Georges Bower

Edgar Fabar

Journaliste frais émoulu, Edgar Fabar écrivit une chronique qui a, tout à la fois créé une révolution mondiale et tué deux personnes.

         Toute l'histoire de Georges Bower n'a été qu'un triste concours de circonstances. À présent qu'il est mort, je peux le dire : c'est un malentendu qui l'a fait entrer dans votre vie. Un malentendu qui a fait décoller ma carrière mais qui a laissé derrière lui une ombre, un passé rancunier qui ne m'a jamais oublié. Pour parler honnêtement, je sais bien que je ne l'ai pas tué. Aucune ambiguïté possible. La seule et unique fois où je l'ai rencontré, il ne s'alimentait déjà plus. Direct comme une droite, mon frère m'a dit un jour « c'était foutu pour ce mec, bien avant que tu n'en parles dans ton torche-cul ». Il avait raison au moins sur ce point : la vie de Georges était un enfer, avant même que je n'écrive mon article.

       Autant que je me souvienne, j'étais en bouclage d'un numéro spécial du Newscotsman. En même temps que je terminais le papier d'un confrère - il m'avait promis deux places pour la reformation de Guns N' Roses - je parcourais mes mails à la recherche d'une piste pour mon « héros du mois de septembre ». Préposé à la rubrique « Les Nouveaux Héros d'Edimbourg », ma mission consistait à dresser chaque mois le portrait d'un habitant de la ville et du héros qui se sommeillait en lui. Qu'on ne se méprenne pas, nous ne faisions pas dans l'héroïsme professionnel : les défenseurs de la veuve et de l'orphelin, les pompiers et les maitres-nageurs n'avaient pas leur place dans nos colonnes. Ce qui nous excitait, c'était les citoyens ordinaires ou presque, ceux dont la voix banale n'avait en général pas sa place dans un journal. Pour autant, nous ne nous contentions pas de faire le récit de la normalité ou l'apologie du gris. Très peu pour nous le destin de monsieur lambda et celui de madame quidam. Non, si la réalité n'était pas assez bonne, nous l'intensifions, nous la sublimions, nous la transcendions même, jusqu'à trouver les mots qui résonneraient dans le cœur de chacun. En d'autres termes, nous miroitions l'universel. Et quand on nous traitait de griot ou de falsificateur, Allan, notre rédacteur en chef, dégainait sa petite phrase fétiche : « la vérité c'est comme l'opéra, ça n'intéresse personne, alors venez pas m'emmerder avec votre culture de niche et de toutous ».

         Voilà pourquoi nous étalions, page après page, la vie de gens qui ressemblait à celle des autres « mais en mieux », nous étions des parfumeurs à l'odorat aiguisé, et notre nez en chef était Allan bien sûr, celui qui reniflait mieux que quiconque l'histoire qui tue. Il avait même son test, celui qu'il avait baptisé avec humilité « le test d'Allan ». En synthèse, il disait ceci : « si ton histoire t'excite plus que ta nana et que tu serais prêt à tuer le mec qui l'écrirait à ta place, c'est que tu tiens une putain de bonne histoire ». Et même si par la suite, j'ai su qu'il avait volé ce test à David Ogilvy, le publicitaire de Madison Avenue, je dois bien reconnaitre qu'il ne se trompait presque jamais sur ce qui aurait les faveurs du public. Je mentirais si je disais que tout le monde à la rédac était à l'aise avec la vision d'Allan, il arrivait souvent même que des voix s'élèvent pour le traiter de marketeux véreux. Mais les avalanches de likes, de tweets et de partages de nos articles lui donnaient sans cesse raison. Quant à moi, je fermais ma gueule. Je débutais et j'étais prêt à tout pour percer, et même à avaler les myriades de couleuvres qu'Allan crachait de sa bouche en cul de serpents. J'allais au charbon en attendant de sortir un jour mon crayon de la mine. Et on peut dire que cette année-là, mon crayon ne vit pas beaucoup le soleil.

            En juin, il y eut tout de même une embellie, une éclaircie nommée Lucy. Cette centenaire miraculée, et handicapée, possédait un don de divination singulier : elle savait lire les lignes du pied. Elle avait cent quatre ans et c'était l'ultime survivante du vol R101 qui marqua la fin des grands dirigeables en Angleterre. Le monstre volant devait rallier l'Inde depuis Bristol. Hélas, une ligne à haute tension en décida autrement. L'accident coûta la vie à deux cents trente-quatre passagers, dix-sept moutons, un berger belge qui avait un faux-air de Marlene Dietrich et au pied gauche de Lucy qui fut arraché lors de l'explosion. Lucy me raconta que c'est en voyant son membre détaché, gisant près d'elle, à côté d'une desserte désarticulée, qu'elle vécut son premier flash : elle se vit au fond d'un bus entouré de gens inquiets. De fait, lorsqu'elle démarra son activité de voyance, elle s'installa au fond du bus 101, en hommage au vol qui avait déclenché son destin. Quand mon article parut avec le titre imaginé par Allan – « Lucy, 104 ans et toujours un pied dans l'avenir » - je ne pus qu'admirer une nouvelle fois son talent.

    Trois mois avant son internement, je réalisais aussi l'interview de Pat MacLahan. Après avoir quitté les Beaux-Arts, celui-ci avait décidé de s'engager en faveur des perruches, canaris et autres volatiles de compagnie. Pour protester contre leur emprisonnement, il s'enferma dans une cage à oiseaux au pied de la forteresse d'Edimbourg. Il ne parla plus qu'en sifflotant, but uniquement l'eau de la pluie et se nourrit exclusivement des graines qu'on voulait bien lui donner. Au début, sa stratégie fonctionna à merveille. De nombreux passants s'arrêtaient, amusés du spectacle étonnant de cet homme nu comme un vers, recroquevillé dans une minuscule volière, faisant de la concurrence aux oiseaux en sifflant à qui mieux mieux. En quelques jours, les photos de l'homme-oiseau firent le tour de la ville et sa popularité grimpa en flèche. Malheureusement, sa performance tourna court. La faute à une diarrhée suraiguë et à l'eau de pluie contaminée par les produits chimiques. Une merde en entrainant une autre, l'odeur nauséabonde qu'il dégageait commença à repousser les curieux. Les graines se firent plus rares, les selfies aussi. Sa célébrité déclina aussi vite que sa condition physique et sa santé mentale. A la fin, il se cassa les dents en frappant durement le sol pour picorer à la façon d'un oiseau. Outre la chirurgie dentaire, une opération de la main fut nécessaire pour recouvrer l'usage de plusieurs doigts restés trop longtemps comprimés dans son cachot de poche. Sur le web, cette histoire fut un des tops de l'année. Ce dont je me souviens aussi, c'est le commentaire d'un internaute « l'homme oiseau y laisse des plumes » resté de longs mois affiché en salle de rédaction, imprimé et agrandi par les soins d'Allan. Quand autour de la table les débats devenaient houleux, quand on lui reprochait son sensationnalisme, il ne ratait jamais l'occasion de nous rappeler qui étaient nos lecteurs et ce qu'ils attendaient de nous. Il répétait à l'envi qu'on devait arrêter de l'emmerder avec nos doutes existentiels et il nous montrait le commentaire de Xaman91 en sifflotant à la manière d'un étourneau.

         Somme toute, entendre parler de Georges Bower était dans l'ordre des choses. Il fallait que je déniche un oiseau rare à Stockbridge le quartier à la mode dont tout le monde parlait. Allan m'avait ordonné – je le cite – de prendre le buzz en marche. J'étais sur une piste, en la personne d'Hatem Haddad l'inventeur des Nuggets de kebab. Tout le monde le connaissait là-bas : ses Croustibabs s'arrachaient comme des petits pains, tant les petits écoliers en raffolaient. De façon exceptionnelle, j'avais même un titre à proposer à Allan : « Hatem, le nouveau nabab du kebab ». J'avais prévu d'aller de le voir après avoir fini mon papier « Guns N' Roses », mais un mail en décida autrement. Un restaurateur chez qui j'avais déjeuné la semaine précédente venait de m'envoyer un message dont le titre « Truc bizarre à Stockbridge » attira aussitôt mon attention.

          Cela faisait plusieurs semaines qu'un escroc sévissait dans le quartier. Loin d'être du genre classique, il ne volait pas les commerçants directement mais il les empêchait de travailler. Cet homme avait trouvé le moyen de fermer une boutique à l'insu de son propriétaire. Pour une minute, un quart d'heure, voire davantage si personne ne le remarquait, il stoppait la grande roue du commerce, et quand celle-ci s'arrêtait, il ne restait que le désœuvrement des employés à contempler. Comment s'y prenait-il ? Le plus simplement du monde : il retournait la pancarte indiquant l'ouverture du magasin et la plaçait sur fermeture. Sa volte-face accomplie, il disparaissait en toute discrétion pour renouveler la même opération plus loin. Pour anecdotique qu'elle fût, son action avait des conséquences immédiates et concrètes. Les clients constatant la fermeture exceptionnelle de leur établissement, passaient tout bonnement leur chemin. La première fois que ça leur arrivait, les commerçants pensaient à un oubli d'un employé mal réveillé. De temps à autres, cela pouvait arriver. Mais quand l'incident se reproduisait, il était clair que ce n'était pas de la négligence, mais un acte malveillant. Les boutiquiers conclurent rapidement, à l'existence d'un ou plusieurs individus malintentionnés, qui en voulaient à leurs chiffres d'affaires. Après une journée à visionner les vidéos de surveillance, ils identifièrent un suspect : un client que l'on voyait s'arrêter devant la porte de différents magasins. Le problème c'est qu'il avait l'allure canonique d'un de ces gentils papys qui vient boire le thé avant d'aller chercher sa petite-fille à l'école. Aussi circonspects qu'embarrassés, ils se rendirent au commissariat du district, il fallait bien mettre un terme à cette mascarade. Au bout de trois minutes, le commissaire les éconduit sans ménagement : il avait mieux à foutre que de courir derrière un bouffon sénile. A la suite de quoi, ils décidèrent de me contacter afin que j'ébruite l'affaire.

      Plus je me creusais la tête, plus j'approchais d'une certitude : cette histoire pouvait cartonner mais ce n'était pas comme ça qu'il fallait la raconter. Personne n'allait s'intéresser au manque à gagner de quelques marchands ou à l'histoire d'un grabataire farceur. Non, il fallait trouver un truc qui parlerait à tout le monde, un truc qui renverserait la perspective. Pour moi, ce n'était pas un voleur, mais pourquoi alors s'acharnait-il à empêcher les clients d'acheter ? Quelles étaient ses motivations ? Et si ce n'était pas une farce, quelles étaient ses revendications ?

             C'est en regardant encore et encore la capture d'écran du papy qu'une idée m'est venue. Je sais pas pourquoi mais c'est l'image de Gandhi qui m'est apparue. Tout a été clair d'un seul coup. La décision d'achat ou de non-achat était pour lui un acte politique, il luttait contre la dictature de la consommation. En fermant les commerces, il cherchait à nous libérer. En collant un sparadrap sur la bouche du capitalisme, il voulait changer le système. A sa manière, sobre et symbolique, il exerçait son pouvoir de dire non et nous encourageait à faire de même. L'histoire que je dessinais à grand trait, c'était Gandhi contre Goliath ou Robin des Bois qui aurait fait la Révolution, comprenant que ce n'était pas les nobles qu'il fallait détrousser mais la royauté qu'il fallait renverser. C'était comme ça que j'allais vendre mon histoire à Allan. Je voyais déjà ses yeux mi-clos et sa bouche ouverte pleine de dents agitées. Il allait adorer l'idée d'une chasse à l'homme à Stockbridge, puisque tout le monde aller chercher à attraper notre homme, j'en étais profondément convaincu.  Et pour finir, j'allais enfoncer le clou avec une série de témoignages exclusifs de commerçants, de policiers, de militants, de passants et - cerise sur le gâteau - de célébrités vivant dans ce quartier branché. Plus les éléments de storytelling jaillissaient de mon cerveau, plus je commençais à y croire. Ça y est, enfin, j'allais décrocher la Une. Enfin, j'étais ce mec devant le club de ses rêves, qui savait que cette fois c'était la bonne, que cette nuit on allait le laisser passer et que toutes les nuits qui suivraient, il en serait de même, car il serait un habitué désormais. Comme lui, j'avais ce petit sourire en coin qui montait irrésistiblement mais comme lui, je le cachais, de peur qu'un jaloux ne lance son pied et que je trébuche sur la dernière marche.

            Encerclé par les écrans et les téléphones, Allan avait tout du commandant de bord derrière son cockpit. Très vite, j'ai su que je ne m'étais pas trompé. A peine les premières encablures franchies, avait-il embarqué à bord de mon récit. Pour tout dire, il prit la barre assez vite. Il parlait de mon histoire comme si je l'avais déjà écrite : « c'est pas mal mais pour que ça marche, faut que ton papier sorte pour la journée mondiale sans achat, sinon personne va gober ta petite thèse anticapitaliste à deux balles » J'étais tellement heureux de son approbation que je n'étais même pas vexé par ses réserves. Il enchaina : «  j'appelle tout de suite Leonard Lochant, ça fait des mois qu'il me fait chier pour qu'on lui ponde un papier sur leur système de flicage vidéo à grande échelle bon allez on va lui faire sa bouse mais en échange je veux l'exclusivité de l'arrestation de Papy Gandhi ; je te préviens va falloir la jouer fine, c'est pas trop mal ton truc mais si nos lecteurs n'achètent pas ton histoire d'alterjusticier, c'est dead. Mais allez allez allez, go c'est parti, dégage ! ».

          Et un matin c'est arrivé, je suis passé devant le 7-Eleven en bas de la maison, et je suis tombé nez-à-nez avec Papy Gandhi. Il était propulsé en Une du Newscotman. Tant bien que mal, j'ai atteint le distributeur, les jambes secouées par l'émotion. Je suis passé près de la caisse, ce n'était pas la même employée que d'habitude. J'ai trouvé ça étrange. J'ai regardé autour de moi. Avant de mettre la pièce dans la fente, j'ai vérifié, j'ai cherché, j'ai vu les taches noires sur le sol, j'ai humé l'odeur de mon café machine et j'ai fini par valider ce moment. J'ai poussé la vitre et j'ai récupéré mon exemplaire. « Papy Gandhi est-il un héros ou un escroc ? » par Edgar Fabar. Silence. Vide. Rien. Je ne ressentais rien. Alors, j'ai fait comme je l'avais lu dans un magazine de psychologie, je me suis forcé avec les mots et ça a marché. Edgar Fabar putain ! Edgar Fabar connard ça y est tu l'as fait bordel ! Souris, tu l'as décroché ta Une ! Et enfin c'est venu. En saccade d'abord : le sourire puis une incrédulité, un rire nerveux, une gifle d'angoisse, un relâchement brusque, une mâchoire qui s'ouvre… puis la cascade et la grande parade des émoticônes : joie, fierté, plaisir, bonheur, rire, paix… et enfin : le sentiment d'existence.

          Ma poche gauche s'agita sans arrêt sur le trajet du journal. J'étais décidé à ne pas répondre. Après tout, ces minutes c'était les miennes et je voulais en profiter seul, en marchant lentement, en mémorisant chaque sensation que j'éprouvai, pour plus tard, quand l'euphorie serait retombée et que la gloire du monde serait passée. En vérité, elle est passée si vite que lorsque je suis arrivé au Newscotsman, elle n'était déjà plus là. Les mails incendiaires pleuvaient sur ma messagerie, tout comme les commentaires négatifs sur le web. Les commerçants écœurés de voir leur voleur présenté comme un héros, étaient furieux. Certes, je m'attendais à des réactions, mais certainement pas d'une telle virulence. Quand ce n'était pas des SMS d'insultes, c'était des menaces de mort où l'on me promettait les pires sévices physiques si je ne rétablissais pas la vérité. En milieu d'après-midi, il y eut même des liasses de journaux qui brulaient en bas de l'immeuble. C'est pourquoi quand EdTV a diffusé l'interview d'un boucher de Stockbridge particulièrement véhément, j'étais inquiet. Je n'aimais pas la tournure que prenaient les événements. A l'inverse, Allan jubilait, pour lui, le passage à la télévision était du pain béni, c'était le signe que notre rebelle à dentier commençait à faire parler de lui et que la chasse n'allait pas tarder à commencer. Sur ce point, il ne se trompait pas. Le mouvement des commerçants prit de l'ampleur. Ils traquaient désormais le grand-père sournois aux quatre coins de la ville. La suspicion s'installa un peu partout. Tant et si bien qu'on signala la présence du doyen même dans des quartiers où il n'avait jamais mis les pieds. Jusqu'au jour où le gérant d'un Starbucks agressa par erreur un touriste belge octogénaire. Remarquant que celui-ci marquait un temps d'arrêt suspect en sortant, il fondit sur lui pour le ceinturer. Sous l'effet de la surprise, le cœur du vieillard déjà bancal ne résista pas. L'arrêt cardiaque fut immédiat. Pour sa défense, le patron invoqua une casquette Manu Chao vissée sur la tête du vieux monsieur. L'émoi provoqué par le décès du pauvre homme acheva de convaincre les autorités de prendre la situation au sérieux. Scotland Yard dépêcha une équipe en civil. Les résultats furent spectaculaires. Grâce aux fameux mouchards vidéo, le suspect fut appréhendé au bout de quelques heures. Trente minutes après son arrestation, nous disposions à la rédac de tous les détails et de toutes les images de la capture de Georges Bower. Évidement, c'est à moi que revint le privilège de relater son arrestation, et pour la deuxième fois de ma vie, je fis la couverture du Newscotman.

          C'est à partir de là que nous avons perdu le contact avec la tour de contrôle. La situation est devenue rapidement confuse. La faute au créateur de Game of Thrones et au Festival International d'Edimbourg. En plus d'attirer chaque année des millions de visiteurs, le Festival était devenu un lieu de rencontres et de business pour les professionnels de l'entertainment. C'est comme ça que G.R.R Martin tomba sur l'histoire de Georges Bower. Il venait d'être interviewé par une confrère du service culture qui lui avait remis un exemplaire du journal. Peut-être est-ce la photo de Gandhi avec un masque de vengeur masqué qui attira son attention, je ne sais pas. Toujours est-il qu'il fut le premier sur Twitter à réclamer sa libération. Les stars du festival, pour la plupart, lui emboitèrent le pas : Kate Winslet, Benedict Cumberbatch, Marion Cotillard ou encore Ewan MacGregor qui proposa même de se constituer prisonnier en lieu et place de Georges Bower. La suite fut à peine croyable. Un internaute détourna le slogan pacifiste de John Lennon « Power to the people » en le transformant en « Bower to the people ».  Il ajouta ensuite l'image d'une pancarte de fermeture et le tour était joué. Il fut sur toutes les lèvres, sur toutes les photos de profil des réseaux sociaux, les pancartes des rassemblements de solidarité, les unes des journaux et même sur les panneaux d'affichage de certaines villes. Voilà comment ma petite thèse anticapitaliste enflamma les internets.

          Quant à moi, j'étais sérieusement effrayé. Tôt ou tard la vérité non exaltée allait éclater, et moi avec. J'avais magnifié l'itinéraire réel de Bower. Il n'était pas un héros. Mais, trop attachés à la belle histoire que j'avais montée en épingles, les gens refusaient de l'entendre. Pour l'instant… car je m'attendais d'un jour à l'autre à ce que la presse sérieuse révèle le pot-aux-roses. J'étais dépassé, et je supportais de plus en plus mal d'être confronté en permanence avec le visage accusateur de Georges Bower. C'était à peine croyable, le Washington Post l'avait surnommé « l'homme qui voulait fermer le capitalisme » ; pour le Times il était l'homme de l'année, parce que son action inspirante devenait un mouvement mondial, avec des millions de magasins fermés chaque jour partout dans le monde. Georges Bower devenait une icône, son portrait officiel avec un masque de vengeur masqué deviendrait bientôt aussi connu que celui du Che avec son gros cubain dans la bouche si ça continuait comme ça. Le nouveau héros planétaire de l'Internet s'appelait Georges Bower. Le hashtag #BowerPower fut partagé plus d'un milliard de fois, reléguant loin derrière le record #FuckWest popularisé par les fans de Jay-z après le remariage surprise de Kanye West avec Beyonce. Au plus fort de la Bowermania, je fus pris d'une fatigue totale, de tremblements inexpliqués et je finis par arrêter d'aller au journal. Je ne voulais plus voir les photos de l'arrestation de Georges, sa tête d'ahuri et ses yeux tellement vides.

            Peu à peu, je sombrais dans la paranoïa la plus complète, j'avais l'impression réelle qu'il était partout. J'avais commencé à croire que j'étais persécuté, harcelé par Georges Bower, il changeait sans cesse d'apparence ou d'aspect physique, mais je savais au fond de moi que c'était lui. Il me traquait en se déguisant sous diverses identités. Si je croisais mon voisin, il avait un air de Bower. à la boulangerie, je tombais nez à nez avec une file d'attente de plusieurs Georges qui me regardaient sans parler. Il me semblait même que ma concierge portait à présent une perruque alors qu'en réalité je savais qu'elle était chauve comme Georges. Je devenais fou, littéralement, absurdement. En désespoir de cause, j'appelai Allan à la rescousse.

         Heureusement pour moi, il n'était pas du genre à avoir peur de ce qu'il appela une petite parano de fatigue. Il téléphona à son psychiatre qui au bout de quelques séances diagnostiqua un cas rare de syndrome de Fregoli. Ce trouble psychotique tirait son nom d'un célèbre acteur et prestigieux transformiste italien du vingtième siècle, Leopoldo Fregoli qui lors de ses représentations théâtrales, changeait très rapidement d'apparence et incarnait ainsi plusieurs personnages. J'étais victime d'hallucinations et je devais suivre un traitement antipsychotique. Je fus hospitalisé à Saint-James pendant deux mois.

      Dès que je revins au Newscotsman, je pris la décision d'entrer en contact avec Bower. Les hallucinations avaient cessé. Néanmoins, je demeurais anxieux, obsédé par cette affaire et j'eus le sentiment que pour aller mieux je devais m'excuser auprès de lui et de sa famille. Il fallait que j'affronte la culpabilité, que je me libère de son emprise et coûte que coûte, je devais le convaincre de ne pas dévoiler la vérité. La difficulté était qu'apparemment personne ne savait où le trouver. Cela faisait des semaines que les médias du monde entier avaient perdu sa trace. Aucun journaliste n'avait réussi à remonter jusqu'à lui. Et ça, ça me chiffonnait sérieusement : je ne comprenais pas comment il était possible qu'aucun détail de la détention puis de la libération de Georges n'ait filtré dans la presse. Dans pareil cas, il y avait toujours une source proche de l'enquête pour fournir des informations. Mais là, rien, aucun témoignage, aucune citation anonyme. Pas même dans le Newscotsman. Tout à coup j'ai compris. Rien dans le Newscotsman, c'était ça la clé. C'était tellement évident que je ne l'avais pas vu : Allan savait quelque chose qu'il avait choisi de ne pas publier. Je fonçai à son bureau. Je ne fus pas surpris quand il me confirma qu'il avait veillé à ce que nous soyons les seuls à disposer du rapport d'enquête, car comme je le pressentais, celui-ci n'accréditait pas vraiment ma thèse fantaisiste. A la suite de quoi, Alan caviarda l'information, tout simplement. Il me tendit le dossier que je m'empressai d'aller lire sur la première chaise inoccupée. D'après la police, Georges Bower avait eu un comportement bizarre durant toute sa détention : il avait non seulement gardé le silence de la première à la dernière minute mais il avait refusé de s'alimenter. Il était notifié que c'était sa sœur qui avait réclamé sa mise en liberté et qu'elle était venue lui rendre visite à plusieurs reprises. Connie Bower avait en outre témoigné que Georges n'était affilié à aucune association altermondialiste ou anticonsumériste. Le magistrat en charge du dossier avait conclu que le cas Bower relevait davantage de la cour de récré que de la cour de justice. Il avait donc décidé de le relâcher sans entamer de poursuites à son encontre. Je refermai le dossier Bower non sans avoir noté le numéro de Connie sur un petit bout de papier. Son numéro resta de longues semaines dans ma poche, je ne trouvais pas le courage de les appeler. Jusqu'au jour où les divagations reprirent et que je me mis à entendre la voix de Bower dans la bouche de mon frère. Je finis par lui demander de composer le numéro de Connie à ma place, pour qu'il vérifie que je n'étais pas en train de triper. Quand je fus certain que c'était bien elle au téléphone, je me mis à parler très vite de ma volonté de m'excuser, de mes semaines à l'hôpital, de ma culpabilité permanente, des explications que je leur devais et de mes crises de parano qui revenaient. Après m'avoir écouté sans dire un mot, elle proposa enfin une rencontre dans un bled près de Glascow.

          Si j'avais été l'homme qui avait révélé l'identité de Banksy et que je m'étais retrouvé en face de lui, je ne me serais pas senti plus mal qu'à cet instant. Ils étaient tous deux installés au fond du bar, Georges avait terriblement maigri par rapport aux photos que nous avions publiées. La vitalité de cet homme de soixante ans était presque impossible à observer à l'œil nu. Il paraissait au bout de sa vie. Comment dire autrement ? C'était consternant. Je transpirais en abondance. C'était pire que tout ce que je craignais. A ses côtés, une femme un peu plus jeune regardait dans ma direction. La peur tabassait mon courage : je ne pouvais pas les affronter mais c'était trop tard pour renoncer. J'étais effrayé par les lunettes noires de Connie Bower. A son invitation, je m'installai malgré tout, ruisselant, chancelant. Georges était ailleurs, ça se voyait, même du coin de l'œil parce que je n'osais pas le regarder en face. Puis, elle retira ses lunettes, et d'instinct, il me sembla que ces yeux-là ne voulaient pas de mal.

       Sans préliminaire, elle m'apprit qu'il avait arrêté de s'alimenter depuis plusieurs semaines. La tête de Georges et son allure de squelette en chemise disaient la même chose. Je sentais le sol se dérober sous mes pieds. Au fur et à mesure que Connie me révélait l'état quasi-végétatif de son frère, je commençais à avoir du mal à respirer. J'étais épouvanté, j'attendais que le couperet tombe et qu'elle me crache enfin sa haine au visage. En chemin, j'avais préparé ma défense, j'avais cherché la meilleure histoire à leur raconter, pour qu'ils ressentent de l'empathie à mon égard et qu'ils comprennent que ce n'était pas ma faute au bout du compte. J'avais été dépassé et abusé, tout comme eux. En vérité, si on devait blâmer quelqu'un c'était Allan. Après tout, c'est lui qui m'avait jeté dans ce merdier, c'est lui qui avait inventé Papy Gandhi, c'est à cause de lui que j'avais fini au bord de la folie. Puis, bon, c'était les médias qui s'étaient emballés tout seuls comme d'habitude. Moi, j'étais comme eux, une victime de la grande kermesse médiatique. On avait été jeté à bord d'un manège infernal. Sans ceinture de sécurité, sans moyen d'en descendre. On allait s'écraser si ça continuait comme ça. Mais on avait de la chance enfin, le grand huit avait ralenti, alors, il fallait sauter en marche et surtout, ne pas reprendre de ticket, quitter le luna-park, fuir et rester planqués. J'avais prévu de finir par les sentiments : « je sais bien que je suis la dernière personne à qui vous avez envie de rendre service, mais vraiment du fond de mon cœur, c'est une question de vie ou de mort, les médecins m'ont dit que si je rechutais, c'était fini pour moi, l'internement d'office chez les gogolus du pavillon 28, la camisole et tout le toutim ».

             Mais comment leur dire ça maintenant, là devant eux, à côté de cet homme plus mort que vivant. Je me sentais tellement puant, merdique, je n'avais plus la force de mentir encore et encore. Alors je me mis à tout déballer. Je leur dis que j'avais tout inventé, et c'est la seule fois peut-être où je vis les muscles du visage de Connie se tordre sous la tension. Elle me répondit sèchement qu'elle était la mieux placée pour le savoir. Me rendant compte de ma maladresse, j'étais mortifié, mais je poursuivais, il fallait que ça sorte à tout prix, je racontai les nuits entières à rêver de Georges, de son regard accusateur que je voyais partout, de mon frère parlant avec sa voix.. Je lui dis à quel point j'étais dévasté de le voir dans cet état, que tout ça était de ma faute, et que j'étais profondément désolé d'avoir déclenché tout ça, que je m'en voudrai jusqu'à ma mort. Je parlais la gorge pétrifiée, les yeux rougis. Je parlai jusqu'à n'avoir plus rien à dire d'autre que pardon, que je répétais encore et encore, en espérant un signe de Georges qui ne vint jamais.

           Elle me laissa terminer en silence.  Puis, lorsqu'elle prit la parole, ce fut pour me soulager. Si elle avait accepté de me rencontrer, c'était précisément pour cette raison, pour m'éviter une souffrance aussi erronée qu'inutile. Avec une gentillesse que je n'oublierai jamais, et alors que mes pieds battaient la chamade sur le sol, elle me confia que si Georges venait à mourir, je ne devais en aucun cas me sentir coupable ou responsable de quoi que ce soit. J'étais hébété, incapable d'émettre le moindre son.

— Ce que vous avez écrit n'a rien changé dans la vie de Georges, rien du tout. Vous pouvez me croire, tout ce bazar sur Papy Gandhi il ne l'a même pas remarqué, il est mort il y a bien longtemps mon Georges vous savez.

        Je n'arrivais pas à comprendre de quoi elle parlait alors je la laissais poursuivre, j'étais de toute façon incapable de l'interrompre :

— Georges est mort en 88, le jour où la distillerie de Broadfield Lane a explosé.

      Dans ma tête, les images commencèrent à défiler, et les articles de presse. Je me rappelais de l'un entre eux en particulier « Horreur et scène de fin du monde à Broadfield ». Je me souvenais à peu près de l'histoire de lithuaniens ou d'estoniens qui fabriquaient de la vodka artisanale au fond d'un entrepôt clandestin. L'explosion souffla la moitié du pâté de maison, je me rappelais d'images aériennes effroyables montrant la rue Broadfield rayée de la carte, entièrement recouverte de cendres. Je suppose que Connie lut mon visage que je comprenais de quoi elle parlait puisqu'elle continua :

— Ce que je veux vous faire comprendre c'est que la vie de Georges parmi nous s'est finie ce jour-là.

— Mais… mais… excusez-moi mais je ne suis pas sûr de vous suivre. Georges était sur Broadfield avec sa petite famille. Ils devaient récupérer un bouquet de fleurs pour notre mère et des livres pour les filles. L'explosion a eu lieu vers seize heures. Georges a survécu mais sa femme et les enfants sont morts sur le coup. Ils étaient du mauvais côté de la rue, certainement chez la fleuriste. Georges était sur l'autre trottoir, probablement à regarder les titres de journaux devant la librairie Jones comme il aimait bien le faire. Sinon il serait mort avec eux. Lorsqu'il a été secouru, il était incapable de parler, il essayait de toutes ses forces de crier mais rien ne sortait de sa bouche, à part de la cendre. Il déambulait à la recherche de sa femme et de mes nièces.

      Ses yeux se remplirent de larmes. Elle baissa la tête, et au bout de quelques instants, elle finit par reprendre son récit :

­­— Du côté de la rue où se trouvait sa famille, il ne restait plus rien, tout avait disparu, soufflé par l'explosion.

         A vrai dire, j'eus du mal à réagir, je devais assimiler ce que je venais d'entendre. J'étais abattu par l'histoire tragique de Georges, furieux contre mon impuissance à ne pas pouvoir réparer ce que j'avais fait à Connie. Pour Georges, c'était inutile, maintenant je le savais, toute tentative de lui demander pardon ou de rétablir la vérité serait vouée à l'échec : pour lui, ça ne changerait rien, il était mort comme avait dit Connie. C'est à elle que je devais penser. En l'écoutant, j'ai compris qu'elle s'était préparée au deuil de son frère, qu'elle avait fini par accepter qu'il fût parti en même temps que ses nièces. Mais en faisant de son frère une célébrité, j'avais tout fait voler en éclat. J'avais rendu son deuil pratiquement impossible, car partout, tout le temps, on venait lui rappeler son visage, sa silhouette, son existence. M'exprimer publiquement pour démentir n'aurait fait qu'amplifier une nouvelle fois sa douleur. J'étais bloqué, je ne pouvais rien faire. Oui, il était trop tard pour Georges, mais en vérité, il était surtout trop tard pour elle et pour moi. Et il y avait cette question qui me torturait et que je devais poser sous peine de ne jamais avoir de réponse.

­— Pourquoi Georges fermait-il les magasins de Stockbridge ?

           Connie me retranscrit avec ses mots, simples et justes, ce que les psychiatres lui avaient dit : il est possible, vraisemblable même, que la dernière image que le cerveau de Georges a enregistrée est celle de la pancarte d'ouverture de la librairie Jones. En retournant la pancarte dans les magasins où il entre, il tente de façon symbolique de revenir à l'instant précédant la catastrophe. En d'autres termes, il cherche à faire disparaître la raison qui les a conduits là-bas. Si les commerces avaient été fermés, sa femme et ses enfants seraient encore vivants. Il veut reprendre le cours de sa vie avant son interruption brutale. Et comme à chaque fois il échoue, et bien il recommence. Inlassablement, il tente encore et encore de réparer la réalité.

             L'enfer de Georges et de Connie a pris fin trois jours après notre rencontre. Les journaux parlèrent à peine de sa mort. Avant de passer de vie à trépas, Georges était passé de mode. C'était Wayne Rooney l'attaquant de Manchester qui était au centre de l'actualité désormais. Allait-il disputer la Coupe du Monde ? Tout le pays retenait son souffle. Depuis que sa relation amoureuse avec un arbitre de Premier League avait été révélée, on ne parlait plus que de ça. Ensemble, ils étaient accusés d'avoir faussé les résultats du championnat. Pendant leur idylle, l'arbitre John Dale était soupçonné d'avoir pris des décisions qui avantageaient son « Honey Rooney », avant de faire exactement l'inverse quand son amant l'avait quitté.

          Wayne Rooney n'a pas disputé la Coupe du Monde, j'ai fini par quitter le NewScotsman et encore aujourd'hui, quand je rentre dans un magasin et que je tombe sur un petit écriteau ouverture qui se balance, accroché à la devanture, si je peux je le retourne et je me souviens de Georges Bower.

 

 

 

 

  • Tout, j'ai tout aimé. Well done :-) C'est pour ce genre d'histoires que je reste pendu à WLW, merci.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Jom3

    jom

    • rooo je suis nul je vous ai jamais répondu ! eh bien merci je suis content que ça vous ait plu. so long mister

      · Il y a plus de 8 ans ·
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      Edgar Fabar

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