Giant

mayana

I.

Il n'était qu'un vulgaire brumby. Issu de décennies de croisements de chevaux redevenus sauvages. Et pourtant, l'étalon dominant avait quelque chose de noble. Il émanait de lui cette supériorité qu’ont seuls les plus racés. Peut-être était-ce également son sang Arabe qui dominait malgré tout.

Il était néanmoins plus grand qu’un Arabe, avec des sabots plus larges.
Mais son encolure, courte et puissante, était surmontée d'une tête joliment bombée aux grands yeux espacés. Mélange d’arrogance et de nervosité. Les oreilles sans cesse en mouvements, naseaux dilatés, il ne relâchait jamais  son attention.

Alors qu’il n’était qu’un deux-ans, errant autour du troupeau, l’attaque était venue du ciel. Le bruit, léger dans un premier temps, s’était intensifié jusqu’à devenir assourdissant. Ce n’était pas la première fois qu’ils l’entendaient, mais jamais aussi fort. Cela avait déclenché un vent de panique, dispersant le troupeau au sein du bush Australien. Malgré la fuite, presque tous avaient péri ce jour-là. Lui-même, touché à l’encolure, en gardait un souvenir cuisant.

Depuis, à chaque fois qu’il avait de nouveau entendu le bruit, même de façon ténue, il se mettait à l’abri. Lorsqu’il avait remporté la tête de son troupeau, deux ans auparavant, il avait pris pour habitude de mettre ses femelles et leur progéniture à couvert, poussant, mordant ou frappant jusqu’à-ce que chacun d’entre eux soit protégé par le fond d’une vallée ou une épaisse végétation.

Depuis quelques jours, il était nerveux. Perché sur une butte à l’écart du troupeau, il surveillait les alentours, tous ses sens en alerte. La veille, un des trois-ans qui suivaient le troupeau l’avait défié, excité par les chaleurs de plusieurs juments, et le combat avait été rude.

Son adversaire n’avait pas pris la mesure de sa supériorité physique et avait persisté, jusqu’à se faire sérieusement blesser. L’étalon avait remporté le combat, mais il était fourbu. Bien qu’encore jeune, il devait régulièrement défendre sa place en ces périodes de reproduction.

La jument dominante le rejoignit au petit trot et vint se poster à ses côtés. Comme lui, elle arborait une magnifique robe gris souris, blanche avec les crins presque noirs. Elle était la plus âgée du troupeau, et la trentaine d’individus qui le composaient se fiaient à sa sagesse. D’habitude, sa présence apaisait l’étalon, mais elle aussi semblait nerveuse. Pourtant, rien ne semblait différer de d’habitude. La chaleur coiffait de sa chape les êtres qui attendaient paisiblement le déclin du soleil.

II.

Sam cracha le brin de paille qu’il était en train de mâchouiller. Comme toujours lorsqu’il était irrité, il avait besoin de s’isoler. Holly, le dogue argentin qui lui servait à la fois de chienne de défense et de compagnie, vint s’asseoir contre sa jambe. Elle le regardait, les yeux pleins d’interrogation.

L’homme lui caressa distraitement la tête, tout en tirant un second brin de paille de la botte contre laquelle il se tenait.

Du haut de ses 40 ans, il n’en avait toujours fait qu’à sa tête. Au niveau personnel, aucune femme n’était parvenue jusque-là à lui faire jeter l’ancre plus de quelques semaines.

Sur le plan professionnel, contre l’avis de ses parents, il s’était engagé sur la voie de pilote d’hélicoptère et avait monté une petite société.

Désormais, il possédait plusieurs appareils et employait 5 personnes, parfois plus lorsque des missions le nécessitaient.

Il louait ses services aux fermiers australiens, qui faisaient appel à lui lorsqu’ils souhaitaient rassembler leurs troupeaux.

Sam et son équipe construisaient alors un corral, puis ils y poussaient les vaches éparpillées dans le bush, à l’aide des hélicoptères et de quelques jackaroos au sol. Respectueux des animaux, Sam prenait toujours garde à ne pas trop les pousser, afin de leur éviter un coup de chaleur ou un membre brisé.

Il lui arrivait parfois de se voir confier d’autres tâches, comme la capture de buffles sauvages qui détruisaient les récoltes ou le prélèvement d’œufs de crocodiles pour en réguler les populations et approvisionner les élevages.

Mais jusqu’à présent, il n’avait jamais accepté d’opération brumby.

Ces chevaux redevenus sauvages se reproduisaient sans prédateur et il arrivait régulièrement que des fermiers fassent réguler leur population. Des hélicoptères les prenaient alors en chasse et les abattaient depuis les airs, avec plus ou moins de succès. Certaines bêtes agonisaient pendant plusieurs jours.

Bien qu’étant conscient de l’environnement dans lequel il évoluait, Sam évitait de descendre des animaux lorsque cela lui paraissait inutile ou cruel.

Aujourd’hui, il se trouvait face à un dilemme. Joseph Stewton, l’un des plus grands propriétaires terriens d’Australie et accessoirement son principal client, lui demandait d’éliminer une centaine de brumbies qui saccageaient ses cultures et pillaient le fourrage de son bétail.

Cela allait à l’encontre de tous ses principes, mais s’il refusait cette mission, Sam s’exposait à la perte d’une grande partie de ses revenus.

Il jura, et, pulvérisant un tas de crottin d’un coup de botte, retourna dans son minuscule bureau.

-         Allô, Stewton ? Sam Beckett à l’appareil. C’est d’accord, j’éliminerai ces brumbies.

-         Je suis content de vous l’entendre dire !

-         Par contre, j’aimerais les abattre proprement, et pour cela il me faudra les regrouper dans un corral.

-         Pas de souci, mon vieux ! Faites ce que bon vous semble, du moment qu’ils disparaissent de mes terres.

Sortant du bureau, il héla Andy, son second.

-         Trouve-moi une dizaine de jackaroos et prépare tous les appareils. Nous partons demain à l’aube pour plusieurs jours. Fais charger le camion avec le corral mobile, et emmène 2 fusils par personne.

-         Bien, patron ! On va à la chasse aux dingos ?

Andy était un tireur hors pair et ne ratait jamais une occasion d’exercer son talent.

-         Beaucoup moins marrant : ce sont les brumbies nos cibles.

-         Dans ce cas, ça vous ennuie si j’emmène ma sœur ? Louisa n’a pas souvent l’occasion de s’amuser, la pauvre : elle termine tout juste ses études de médecine.

-         Je viens de te dire que ce ne sera pas drôle ! Et je ne vois pas ce qu’une citadine va venir faire dans nos pattes.

-         Je vous promets qu’elle se tiendra bien. Elle a fait pas mal d’équitation, elle pourra toujours être utile pour rabattre les troupeaux.

Sam se retourna et contempla le bush. Le soleil déclinant teintait la végétation d’ocre et de feu. Au loin, le cri d’un animal sauvage.

Soudain, il eut une idée. Il courut au bureau et contacta Johan, son ami d'enfance et chef du comté. S'il voulait mettre son plan à exécution, il allait lui falloir toutes les ressources possibles.

III.

L'étalon dominant avait cessé de bouger depuis maintenant 1/2 heure. Le troupeau était à découvert, mais ils n'avaient pas eu le choix : après plusieurs jours de fausses alertes et d'allers et retours en lieux sûrs, les juments et leurs poulains étaient affamés. Ils avaient besoin de quelques heures de répit pour se nourrir correctement.
Puis il les entendit. Un son ténu, tout d'abord. Puis de plus en plus fort, jusqu'à distinguer trois sources différentes. Il ressentait leur grondement jusqu’au sein de ses entrailles.

Immédiatement en alerte, il contourna le troupeau, la jument dominante derrière lui, et entreprit de les diriger vers le fond de la vallée où ils s'étaient réfugiés à maintes reprises depuis plusieurs jours. L'un des engins leur barra la route, mais bien que son instinct lui dicte de s'enfuir, son expérience l’incitait à ne pas céder.
Il força le passage. Un monstre se rapprocha, descendant juste au-dessus d'eux, couchant les herbes et certains arbustes. Les plus jeunes juments commençaient à paniquer. Mais il ne les lâchait pas, mordant celles qui faisaient signe de vouloir faire demi-tour, bousculant les poulains qui s'enfuyaient.
Il réussit tant bien que mal à contenir le troupeau pour le diriger, lentement, vers les premiers bosquets. S'ils parvenaient à rejoindre la lisière, ils seraient sauvés. La forêt menait ensuite vers une étroite vallée où il serait beaucoup plus difficile de les poursuivre.
Tout à coup, deux autres engins vinrent se ranger à côté du premier. Les trois monstres reculaient lentement, pour se maintenir entre la forêt et les chevaux. À nouveau, les plus faibles tentèrent de s'enfuir, et une fois de plus, il dut mettre toute son énergie pour les forcer à maintenir le cap.
Il ne sentait pas la fatigue. Déjà, ils se trouvaient sous les arbres. Bientôt, la vallée.
Soudain, le coup de feu partit. Puis un autre. Il stoppa net. Malgré toute sa volonté, malgré tout son courage, son instinct repris le dessus. Il fit volte face, et s'enfuit aussi vite que possible. Il ne se souciait plus du troupeau, plus rien n'avait d'importance, hormis le fait de mettre le plus de distance entre lui et les détonations. Les juments le suivaient, pas par confiance mais parce qu’elles étaient aussi paniquées que lui. Après plusieurs minutes, il compris qu'ils étaient dirigés par les monstres, mais il lui était impossible de dévier du chemin qu'ils avaient choisi pour lui : à chaque tentative, un nouveau coup de feu stoppait toute volonté de sa part.
Au bout d'une heure de course au coeur du bush, ils arrivèrent devant un corral. Là encore, il tenta d'esquiver le piège, mais il était trop tard. Le troupeau poussait, et une dizaine de cavaliers appuyaient les hélicoptères.

IV.

Quelques minutes plus tard, Sam rejoignit les jackaroos qui achevaient de verrouiller les barrières. Tous étaient exténués. Même pour ceux qui en avaient l'habitude, jamais un troupeau de brumbies n'avait été si difficile à manœuvrer.

Andy termina le décompte : 32 chevaux en tout. Piètre résultat, mais qu’importe ! Sam rassembla son équipe, et donna ses instructions. Grâce à la communication faite par Johan au sein du comté, la plupart des chevaux pourraient être débourrés puis vendus à bas prix comme bêtes de somme, de monte, voire même de compagnie.

Seuls les animaux blessés, malades ou indomptables seraient abattus.

Le tri commença. Mélange d’encolures, de sueur, de crins, la confusion était grande. Avec peine, ils parvinrent à isoler l’étalon de son troupeau. Le laisser parmi les juments aurait fait prendre trop de risques aux jackaroos, il aurait certainement protégé les siens. Désormais, enfermé dans un corral de la taille d’un grand box, il refusait de s’abreuver et guettait de loin ce qu’il advenait de sa troupe.

Tous les poulains de moins d’un an furent laissés auprès de leur mère, à l’exception de l’un d’entre eux qui s’était cassé une jambe dans la cohue : il fut immédiatement abattu. La détonation sema un vent de panique parmi les bêtes qui recommencèrent à s’agiter. L’étalon hennit.

La dizaine de juments étaient toutes de bonne constitution et en excellente santé. La plupart d’entre elles étaient pleines ou accompagnées d’un poulain (voire les deux). Elles restèrent dont toutes dans le corral principal.

Les dix deux-ans furent séparés du troupeau et le débourrage put commencer dès le lendemain. Les jackaroos travaillaient à la chaîne, deux par deux. Ils commençaient par isoler chaque cheval, lui attachaient une jambe avant en l’air, puis, à grands renforts de « Ah-Ho » prononcés d’une voix profonde et calme, tentaient de gagner sa confiance. Pour ceux qui continuaient à rouler les yeux après plusieurs dizaines de minutes, le second jackaroo les faisait basculer au sol, pendant que le premier s’asseyait sur son encolure. Le cheval, totalement dominé, finissait alors par s’en remettre à l’homme.

La nourriture aida également les humains à se faire accepter, en particulier par les juments qui semblaient reconnaissantes qu’on prenne soin d’elles et de leurs poulains.

Au final, après deux jours de travail acharné, seul l’étalon était toujours impropre à une quelconque exploitation humaine.

Les gars, exténués, voulaient rentrer chez eux. Andy s’approcha discrètement de Sam, et il lui suggéra de l’abattre afin de gagner du temps.

« De toutes façons, on n’en tirera rien ! Qui voudrait d’un étalon dominant dans ses écuries ? ».

Sam accepta, et se dirigea vers l’ancien maître du harem. Il observa pour la première fois l’animal, dont les yeux roulaient dans leurs orbites. Il n’avait presque pas bu ni mangé en deux jours. Effectivement, son avenir semblait incertain. Il s’approcha encore, et constata qu’une ancienne blessure avait laissé une marque de part en part de son encolure. Lorsqu’il réalisa qu’il s’agissait probablement d’une balle de fusil, l’étalon se cabra. Les naseaux dilatés, il était fou de rage. Fouettant l’air de ses sabots, la queue relevée, il semblait impossible à approcher.

Se reculant de quelques mètres, Sam constata qu’il avait devant lui une sorte d’Arabe géant : il en avait la morphologie et la grâce, mais dans des proportions beaucoup plus importantes.

Sa contemplation fut interrompue par le cliquetis d’un fusil.

« Alors, patron, je l’abats maintenant ? »

L’étalon se figea. Tourné face à l’arme, il observait son bourreau, hypertendu. Le seul bruit était celui de l’air qui pénétrait par à-coups dans ses naseaux, comme s’il cherchait à comprendre les intentions de l’humain qui lui faisait face.

Sam s’approcha, et parvint cette fois à le toucher. Il posa la main sur son encolure, et l’animal ne réagit pas. Il fixait toujours Andy et son arme.

« Laisse-le moi, je verrai ce que je peux en faire ».

« Vous êtes fou, y’a rien d’bon, là-dedans ! »

« Au pire, il peut être un bon reproducteur : qui cracherait sur un Arabe géant ? »

Andy baissa son canon et tourna les talons. Après quelques instants, l’étalon s’ébroua pour se débarrasser de la main de Sam, mais il resta à ses côtés.

« Hey, tu serais pas intelligent, toi ? »

Délaissant les lassos et autres accessoires, il pénétra dans le minuscule corral. L’étalon releva brusquement l’encolure, mais il resta planté sur ses sabots. Sa queue fouettait l’air bruyamment.

Sam lui parla d’une voix grave.

« Comment vais-je t’appeler ? Le Survivant ? Non, trop long… Giant ! Ca, ça a de la classe ! »

L’étalon accepta de renifler la main qui lui était tendue. Quelques minutes plus tard, il s’empara d’une poignée de foin, puis, enfin, Sam put flatter son encolure. Il n’avait cessé de lui murmurer des paroles apaisantes qui semblaient avoir eu leur effet.

Les gars contemplaient la scène, de loin. Louisa, la sœur d’Andy, était émerveillée. Ces deux dominants semblaient s’être apprivoisés l’un et l’autre. Elle avait eu un coup de cœur pour Sam deux jours plus tôt, mais il ne s’était pas laissé approcher. Elle sentait toutefois qu’il n’était pas insensible à son charme, mais plutôt concentré sur la mission qu’il devait accomplir.

Sam se retourna. Leurs regards clairs se croisèrent. Il sourit.

L’étalon lui donna alors quelques coups de naseaux dans le dos. Il se remit face à l’animal, et le laissa s’imprégner de l’odeur de son torse.

Le lendemain, lorsque les hommes auraient emmené le troupeau et qu’ils seraient seuls, il l’harnacherait et commencerait alors une relation quasi-exclusive entre l’homme et cet animal.

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