne levais plus le nez de ma planche, compte à rebours du concours oblige, que pour mes ablutions, défécations, et récréations. Enfin ma récréation. En effet, j'avais pour seule distraction la visite de Trent T. Field, mon voisin de chambre. Un jeune gosse de vingt ans revenu de la guerre de Corée avec une démangeaison entêtée entre les doigts de pieds et sur le pif. Il me racontait ses bêtises, ses plongeons, ses gadins, ses siestes en grenier, ses home runs, ses couronnes de mercurochrome et ses zéros pointés du doigt par une instit' à duvet brun. Il me faisait bien rire avec son envie de médaille, son acceptation d'une jolie cicatrice à montrer aux filles et sa honte mâtinée de dérision d'en être revenu avec une chtouille épidermique. On rigolait bien de nos états respectifs. Lui, le Maryland, moi, l'Ohio. Il était natif de Monkton, que je prononçais "Monktown" évidemment, et avait passé tout son temps de galopin autour du barrage de Prettyboy Reservoir. Cela ne pouvait s'inventer. Nous avions les démangeaisons et l'infirmière principale pour ennemis communs. A chaque fois que nous nous entr'apercevions nous faisions mine de céder à la tentation urticante dans les endroits les plus improbables de nos anatomies ce qui nous valait quelques remontrances polies et œillades réprobatrices de la part du personnel féminin prenant cela pour des appels à la luxure déguisés. Je travaillais de plus en plus et nous nous voyions de moins en moins avec mon jeune camarade d'infortune. Il ne tenait pas en place dans sa chambre et trainait souvent dans le couloir, alors, à chaque fois que l'on entrebâillait ma porte, je jetais un cil à la volée par réflex solidaire.

Allongé dans la ville verticale, il me faudra des années pour me redresser. L'horreur couche même les gens persuadés de s'en être relevés. Le jour même et le suivant, il y eut comme un mur blanc dans mon esprit, une toile tendue, écran envers et contre tout, le troisième jour, j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps en cachette, le quatrième et les suivants une envie de vomir décroissante m'a tenue dans sa pince à n'en plus pouvoir déglutir.

Je réalisais, épuisé par l'effort créatif, l'extrême concentration et l'allongement du temps nécessaire aux coups de crayons dû à mon handicap, plus les effets secondaires des médicaments contre l'allergie médicamenteuse,… je réalisais que j'avais dessiné en état de choc. Toutes mes voitures faisaient la même taille, ce qui donnait de l'harmonie à l'ensemble et confinait une touche d'irréalité à l'œuvre. Je venais d'admettre, trois jours après l'avoir salué depuis mon "lit planche à dessin", que le sourire inaltérable de Trent T. Field était assailli de changements. Je m'étais focalisé sur ses béquilles nouvelles pour mieux occulter le reste.

Mais on ne cache ni longtemps ni grand-chose derrière une paires de béquilles, ces étais rutilants que l'on croise par paire dans les couloirs, échassiers malhabiles cernés de crabes encombrants en chaises roulantes.

Lavée de l'oblitération du déni, je revoyais soudain l'image, comme on fixait un modèle en cours de dessin. Son sourire était inaltéré mais sa jambe n'avait plus de pied et son visage de nez et il avait trouvé la force de me saluer au détour d'une porte qui s'entrouvrait. Moi qui avais pour tout souci deux enclumes à la place de doigts agiles, je restais prostré devant mon dessin achevé, luttant pour ne pas vomir dessus. L'infirmière nous savait complices et comprit que je l'avais aperçu. J'essayais de faire passer ma peine pour de la préoccupation mais mon abattement était patent et indissoluble. Elle me brisa le cœur en pensant me sauver.

_ Rassurez-vous, me glissa-t-elle en reprenant mon plateau repas intact, nous lui avons interdit de sortir de sa chambre désormais.

_ Comme c'est gentil à vous, assénais-je.

Je n'avais pas bougé, pas tourné les yeux vers elle et ma voix n'avait jamais été aussi grave et froide. Une voix d'église. De deuil profond.

Mieux j'allais, plus le dessin se peaufinait et embellissait au-delà de mes espérances plus on le raccourcissait dans la chambre d'à côté. Je n'ai jamais trouvé le début d'un courage ni même une bravade alcoolisée afin de franchir ces quelques mètres jusqu'à son lit, ni même jusqu'à sa porte.

Je n'ai récupéré mes mains que pour signer le document de sortie de clinique et le chèque qui allait avec. J'ai fui. Deux jours avant, j'ai remarqué que l'on n'allumait plus la lumière en pénétrant dans sa chambre.

Mon dessin est merveilleux et j'ai envie de vomir en permanence. Je n'ai remercié personne, me suis renfermé avec le souvenir de Trent, n'ai certainement pas salué mon infirmière et suis parti pour ne plus jamais revenir dans ce quartier du mauvais souvenir. Seule une vieille femme atone, assise sur une des banquettes de l'entrée de la clinique, tenait sur ses genoux un sac qui ne lui allait pas. Il n'avait plus que cette grand-mère. Un papa volage et une maman qui avait eu la mauvaise idée d'avoir une poitrine cancéreuse étaient les absents de l'appel aux morts. Aucun de mes proches ne sut jamais où j'avais passé cette période. J'enchainais sur un voyage alibi à l'étranger. Je ne revins que pour explorer à pied les alentours de Prettyboy Reservoir et arpenter de long en large les rues de Monkton. J'ai rencontré d'autres jeunes qui l'avaient connu et étaient tout aussi dévastés que moi. Cela m'a fait un bien fou. Ce météorite de tristesse infinie n'était pas tombé que sur ma caboche finalement.

On m'attend.

Mon dessin est enfantin alors j'ai voulu un titre simple avec la marque du millésime de la dernière année de santé intacte de Trent : "1953 Parking Lot".

On m'espère.

Nous partageons anecdotes à foison et rares photos devant sa tombe, les jeunes assis parterre et moi sur mon pliant de pêcheur du dimanche. Je ne puis dire sans mentir que je pleurais un ami, juste une jolie relation de voisinage. Mais quand vous allez mal ce qui vous fait du bien est multiplié au centuple et s'imprime en vous à jamais. Il n'avait fait que passer, son sourire là où j'avais le cœur : en bandoulière.

Injoignable, la cérémonie new-yorkaise n'eut pas lieu ou plutôt a minima. On remit à mon épouse le trophée et le papier attestant que ce n'était pas un bibelot de mauvais goût sans raison.

"J'ai vu la jeunesse partir en lambeaux telle une mitraillade au ralenti avec gros plan sur le mourant les yeux exorbités de terreur de voir son enveloppe charnelle décachetée par autre chose qu'un délicat coupe papier". Réponse d'Hemingway à un journaliste qui lui demandait : "Pourquoi vous suicideriez-vous ? " Phrase étonnamment longue et altruiste pour un télégraphiste égocentré comme lui. Tous les alcooliques ont des phrases définitives semble-t-il.

Mon retour de Monkton fut sombre et mutique. Lorsque ma femme ouvrit la porte après de longues semaines sans nouvelles, autres que quelques cartes postales plus bidonnées que bidonnantes, elle me sourit doucement et ne m'asséna qu'un "tu as gagné ça en ton absence" en me désignant un paquet façon pâtes de fruit de la mairie sur le petit meuble de l'entrée. J'opinais et m'incrustais en ses bras pour de longues secondes ou mon corps de plomb reposait sur son nuage parfumé.

Tout l'aréopage du jury du "Wald" me coinça un jour de cérémonie dont je n'étais pas même le satellite lointain et me demanda des comptes à propos de mon absence au jour de gloire. Cela me fit repenser à Trent T. Field de Monkton, Maryland, et son sourire insolent devant l'horreur d'une mort à la fois effroyable et imminente. "Je célébrais un vétéran de la guerre de Corée tombé en morceau pour son pays." L'immédiate tristesse affleurant mon visage à l'évocation de cette excuse des années après les faits éradiqua tout complément d'enquête.

Aujourd'hui on me remet la plus grande des récompenses mais j'ai mieux à faire.

Je m'appelle Clarence Holbrook Carter et je suis un géni graphique et un être humain en constante amélioration.

Signaler ce texte