PHIDZY

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Je connaissais Phidzy. Lorsque je partais plus de 24 heures, elle était capable de tout. Aujourd’hui, j’abandonnais nos promenades, je quittais Le-Chambon-sur-Lignon, la Haute-Loire ne serait plus que des souvenirs et des week-ends espacés. Que déciderait-elle ?

Elle ne me quittait pas des yeux et hochait la tête, les oreilles en avant. Ma mère me dit en riant qu’elle « m’avait à l’œil ». Je ne riais pas. Mon passé se confondait avec celui de Phidzy. Depuis toujours, nous avions partagé nos jeux et nos joies, notre amour avait été si fusionnel que je redoutais l’effet de mon absence. Tout à leur peine de me voir quitter la maison, mes parents ne prévoyaient pas le drame qui leur ferait vite oublier mon éloignement.

Phidzy se promenait parmi nous comme une intime, il ne lui manquait que sa flûte de champagne. Habitués à ses farces, tous les membres de ma famille réunis pour fêter le départ des trois cousines lui flattaient l’encolure, la caressaient, l’embrassaient… S’ils lui glissaient des mots doux à l’oreille, c’était pour me rendre jalouse et pour l’entendre hennir, lèvre relevée, d’un air entendu. Répétant le même sketch depuis des années, Phidzy me regardait alors en feignant de s’ébrouer puis se détournait avec hauteur. « Elle a son caractère », ne manquait pas de commenter mon père. Je me précipitais pour me réconcilier. Alors, comme toujours, Phidzy se gaussait de moi en piaffant comme au manège, lorgnant les spectateurs complices qui éclataient de rire.

Je me détournai ; rassérénée, Phidzy continua le tour du propriétaire. Les larmes me montaient aux yeux : finalement, se doutait-elle que mon départ était proche ? Deux heures tout au plus, et je ne la reverrais pas avant deux semaines, quatorze jours, trois cent soixante heures… Jamais je ne serais restée aussi longtemps éloignée d’elle. Tenant à peine sur ses pattes, elle avait posé la tête sur mon épaule et m’avait grignoté les cheveux comme si nous nous taquinions depuis toujours. Lorsqu’il avait été question de lui présenter un étalon, elle avait fait des sauts de carpe effarouchée. Et il n’en avait plus jamais été question. « Il y en a qui voue leur vie à Dieu, avait dit ma mère, Phidzy voue la sienne à Eva. » Et Phidzy était restée vierge. Toute sa vie.

Est-ce pour cette raison qu’à dix-huit ans, je n’avais toujours pas de petit ami ? En trouverais-je un à Montpellier ? Ou bien la présence de Phidzy me hanterait-elle au point d’influer sur ma vie la plus intime ?

Majestueuse dans sa nudité que personne ne semblait remarquer, Phidzy allait et venait, telle une déesse Lare. Avalant d’un trait le reste de ma flûte, je m’enfermai dans le bureau de mon père et tentai de me vider de toutes mes larmes. Depuis mon enfance, j’avais été heureuse, je n’avais pas beaucoup pleuré ; il me sembla que mes réserves de larmes étaient inépuisables.

Des coups furent frappés à la fenêtre. C’était Phidzy. Comme si elle seule pouvait se permettre de me rappeler que la séparation était imminente.

Je me levai, me jetai de l’eau froide sur le visage et me promis de revenir dès le samedi suivant. Lorsque j’ouvris la porte, je sus que Phidzy n’était pas dupe. Au lieu d’enfouir sa tête dans le creux de mon épaule, elle se détourna et hennit en direction de la voiture. Son sabot claquait sur le sol. Pourquoi serait-elle impatiente que je parte ? Je crus qu’elle plongeait dans ses souvenirs. Pouvais-je imaginer que son plan était déjà mûr ? Qu’elle était pressée de me savoir partie afin de le réaliser sans attendre ?

Mon père, qui voulait à tout prix éviter les effusions sentimentales, klaxonnait en faisant semblant de râler ; ma mère me pressait pour éviter d’« ameuter tout le quartier », des baisers furent envoyés à foison et je rejoignis mes deux cousines sur les banquettes arrière. La voiture démarrait ; au fond du pré, Phidzy regardait l’horizon.

Aujourd’hui, un regret irrémédiable m’étreint lorsque je repense à cet instant, dont le souvenir est inscrit en moi, seconde après seconde. Sitôt sur la départementale, mes cousines et moi hurlions « Montpellier, nous voilà ! » ; Phidzy était oubliée. Montpellier, c’était mon école de photo, la vie d’étudiante, la musique – les garçons, qui sait ? Mon appareil-photo, sur mes genoux, remplaçait déjà Phidzy et je ne m’en apercevais pas.

Les semaines défilèrent à toute allure. Je ne rentrais pas le week-end, j’avais rencontré Luc et les samedis soirs étaient des moments privilégiés pour photographier la vie nocturne. C’était l’un des thèmes que j’avais choisis pour mon reportage sur Montpellier. Je ne me décidais pas encore. Je me laissais le choix. Je ne pensais qu’à ce « reportage original » demandé par la ville et transmis par notre prof. Le lauréat serait certainement premier de la promotion. Le diplôme serait assuré…

Un mois et demi avait passé quand je reçus un appel de mon père. Inhabituel. C’était toujours ma mère qui composait le numéro, nous parlions longuement et puis mon père me disait quelques mots, qui se transformaient parfois en une conversation interminable et passionnante. Papa paraissait embarrassé. Il n’arrivait pas à « cracher le morceau » – expression que lâchait ma grand-mère maternelle quand elle ne supportait plus de le voir « tourner autour de pot » : « Mais crache-le donc, ton morceau ! Qu’on en finisse ! » D’habitude, cela avait toujours pour effet de tous nous faire rire. Cette fois, l’expression m’est revenue et avec elle le souvenir de ma grand-mère, que nous n’entendions plus que grâce aux enceintes de l’ordinateur, lorsque nous ouvrions les « fichiers familiaux » dûment classés par papa.

Ma mère lui a pris le téléphone des mains : « Eva, Phidzy s’est enfuie. »

L’appartement s’est volatilisé, une coupure générale de courant a plongé Montpellier dans le noir, la planète entière s’est dissoute dans l’espace... Près de moi, un garçon s’inquiétait, me demandait ce qu’il y avait. Que faisait cet inconnu chez moi ? Je le jetai dehors avant de me souvenir que c’était Luc. Je rouvris la porte, lui expliquai, mais il ne pouvait comprendre : je ne lui avais jamais parlé de Phidzy. Je l’avais trahie. Pour lui, elle n’était qu’un cheval – « le meilleur ami de l’homme », précisa-t-il avec une moue approbatrice. Je sus alors que ma relation avec Luc venait de se terminer. Luc et son expression toute faite, figée, vide de sens. Phidzy n’était pas ma meilleure amie : elle était moi, j’étais Phidzy ; comment avais-je pu l’oublier ?

Phidzy était partie le jour même de mon départ, un mois et demi plus tôt.

Mes parents n’avaient pas osé m’en parler. Ils s’y étaient décidés parce que, avaient-ils appris tout récemment, certains chevaux se comportaient comme les chiens et les chats qui parcourent des centaines de kilomètres pour retrouver leur maître. Je pensai que je n’étais pas la maîtresse de Phidzy, et puis que ce n’était peut-être pas le moment de rappeler à mes parents ce qu’étaient les amours inconditionnelles : j’avais trahi Phidzy.

De son côté, elle me recherchait ; depuis mon départ, elle n’avait jamais cessé de me rechercher. J’allais raccrocher pour sortir et crier son nom à travers les rues lorsque la voix de ma mère m’a retenue. Pas ce qu’elle disait, car je ne l’entendais pas. C’était une intonation qu’elle n’avait eue qu’à la mort de sa mère.

« Phidzy est malade. Nous l’avons appris juste avant ton départ. Nous ne t’en avons pas parlé pour ne pas te faire de peine. Tu comprends, tu aurais pu décider, sur un coup de tête, de ne pas partir à Montpellier, de rester avec elle. Tu aurais sacrifié ton avenir. Cette école ne t’aurait pas reprise. Nous avons bien fait, n’est-ce pas ?

–            Dites-moi tout de suite qu’elle est morte. Ne tourne pas autour du pot, maman, crache le morceau !

–            Non, Eva. Je te le promets. Elle est partie. »

En vie… Elle était en vie. Oui, jamais elle ne mourrait sans me revoir. C’était pour moi une certitude. Je raccrochai et sortis. Luc était-il parti ? Était-il à mes côtés ? Je n’en ai aucun souvenir. Quand revint-il prendre ses affaires ? Je ne m’en souviens pas davantage. Il était sorti de ma vie au moment où Phidzy y était entrée à nouveau.

Dehors, le ciel était clair, l’air était tiède, « la nuit était blonde » ; mon appareil entre mes seins, c’était un peu Phidzy que je serrais contre moi, que je protégeais contre tous les dangers qui la menaçaient.

Il était quatre heures lorsque je l’ai entendue pour la première fois. Ses sabots, je les aurais reconnus entre mille, même usés, même brisés. Des sabots dans les rues de Montpellier.

Ils résonnaient de maison en maison, d’immeuble en immeuble. Le vent léger, plus chaud d’instant en instant, semblait sortir de ses naseaux. Étais-je devenue folle ? Phidzy avançait toujours. Les bruits de ses pas provenaient de toutes les directions à la fois. Je me suis immobilisée au croisement de plusieurs ruelles, l’appareil à la main ; j’ai ôté le cache de l’appareil-photo, j’ai voulu le ranger dans une poche, mais je n’avais aucune poche.

Alors, pendant de longues secondes, j’ai inspiré ; puis j’ai hurlé son nom, je me suis vidé de mon oubli. Lorsque j’ai respiré à nouveau, mes joues étaient mouillées, mon cœur était irrigué par le souffle de Phidzy. Plus aucun son. Les bruits de pas avaient cessé. J’ai regardé autour de moi et je l’ai vue ; immobile à moins d’un mètre de mes mains qui se tendaient vers elle. Son souffle me réchauffait. Je me suis approchée comme une aveugle. Elle s’est laissé faire. Son regard ne me quittait pas. Il me disait : « Qu’est-ce que tu croyais ? Que tu partirais comme ça ? Que je t’attendrai ? Comment as-tu pu méconnaître à ce point qui j’étais ? »

Phidzy m’a suivie. Je n’avais pas prononcé un mot. Je l’ai menée jusque dans le jardin sur lequel donne mon studio. L’herbe y était épaisse et grasse. Elle ne mangeait pas, elle attendait. N’avait-elle plus confiance ? C’est moi qui ai posé mon visage contre son épaule. Elle ne bougeait toujours pas. J’ai ri, soudain : c’était tout Phidzy, ça, ce caractère tenace, intraitable, elle ne cèderait sur rien.

« Qu’est-ce que tu veux, alors ? Dis-moi… »

Phidzy s’est aussitôt retournée. Je l’ai suivie jusqu’à ma porte, que j’ai ouverte. Elle est entrée et a marché jusqu’à la fenêtre, que j’ai dû ouvrir aussi. Alors, elle a fait demi-tour et m’a poussée dehors, jusqu’à l’endroit où nous nous tenions auparavant, dans le jardin. Passant sa tête par la fenêtre, elle a entrepris d’inspecter le lieu où je vivais sans elle. Avec son autorisation, je suis rentrée. J’ai poussé le lit sous la fenêtre et me suis couchée, sa bouche contre mes cheveux. Je crois que nous nous sommes endormies en même temps.

À mon réveil, Phidzy avait déjà pris un bon petit-déjeuner. Elle m’a saluée en trépignant, bousculant le réveil. En retard ? Nous l’étions. En trois minutes, j’étais prête et partais en cours, Phidzy sur mes talons. Le téléphone a sonné : « Phidzy est là ! Oui, papa, tout va bien ! Elle reste avec moi. Non, ce… Oui, mais… Écoute… Bon, je n’ai pas le temps, je suis en retard, au revoir ! » Phidzy semblait ravie du tour que je venais de jouer à mon père, en lui raccrochant au nez. Toute fière, elle trottait en s’étonnant de ce qui l’entourait autant qu’elle semblait vouloir attirer les regards sur nous : « Eva et moi, maintenant, c’est pour la vie. »

La vie… L’avertissement de ma mère m’est revenu en mémoire. Phidzy était-elle vraiment malade ?

Les autres étaient déjà rentrés. « Et maintenant, qu’est-ce que je fais de toi ? »

Phidzy a henni et s’est immobilisée, comme un soldat de la garde royale. Ses yeux seuls s’autorisaient à bouger. Phidzy décidant de se faire toute petite, c’était nouveau. J’en ai été remuée, de ma nouvelle Phidzy, mais je me demandais aussi si l’on pouvait à ce point changer sans une raison vraiment grave. Était-ce à cause de moi ? Simplement à cause de moi ?

À midi et demie, elle était là, immobile. Je la voyais depuis la cour. Elle tournait la tête à gauche et à droite, comme surprise par la vie citadine. Elle s’étonnait d’avoir à connaître ce monde bizarre, si différent de ses montagnes cévenoles. Aucune nostalgie mais une curiosité amusée : Phidzy étudiait les hommes plus qu’ils ne s’intéressaient à elle. Ils ignoraient que cette jument plantée au milieu d’une ville de deux cent cinquante mille habitants venait de parcourir 250 kilomètres pour retrouver son âme sœur. C’était moi et je l’avais oubliée. Cette vérité m’avait hantée toute la matinée.

Phidzy s’est imperceptiblement redressée lorsqu’elle m’a vue. Quelques copines se sont approchées. Phidzy les a laissé faire, jouant la bonne pâte. Un coup de sabot et je sonnais la fin de la récréation : Phidzy et moi avions des choses à nous dire.

« Et maintenant ? » lui ai-je demandé après quelques mètres.

Phidzy s’est arrêtée net puis ébrouée, et, avec une évidence qui m’a rendue honteuse, elle a touché mon appareil avec le bout du nez.

C’est alors que j’ai compris ce que Phidzy attendait de moi. Le reportage-photos original sur Montpellier… J’avais multiplié les photos de la « vie nocturne », des friches industrielles, de l’architecture contemporaine, des scènes de la vie quotidienne, des bizarreries pittoresques… Quatorze mille photos, classées et pour beaucoup retouchées et légendées, attendaient sagement dans un disque dur externe. Quatorze mille photos originales… d’une banalité qui m’est apparue aussi brusquement que la présence de Phidzy me paraissait ahurissante.

Sans réfléchir au fait qu’il était impossible pour Phidzy de savoir que ce reportage m’avait été demandé, sans croire que Phidzy ait pu sentir quelle importance avait pris cet objet technologique dans mon âme et mon cœur, j’ai mitraillé les visages et les corps des montpelliérains découvrant Phidzy. Et Phidzy elle-même. Plus rien ne me semblait plus urgent que d’être avec elle. Trottant, galopant, m’emmenant à gauche lorsque je voulais aller à droite et amenant toujours des rencontres bouleversantes. Je ne me suis pas encore remise de ce tête-à-tête entre Phidzy et une vieille dame qui, l’ayant vue venir de loin, l’a arrêtée d’un geste et, sans une hésitation, a posé la main sur une petite excroissance que Phidzy avait depuis la naissance, derrière l’oreille. Et puis la vieille dame a laissé sa main sur les lèvres de Phidzy, ses yeux se sont embués, elle l’a embrassée, s’est penchée vers moi, m’a pris la main et m’a remerciée. Elle est partie. Je suis restée interdite. Phidzy m’a fait comprendre qu’il valait mieux ne rien demander. Elle est beaucoup moins impudique que moi.

Phidzy était ma muse et mon guide, ma tutrice et mon ange, mon amie illicite qui nous a valu des courses poursuites avec la police, peu avant la remise du reportage. Et des fous rires ! Ah ! Sa maladie était bien oubliée.

Mes parents sont venus me rendre visite. Le vétérinaire les accompagnait. L’auscultation a eu lieu dans un cabinet des faubourgs. Un fourgon avait été préparé à mon insu. Le bilan était sans appel : Phidzy devait retourner au Chambon-sur-Lignon.

Cela me semblait ridicule, improbable, extravagant même.

Mais la police était là. On ne pouvait plus tolérer un cheval dans les rues d’une grande ville. D’abord, ce n’était pas un cheval, mais une jument.

J’ai cru que Phidzy nous sortirait de là. Qu’elle inventerait quelque chose, à la dernière minute. Mais tout s’est déroulé comme la police, les parents et le vétérinaire l’avaient organisé. Phidzy est montée dans le fourgon sans un adieu. Quelques secondes plus tard, j’étais seule sur le parking. Je n’avais rien compris. Comment et pourquoi Phidzy m’avait-elle retrouvée, si c’était pour m’abandonner sans lutter ?

Je l’ai su deux mois plus tard, lorsque j’ai vu Phidzy pour la dernière fois, chez mes parents.

Elle me saluait, immobile, depuis le fond du pré. Je ne lui disais pas adieu. Je la serrais contre moi. Ma Phidzy, mon reportage, le sien. Celui qui m’avait assurée la première place à l’école. Celui qui m’avait permis de décrocher dans la foulée un CDI à la mairie à dix-huit ans. Et de rencontrer une adjointe qui était tombée amoureuse de Phidzy. Et puis peut-être pas d’elle seulement.

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