Gayamama
Alain Cofino Gomez
I - Maman
Sa mère venait de l'appeler pour la troisième fois. Une part d'elle l'avait très bien entendue et s'apprêtait à lui répondre, tandis que sa seconde moitié était absorbée par son écran souple.
- Emma-Beth ! Entendit-on pour la quatrième fois. Il était temps pour elle de réunir ses deux moitiés d'esprit avant que la situation ne devienne impossible. La mère d'Emma-Beth était une personne aimable, mais qui, si on n'obéissait pas rapidement, pouvait se transformer en une chose bruyante et gesticulante qu'il était dès lors extrêmement difficile de calmer. Emma-Beth, sa fille unique, le savait fort bien et connaissait les limites qu'il ne fallait pas franchir pour que la petite famille ne vive pas trop de tempêtes inutiles.
Lorsqu'elle arriva en bas de l'escalier, elle put vérifier qu'une fois encore elle avait réussi à limiter la casse. Sa mère avait les bras croisés, signe d'impatience évident, mais un petit coin de lèvre se levait imperceptiblement, signe que déjà tout était entré dans l'ordre.
La table était mise et dans les assiettes trônait une part fumante de lasagnes maison.
- Maman ! Tes lasagnes ! Dans le petit univers gastronomique d'Emma-Beth, les lasagnes maison tenaient la première place, venaient ensuite les tacos maison et enfin le burger maison. Que du « maison », fait main par sa mère la reine des fourneaux à induction nucléaire réduite.
La mère et la fille, plus blondes que rousses, s'assirent et le repas commença. L'on souffla sur les morceaux de pâtes farcies de viande hachée, de sauce tomate et de béchamel arrachés à la fourchette. On dévora en se brûlant la langue et l'on rit de sa bêtise, la bouche ronde et creuse de tant de chaleur avalée. La mère et la fille ne pouvaient cacher leur joyeuse gourmandise.
Soudain, le signal avertissant que quelqu'un se présente à l'entrée de la maison retentit. Très vite un hologramme se forma dans la salle à manger. Il s'agissait d'un homme d'une quarantaine d'années, habillé d'un long imperméable, et qui portait un chapeau mis d'une façon qui empêchait de voir le visage. L'ombre en trois dimensions rayonnait d'un vert aux multiples nuances et donnait à la salle à manger des airs de grandes étendues de gazon.
-Ho mon Dieu ! s'écria la mère.
-Qui est-ce ?
-C'est ton père !
Emma-Beth se leva d'un bond et comme ses jambes étaient retenues par les couvertures bien serrées, elle tomba de son lit.
Encore ce rêve idiot, ce rêve frustrant qui l'obligeait à revivre des souvenirs déformés d'instants qui étaient perdus à jamais. Ce rêve qui revenait sans cesse, la poursuivant toujours, ce cauchemar, oui, qui finissait avec l'arrivée grotesque d'un père qu'elle n'avait jamais connu. C'était donc un moment douloureux à plus d'un titre. Elle savait qu'elle ne reverrait peut-être jamais sa mère, quant à son père elle n'y pensait même pas. Elle se releva de sa chute et essuya quelques larmes qui avaient échappé à ses yeux. Au même instant, les murs s'allumèrent donnant à la pièce les allures d'une chambre, sa chambre. Cela avait le don de rendre Emma-Beth de très mauvaise humeur. Elle détestait l'idée qu'on la prenne pour une idiote et le fait d'avoir recréé à l'aide de murs-écrans l'aspect de sa propre chambre relevait de l'insulte à ses yeux. Tout était image ressemblant à une réalité lointaine, mais rien d'authentique dans cette triste illusion plate et lumineuse. La journée s'annonçait maussade pour la jeune fille dont la chevelure blond-roux demandait un sérieux coup de brosse. Elle s'avança vers un mur et fit un geste rapide. Le mur qui renvoyait une image de fenêtre ouverte sur la campagne se changea et devint miroir et lavabo. La jeune fille se regarda dans le reflet qui n'en était pas un et cela aussi la rendait de méchante humeur. Le miroir ne renvoyait pas exactement son image, mais proposait une reproduction synthétisée d'elle. Une image plus dessinée, plus colorée, une version digitalisée d'Emma-Beth, jeune fille de quinze ans, à la chevelure longue et ambrée et aux yeux verts et pétillants. La brosse finit par apparaître et elle se coiffa comme tous les matins depuis… elle ne savait plus depuis quand elle était enfermée ici, dans cette pièce robotisée qui maintenait l'illusion d'un dérisoire « chez elle ». Tout y était pratique et confortable, la lumière, la température tout avait été étudié pour qu'elle s'y sente bien. Elle recevait tout ce dont elle avait besoin, mais il lui manquait l'essentiel, la liberté.
Elle ne se souvenait plus du moment où tout avait basculé. Tous les jours elle essayait de se souvenir d'un élément même mineur qui aurait pu l'aider à comprendre pourquoi elle se trouvait ici. Elle maudissait les ombres invisibles qui l'avaient emportée dans la nuit et éloignée de sa mère et de son quotidien. Elle savait pertinemment que Gayamama était là-dessous, mais elle ne comprenait pas pourquoi. Gayamama devait savoir, elle savait tout. C'est alors qu'une voix s'exprima, venue de partout.
-Bonjour E-B., vous allez bien ce matin ?
Emma-Beth ne répondit pas. Elle ne voulait plus participer à toute cette comédie de la normalité. Elle était maintenue ici contre son gré et en tant que prisonnière elle marquait sa désapprobation et sa résistance par un mutisme profond. Imperturbable, la voix synthétique continuait de prendre des nouvelles de la jeune fille et de lui donner des informations tout à fait inutiles dans une pièce à murs-écrans robotisée, comme la température extérieure ou le temps d'ensoleillement ou encore la vitesse du vent. Chacun feignait d'ignorer les résolutions de l'autre. Emma-Beth ne voulait rien entendre et Gayamama s'évertuait à suivre le protocole matinal habituel malgré le silence.
- Il faudra bien que l'on se parle un jour E-B., dit la voix venue de partout. Ce n'était pas dans son habitude de rompre la monotonie des jours qui passent en s'adressant aussi directement à la jeune fille.
Sortant de son calme, Emma-Beth profita de cette entorse au déroulé habituel du lever pour jeter la brosse qu'elle tenait à la main vers un des murs qui aussitôt absorba l'hologramme solidifié comme s'il avalait des pixels.
-Dis-moi, Gayamama, pourquoi je suis ici, pourquoi je ne peux plus communiquer avec aucun de mes amis sur le réseau, pourquoi je n'ai pas de nouvelle de maman ? Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ? Réponds-moi Gayamama ! Réponds !
Pour toute réponse, un des murs se transforma pour créer l'illusion d'un petit bureau agrémenté d'une bibliothèque sur laquelle brillait un volume. Emma-Beth se précipita et s'empara de ce nouvel hologramme solidifié ; un écran souple ! À la vitesse de l'éclair, elle caressa l'objet et des images apparurent. Elle sourit, le réseau Gaya semblait ouvert et elle put accéder facilement à son profil. Elle vit son blason s'animer lorsqu'elle autorisa l'interactivité. Son blason, une échelle en or qui donnait sur un nuage, elle l'avait choisi à son inscription sur le réseau social Gaya, elle n'avait alors que six ans. Elle envoya un statut et attendit pour voir si quelqu'un de ses amis le commenterait. Comme rien ne vint, elle fouilla la liste de ses amis et grogna en vérifiant qu'aucun n'était en activité. Mais ce qui changeait de l'habituelle censure sur le réseau Gaya depuis son enlèvement, était cette série de nouveaux amis qui s'affichait maintenant dans sa liste. Une petite dizaine de noms inconnus et, miracle, leurs profils étaient actifs. Elle allait enfin pouvoir dialoguer avec quelqu'un d'autre que la voix synthétique et toute puissante de Gayamama. Pour elle, cette opportunité nouvelle avait des allures de pâtisserie dans une vitrine ; une tentation puissante à laquelle il lui était impossible de ne pas céder. Elle choisit un profil au hasard. Lucas-Théo, dont l'écusson représentait un arbre géant et deux fourmis à ses pieds. Elle manipula l'écran pour l'inviter à la discussion. Emma-Beth, cria de joie lorsque la réponse apparut graphique et colorée. Ce fut un grand soulagement pour la jeune fille et elle se jura que quoi qu'il soit, ce Lucas-Théo serait son ami. Elle supporterait ses hobbies de garçon attardé comme son amour pour les sports débiles, mais elle continuerait d'être interactive coûte que coûte.
Elle lut rapidement la réponse : - C'est bon Gayamama, je sais que c'est toi, je n'ai pas besoin d'amis virtuels, merci ! Stupéfaite, Emma-Beth fut prise d'angoisse. Comment pouvait-on prendre pour l'entité réseau, la pauvre jeune fille qui était enfermée dans une pièce robotisée par Gayamama elle-même ? Comment pouvait-on la confondre avec une personnalité de synthèse, elle qui défendait tant qu'elle pouvait son droit à être libre et différente malgré l'enfermement. Ou alors, cet autre était lui aussi, tout comme elle, enfermé par Gayamama. Ou encore, était-ce Gayamama qui jouait avec ses nerfs et qui pour rendre l'échange avec une personnalité synthétique plus vrai que nature, lui avait donné des accents de méfiance.
Elle tritura nerveusement l'écran souple : - Je suis moi et j'emmerde Gayamama !