Gentil Émile

lila03

« Disparition inquiétante d'enfant : Alice, six ans, cheveux châtains, yeux marrons, un mètre vingt, a disparu hier soir à la sortie de l'école Exupéry, 6 rue des Marronniers. Elle portait une robe blanche à pois roses et des sandales bleues. Si vous la voyez, veuillez appeler le… »


Cassandre éteint la télé d'un geste las. Pose son front sur la table. Retient ses larmes. Pense. 


Alice veut devenir astronaute. Elle a des TB dans toutes les matières et joue de jolies petites comptines au piano. Elle aime la glace au chocolat et les gaufres avec de la chantilly. Elle  devant Bambi et rit aux tours de magie de son père. Elle recueille les moineaux blessés, console ses camarades en larmes, aide sa maîtresse à nettoyer après les goûters. L'été, Alice se gave de framboises et de myrtilles. Alice, c'est ma fille. 


Mme Buvard était paniquée ; elle répétait encore et encore, je ne l'ai pas vu partir, trente élèves c'est beaucoup à surveiller, je ne l'ai pas vu partir, je suis tellement désolée, tellement désolée Mme Bruyère, j'espère qu'ils vont la retrouver. 


Cassandre tente de réfléchir, remue, ressasse dans son esprit les détails, les visages qu'elle a croisés. Pas grand monde, à vrai dire ; elle est arrivée en retard, en nage, courant sur la rue de Marronniers avec ses talons encombrants, son sac à main sur l'épaule, dans sa robe rouge qu'elle met toujours pour les rendez-vous importants, elle est arrivée et Mme Buvard était là, sur le trottoir, à bavarder avec une maman. Il y avait un petit garçon blond maussade à ses côtés, qui regardait un pigeon solitaire sur la gouttière de l'immeuble d'en face. Plus grand monde devant l'école, plus personne, Cassandre avait plus de vingt minutes de retard, c'était la première fois, la toute première fois qu'elle n'était pas là à 16h30, rouge à lèvres et sourire en place, bras ouverts  et oreille attentive pour Alice bavarde et joyeuse.  


« On va pas vous l'cacher, M'dame Bruyère, les disparitions d'enfants, c'est toujours inquiétant, surtout à c't'âge là, les quarante-huit premières heures sont cruciales, très cruciales, mais on va chercher, on va faire d'notre mieux, puis il nous faudrait un photo d'elle et une description bien détaillée comme il faut. Elle portait quoi c'matin ? »


Il avait une attitude nonchalante qui se voulait peut-être rassurante, mais que Cassandre avait détestée. Comme s'il prenait tout ça à la légère, comme si Alice allait revenir, mains dans les poches, tout sourire, avec sa robe à pois rose et ses sandales bleues. 


Cassandre soupire. Passe sur son visage marqué une lingette démaquillante et s'étend sur l'édredon du lit. Se recroqueville comme une enfant fautive et pleure un peu, pleure beaucoup. Avale un comprimé bleu. Pense à Antonio coincé à l'aéroport de Singapour. À l'annonce qui passe en boucle à la télé, toutes les dix, toutes les quinze minutes, et répète, inlassablement, disparition inquiétante d'enfant, Alice, six ans…

Alice, six ans, qui chante Petit Papa Noël… Alice, six ans, qui mange sa glace au chocolat et réclame une gaufre au sucre… Alice, six ans, qui rit de sa moustache de lait, qui fait des pas chassés sur les boulevards parisiens… Alice, six ans, qui pleure lorsqu'elle écrase une coccinelle et caresse les chiens errants, Alice, six ans, qui rêve de devenir astronaute et aimerait bien aller à Poudlard, Alice, six ans, Alice, six ans, qui danse dans sa robe à pois roses sur les trottoirs…


Cassandre s'est endormie et dans ses rêves rit et bavarde sa petite fille. 


--


Tatata, tatatata, tatata, tatatata


Elle entrouvre ses yeux bouffis sous lesquels mascara et crayon ont coulé, formant une ombre noire bleutée aux reflets violacés. 


Tatata, tatatata, tatata, tatatata


Maladroitement, ses mains tâtent le lit, attrapent le téléphone qui chantonne. 


— Allo ? 

— Madame Bruyère ? Je suis Stéphane Joplin, du commissariat. J'ai une bonne nouvelle, Madame, on a retrouvé votre fille. Elle va bien. 

Cassandre se redresse brutalement, la chambre tourne un instant, elle frotte ses paupières gonflées, tapote sa peau qui tiraille, un coup d'œil au réveil, il est huit heures dix-sept, le soleil transperce les rideaux blancs et se faufile dans la pièce. 

Alice va bien. Elle entend : Alice va bien. Alice va bien, Alice va bien. Sa petite Alice, sa douce Alice, sa joyeuse Alice, sa merveilleuse Alice : elle va bien. Elle va bien. 

Cassandre pleure peut-être un peu, ou peut-être n'est-ce que ses yeux.

— Madame Bruyère, vous êtes toujours là ? On a Alice avec nous, là. Il faut que vous veniez la chercher, et puis porter plainte, remplir tous les papiers. Vous pouvez être là quand ? 

— Quinze… quinze minutes, bafouille la mère un peu déboussolée.


Quitter sa robe rouge trop moulante, nettoyer en deux temps trois mouvements sa peau malmenée, enfiler un jean, un t-shirt, une paire de baskets, attacher ses cheveux sales, grimacer devant ses racines trop brunes qui poussent sous la coloration bon marché, pshit de déodorant et splash d'eau pour réveiller son visage ensommeillé, en cinq minutes à peine Cassandre est étincelante, plus fraîche que la rosée, elle claque la porte de l'appartement, offre un sourire commercial à la voisine qui lui demande s'ils l'ont retrouvée, salue vaguement la gardienne en robe de chambre fleurie, court sur le macadam dans ses Stan Smith abîmées du siècle dernier, vole presque, bouscule quelques passants mais peu, il est huit heures vingt-huit.

Son téléphone vibre encore, un sms, Antonio, il vient d'arriver à Orly, il saute dans un taxi et sera là aussi vite que possible. 

Il faut lui dire, lui dire qu'on a retrouvé Alice, mais Cassandre n'en a pas la force, elle l'appellera du commissariat, pour l'instant elle veut la voir, seulement la voir.


Lorsqu'elle arrive, un mélange de soulagement et de bonheur fait bondir son cœur. Une petite fille dans une robe blanche à pois roses rit avec un policier en uniforme bleu marine. Une gamine aux yeux noisette et aux sandales bleues, qui voudrait savoir quand est-ce que sa Maman sera là.

Maman est là, Maman est là. 

Alice saute dans ses bras. Cassandre constate avec un peu d'étonnement que sa fille est la même, la même qu'elle a quittée hier matin rue des Marronniers. Seule sa robe est un peu tâchée, de terre et d'humidité. 

— Maman, Maman, il faut que tu voies Émile ! Émile, c'est le monsieur avec qui je suis rentrée de l'école hier soir, il est très gentil, tu vas voir, il dit plein de choses rigolotes, en plus il a plein de cheveux sur le menton, et même qu'il lui manque quatre dents, Maman, quatre ! Moi seulement deux, mais lui quatre, quatre !

Ses yeux innocents brillent d'excitation et d'admiration, elle sautille légèrement.

— Ils l'ont mis dans la petite pièce là-bas avec les barreaux, mais je sais pas pourquoi, il est tellement gentil Émile ! Ils vont le faire sortir j'espère, hein Maman ?

Cassandre ignore quoi répondre. Elle embrasse la joue de sa fille et lui murmure d'attendre quelques minutes. Le policier l'attend, adossé au mur. Il regarde l'enfant avec un mélange de tendresse et de tristesse. 

— C'est une chouette gamine que vous avez là, remarque-t-il avec un sourire. 

— Elle est merveilleuse. Mais je ne comprends pas tout ce qu'elle raconte. Où l'avez-vous trouvée ?

— On a eu un appel ce matin. Un type qui avait cru voir une petite fille avec un SDF se balader dans la rue, elle ressemblait à la description entendue à la télé. Il était pas sûr du tout mais j'ai quand même envoyé deux gars là-bas, faire le tour du quartier, jeter un coup d'œil. Quand ils l'ont trouvée, elle était assise sur les marches de Notre-Dame avec l'homme en question, ce certain Émile, si c'est son vrai nom. Croyez le ou non, elle voulait pas s'en séparer, elle a pleuré quand on lui a passé les menottes et lui tenait la main dans la voiture qui les ont ramenés. On l'a pas encore interrogé, il a pas dit grand-chose, n'a résisté à aucun moment. J'ai un peu discuté avec Alice, on la dirait sincèrement attachée ; elle dit qu'il lui a offert une glace puis qu'ils ont dormi sous un pont, qu'ils ont beaucoup parlé, qu'il récitait même des poèmes. Elle est loin d'être traumatisée, tout au contraire, mais elle ne comprend pas bien, pas du tout même. Enfin, vous l'avez entendue comme moi, elle capte pas la situation. Va falloir lui expliquer. Dans tous les cas, vous avez de la chance, Madame, beaucoup de chance. Elle ne semble pas avoir subi de sévices de quelque sorte — faudra la faire examiner tout de même au plus vite, cela va de soi, mais en apparence elle rayonne. Ça aurait pu être bien pire, croyez-moi. 

— Je… excusez-moi, il faut que j'appelle mon mari. 


« Bonjour, vous êtes bien sur la messagerie d'Antonio Bruyère, veuillez laisser un message »


Antonio, ils ont retrouvé notre fille et elle est toujours aussi jolie, toujours aussi vive et joyeuse, c'est la même, Antonio, les mêmes pommettes roses, les mêmes joues rebondies, deux trois taches de rousseur sur son nez, elle a sa robe à pois roses, Anto, celle qu'on lui a achetée à Venise l'été dernier, tu t'en rappelles ? Elle est heureuse, et tu sais quoi, Anto, elle l'aime bien, ce salaud, ce salaud qui nous l'a prise, qui l'a enlevée, elle l'aime bien et ça lui fait de la peine de le voir derrière les barreaux, il lui a même acheté une glace Anto, une glace, et elle est tout sourire, elle me parle d'Émile comme d'un nouveau camarade de classe, du gentil Émile à qui il manque quatre dents. Et elle l'aime bien, Anto, elle l'aime bien. Comment on va faire, nous, hein ? Pour lui dire que c'est pas possible, lui dire que c'est un salaud. Je sais pas, Anto. J'ai peur, je sais pas. 


« Antonio, c'est moi, Cassandre. Ils ont retrouvé Alice, elle va bien, tout va bien. Retrouve nous directement au commissariat. Je t'aime. »


Elle soupire. Ses quarante ans se lisent sur son visage, aujourd'hui, plus que d'habitude. D'un pas lourd, elle se dirige vers sa fille, s'accroupit à sa hauteur et plante son regard dans le sien. 

— Mon ange, on aura du temps pour parler de tout ça plus tard, crois-moi, mais pour l'instant il faut que tu saches, absolument, qu'Émile n'est pas quelqu'un de bien. Il a enfreint la loi. Tu comprends ce que cela veut dire, n'est-ce pas ma douce ? Il n'avait pas le droit de te prendre comme ça, à la sortie de l'école. C'est pour ça qu'ils l'ont mis derrière les barreaux. Il va être jugé pour ce qu'il a fait, tu comprends, ma Alice ? 

Elle la serre dans ses bras, l'emprisonne dans son étreinte, comme si elle ne voulait jamais la lâcher. Peu à peu l'anxiété retombe, le stress des douze dernières heures s'apaise. Elle sent sa fille contre elle, leurs peaux se touchent, Alice est là, juste là, et elle va bien. 

Mais l'enfant se dégage et fait un pas en arrière. Elle regarde sa mère avec un peu de méfiance et beaucoup d'incompréhension, les sourcils froncés, la bouche froissée. 

— Mais Maman… il est gentil Émile ! Il a rien fait de mal, tu sais, il m'a raconté plein d'histoires et plein de poésies. 

— Ma chérie, peut-être qu'il était gentil mais il t'a prise à nous, sans qu'on le sache, sans permission, sans te connaître… il t'a enlevée, ma chérie, tu sais ce que cela veut dire, n'est-ce pas? 

— Mais c'était bien avec lui, Maman ! On a vu les étoiles tu sais, puis c'est vrai que c'était moins confortable que mon lit et il faisait un peu froid au milieu de la nuit mais il avait une grosse couverture qui tenait chaud. Lui il buvait aussi quelque chose pour avoir chaud mais il m'a dit que c'était pas pour les enfants et qu'il avait pas le droit de m'en donner. Tu vois bien, Maman, qu'il est gentil ! Et puis il m'a dit qu'il avait eu une fille, lui aussi, qui s'appelait Amélie, mais qu'elle avait eu un méchant accident, quand elle avait six ans, Maman, comme moi ! Il m'a beaucoup parlé d'elle mais ça le rendait un peu triste alors il buvait encore parce que c'était un truc qui marchait contre le froid et contre la tristesse, et contre les souvenirs aussi il a dit, même si je ne suis pas sûre savoir ce que ça veut dire. 

Cassandre sent sa gorge se serrer et quelques larmes brûler ses yeux. Alice conte avec tant de candeur, de légèreté, avec ce naturel spontané unique aux enfants. Que répondre, que répondre à ces prunelles baignées d'incompréhension, que répondre à l'amour innocent, à la tendresse qu'elle porte à Émile, elle qui ne peut comprendre, de son regard rêveur, qui ne peut voir le mal dans son enveloppe de douceur ? 

— C'était vraiment super, mais tu m'as quand même beaucoup manquée, Maman. 

Cassandre serre sa fille pour étouffer ses sanglots. 

— Je t'aime, ma Alice, si tu savais comme je t'aime. 


Lorsqu'Antonio arrive, son épouse remplit formulaire après formulaire et parle calmement avec Stéphane Joplin, qui acquiesce avec de grands yeux compréhensifs. 

Antonio traîne derrière lui une lourde valise noire, des poches sous les yeux, quelques ridules d'anxiété sur son front trahissent une nuit d'angoisse. Le manque de sommeil se lit dans son regard hagard. 

Alice lui saute dessus avant même qu'il ne la voie, le serre dans ses bras. Cela fait plus d'une semaine qu'elle ne l'a pas vu. Il lui a montré, avant son départ, Singapour sur la carte, lui a expliqué avec des mots d'enfant pourquoi il y allait, comment. C'était il y a huit jours, mais si on en croyait son visage, on penserait qu'une dizaine d'années se sont écoulées. 

Il embrasse tendrement sa fille puis sa femme qui l'étreint quelques longues secondes, soulagée peut-être de retrouve un socle stable, un rocher sur lequel s'appuyer. Soucieuse, elle lui murmure à l'oreille quelques mots tandis qu'ils s'éloignent de l'enfant. 

— Elle a l'air d'aller bien. Qu'est ce qu'il s'est passé ? 

— Elle va bien, c'est le positif.

En quelques mots, Cassandre résume le déroulé des évènements ; l'arrivée en retard à l'école, Madame Buvard paniquée, les appels, l'alerte qui passait à la télé, jusqu'au coup de fil libérateur à huit heures dix-sept. 

— Mais elle va bien, Anto. Seulement, elle ne comprend pas.

— Quoi ?

— Qu'on l'ait mis derrière les barreaux. Elle l'aime bien. Elle ne voit pas le mal qu'il a commis, elle s'est bien amusée avec lui. Elle le trouve gentil. 

— C'est absurde. 

— Je sais. 

— C'est insensé, c'est fou, c'est… non ! Elle est folle ! Il l'a kidnappée, merde ! Elle peut pas bien l'aimer !

— Elle ne l'aime pas bien, elle l'aime tout court. Comme un grand frère, comme un ami, comme… je sais pas moi, comme quelqu'un de gentil qui t'offre une glace et te récite des poèmes.

Antonio regarde sa fille, un peu perplexe, secoue la tête, puis s'approche d'elle et, comme Cassandre un peu avant, s'accroupit pour se mettre à sa hauteur, commence par la faire rire en chatouillant sa joue et en faisant des grimaces. Sa femme les regarde avec résignation, elle le voit prendre une longue inspiration, voiler son regard de gravité. Il commence à parler, calmement, parler beaucoup, et la mère observe tristement le visage de sa fille s'assombrir au fil des phrases, une moue renfrognée qui hésite entre colère et peine déforme ses lèvres, elle croise les bras, écoute son père encore un peu avec une impatience enfantine. Enfin Alice s'embrase dans une révolte puérile, défend ardemment Émile, et répète inlassablement, mais il est gentil, papa, tellement gentil. 

Antonio lance un regard désespéré à Cassandre qui s'agenouille à ses côtés et console doucement l'enfant qui a éclaté en sanglots sans cesser, comme un disque rayé, de répéter encore et encore, mais il est si gentil, Émile, si gentil. 

— Vous avez pas le droit d'être méchants comme ça, vous le connaissez même pas. Vous lui avez jamais parlé ! Il peut pas aller en prison, Émile, il peut pas, hein Maman ? Parce que Papa il dit que si mais je le crois pas parce que la prison c'est pour les méchants et Émile il est pas méchant Maman, promis, Émile il est gentil. 

Son père soupire, pose sa tête contre le mur. Cassandre essuie les larmes de sa fille puis le rejoint, les lèvres pincées, dans une expression où se mêlent inquiétude et lassitude. 

— Elle est têtue comme tout, grommelle Antonio. 

— C'est ta fille, réplique sa femme. 

— C'est pas la Alice que je connais, c'est pas la Alice raisonnable et sensée que j'ai quittée. Tu t'en rends compte, n'est-ce pas Cas' ? Elle est complètement à côté de la plaque ! Complètement folle ! Dis moi que tu t'en rends compte, je t'en prie ! Je sais pas ce que ce pervers lui a fait, mais…

— Antonio, tais toi. 

Prononcés comme un ordre, ces trois mots ont un effet immédiat. 

— Et maintenant, écoute moi. Vous allez rentrer à la maison, tous les deux. Tu vas être bien gentil et éviter de parler d'Émile, d'accord ? Tu ne lui diras pas, par exemple, qu'il va être transféré dans une prison d'état à dix heure trente aujourd'hui. Tu parleras de plein de choses mais pas de lui ; à part si tu te sens capable d'être un père aimant et compréhensif qui ne pense pas que sa fille de six ans est folle simplement parce qu'elle est capable d'éprouver des sentiments. T'as de la chance, je me suis déjà occupé de la paperasse, ils vont nous recontacter pour l'audience. Et tant que tu y es, appelle Maryline, voir si elle peut nous défendre au procès. Et prends rendez vous avec le médecin pour cet après-midi, il faut vérifier qu'elle n'a rien, tout de même. Et moi, je vais discuter avec ce certain Émile. 

Le ton de sa voix, implacable, ne laisse place à aucune contestation. Antonio, déboussolé, acquiesce vaguement, prend la main d'Alice et quitte le commissariat sans se retourner. 

Cassandre se tourne vers le policier.

— Il faut que je vous demande un service. 

— Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?

— Il faut que je parle au… euh… à Émile. 

— Vous savez que je n'ai pas le droit de faire ça. 

— S'il vous plaît. Ça ne prendra pas longtemps. J'ai besoin de comprendre. 

Peut-être parce qu'il lit la détresse dans les yeux turquoises d'une mère perdue, peut-être parce qu'il pense à sa Camille qui du haut de ses sept ans aime les glaces et les poésies, peut-être parce qu'il ne supporte pas de laisser cette femme dans le vide de son incompréhension, Stéphane Joplin hoche la tête avec un soupir. 

— Vous avez de la chance, je suis seul ce matin au poste, y a personne d'autre avant dix heures. Prenez votre temps. 

Il déverrouille la cellule. Cassandre lui offre un sourire de remerciement qui exprime mille fois mieux sa gratitude que toutes les formules du politesse qu'on lui a apprises. Et s'assied sur le banc en face de ce vieil homme émacié.

Son visage est dissimulé dans sa barbe broussailleuse et ses cheveux emmêlés. Elle est surprise par ses yeux, ses iris bleues, un bleu vif et perçant qui la déboussole un instant. Il la regarde sans haine ni mépris, avec un regard calme d'homme repenti, sans curiosité, un regard d'homme en fin de vie. 

— Je suis la mère d'Alice, articule-t-elle d'une voix rauque. La petite fille que vous avez enlevée.

Il ne répond pas, continue de la regarder avec douceur. 

— Pourquoi vous avez fait ça ?

Il ouvre la bouche plusieurs fois comme pour répondre, puis, après un long silence, murmure : 

— Je suis désolé. Je l'aurais ramenée ce soir même à la sortie de l'école si on ne m'avait pas arrêté, croyez moi. Je ne lui veux aucun mal. C'est une petite fille merveilleuse. 

— Je sais bien. Et vous nous l'avez prise. Et vous irez en prison pour ça. 

Il acquiesce avec un demi-sourire pensif et résigné. 

— Pourquoi ? répète encore Cassandre. 

— J'avais une petite fille. Amélie. Une petite fille juste comme Alice. Elle lui ressemblait comme deux gouttes d'eau. Quand j'ai vu votre fille, devant l'école, au milieu de tous ces gamins, j'ai cru revoir ma petite Amélie, ma douce Amélie. Et je ne cherche pas votre pardon. Je ne suis pas ici pour me faire plaindre, croyez moi, je suis bien trop vieux pour ça. Et je sais que si on m'avait pris, ne serait ce que pour une nuit, ma tendre Amélie, j'aurais craché à la figure de son ravisseur. Mais peut-être saurez-vous comprendre.

Cassandre reste silencieuse ; elle ne sait que répondre. Il y a tant de douceur et de tristesse dans les yeux de cet homme, tant de mélancolie et de nostalgie, elle ne parvient plus à le considérer en ennemi, à le voir comme celui qui lui a ravi sa petite fille. 

— Vous êtes venue me parler, poursuit-il. Peu de personnes auraient fait ça. 

Elle ferme les yeux, respire profondément, lutte contre les sentiments, et demande d'une voix qui se veut ferme : 

— Qu'est-ce que vous avez fait avec Alice ?

— Je lui ai acheté une glace. C'était tout ce que je pouvais lui offrir avec les centimes qu'on m'a jetés. On s'est baladés sur les quais de Seine. Je lui ai récité des poésies et elle m'a récité les siennes. On a dormi sous un pont, elle m'a raconté sa vie, ses amis, ses soucis, ses joies et ses peines. Elle m'a parlé de vous, un peu. Je lui ai parlé d'Amélie. Je ne lui ai fait aucun mal, ne lui ai pas donné d'alcool — ne lui ai pas donné grand chose tout court, d'ailleurs. Je ne vous demande pas de me croire et je comprends votre méfiance, mais vous verrez assez vite que je ne vous mens pas. 

— Vous allez aller en prison.

Il sourit tristement et hausse les épaules. Cassandre se lève pour partir, mais soudain s'arrête et se retourne vers le criminel menotté qui s'est recroquevillé sur le banc. 

— Il lui est arrivé quoi, à votre fille ?

— Elle a été enlevée.

Il détourne son visage et son interlocutrice croit voir quelques larmes briller dans ses prunelles bleues. Il n'en dira pas plus. Cassandre remercie Stéphane et quitte le commissariat, perdue dans ses pensées.



[un an après]


Toc toc. 

— Entrez ! crie Alice depuis son bureau. 

Dans sa robe rouge qui est devenue bien trop moulante, Cassandre embrasse sa fille et regarde avec tendresse ses lignes appliquée de f et de g. 

— Ma chérie, il faut que je te parle de quelque chose

Ses deux grands yeux noisette se tournent vers sa mère. 

— Ma douce, tu te rappelles Émile, n'est-ce pas ? 

— Oui ! On va le revoir ? Ils vont l'enlever de la prison ? Ils ont enfin vu qu'il était gentil ?

— Non, ma chérie, non… Émile a eu un accident… Il est parti. 

— Où ?

— Il est décédé, Alice. 

— Mais non.

— Je suis désolée, mon ange, tellement désolée. Il est quelque part… quelque part où tout va mieux. 

— C'est pas vrai, réplique l'enfant en se détournant, le menton haut. C'est pas vrai. 

— Si, ma Alice… Tu veux voir Madame Brun demain ? En parler avec elle ?

La petite fille se mord la lèvre, hoche la tête, et retient des sanglots étouffés.


-


Il a fait ça avec des lacets de chaussure. Le gardien passait pour sa ronde de nuit et il a aperçu un corps inerte se balancer dans la cellule de quatre mètres carrés. Émile a abandonné. 

  Sur une feuille de papier échouée à ses pieds, un dessin représentait ma fille. En dessous, un nom écrit : Amélie. 

  • Très douloureux ! Les adultes et la Justice (adulte...) sont agacés par les circonstances atténuantes quand elles concernent leur(s) adversaire(s).. Oh là ! Je n'aurais pas pu être juge et devoir constater le suicide d'Emile.

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

    • En effet, les métiers de la justice sont peut-être les plus durs, parce qu'une sentence n'est jamais vraiment juste, et les conséquences des décisions prises peuvent être lourdes… Alors imaginez seulement l'état d'esprit des jurés qui, lorsque la peine de mort était encore d'actualité, citoyens normaux comme vous et moi, devaient placer dans l'urne un petit papier condamnant à la guillotine l'accusé…
      Et merci, bien entendu, pour la note !

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Capture d%e2%80%99%c3%a9cran 2017 04 13 %c3%a0 16.59.13

      lila03

  • Une très belle , triste et émouvante histoire ...

    · Il y a plus de 7 ans ·
    W

    marielesmots

    • merci beaucoup !

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Capture d%e2%80%99%c3%a9cran 2017 04 13 %c3%a0 16.59.13

      lila03

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