L'Espagnol, le cheval et la gamine

italo1

Je sais dire « je ».

Les humains, c’est toujours pareil avec vous. On dirait qu’il n’y a que vous qui savez dire « je «.

Remarquez, moi, il n’y a pas si longtemps que j’utilise ce mot. Tiens, par exemple »moi », c’est un autre mot dont je ne sais me servir que depuis quelques temps.

C’est Tonio qui m’a expliqué tout ça.

Parce que quand Tonio me parle, tout est clair pour moi.

Allez comprendre pourquoi mais tout ce qu’il me dit s’organise de façon parfaite dans ma tête.

Le « je », ce n’est pas un truc naturel chez les chevaux, il faut croire.

Le « moi » non plus d’ailleurs. Tonio, il m’a dit que c’est parce que j’avais oublié tout ça mais que, normalement, les chevaux le savent. J’ai dû trop rester seul.

Le rigolo dans cette histoire, c’est que sa façon de parler, je ne l’avais jamais entendue avant. Il ne cause pas comme les autres humains.

Faut dire qu’avec le patron, je n’avais pas trop l’occasion de bavarder. On travaille depuis si longtemps ensemble que je sais faire tout le boulot sans qu’il me dise rien.

En fait, je m’ennuyais, mais je ne le savais pas. Encore un truc que Tonio m’a dit.

Il faut que je vous dise comment j’ai connu Tonio.

Il a débarqué au fournil parce qu’il savait que le patron cherchait un gars pour l’aider. C’est qu’il devient vieux le père la boulange, le patron.

Tonio avait été renseigné par une dame qui parle comme lui dans le quartier. Il y en a pas mal de ces femmes ici, souvent habillées en noir.

Ils n’ont pas discuté longtemps. Ils ont tapé dans leur main et Tonio était embauché. Comme ça.

Il est allé chercher sa mauvaise valise et s’est installé dans la petite pièce au dessus du fournil.

Le soir même, il venait me voir. J’étais méfiant. Les chevaux sont toujours sur leur garde.

Je reconnaissais son odeur pourtant. Je l’avais déjà repérée ailleurs. Le père la boulange, il dit qu’il sentait la misère. Comme d’autres ici. Il dit que ceux qui ont le ventre creux, ils puent la faim. Parfois, je reconnais cette odeur venant de gens sur le trottoir. Les enfants sentent plus fort. 

Il est entré dans mon écurie tout doucement, en parlant à voix basse, alors que je dormais déjà. J’étais attentif à ses gestes. Je n’aimais pas l’idée de cet inconnu qui pénètre dans mon écurie. Je me demandais bien ce qu’il me voulait et pourquoi il était là.

J’ai soufflé fort et je me suis tourné pour bien lui faire comprendre qu’il me dérangeait.

Il a détaché mon licol et caressé mon encolure, puis mon ventre. Sa main s ‘est promené sur tout mon corps et il a trouvé les endroits qui me faisaient  parfois souffrir. Surtout le boulet de mon antérieur droit. Il a massé mes jambes, longtemps. Je me suis détendu. J’ai profité de ces doigts qui me soulageaient. C’était bon. Il savait drôlement bien y faire.

Il a fouillé pour trouver une brosse et il a commencé à me frotter. Cela faisait longtemps que le père la boulange n’avait pas pris soin de moi comme ça. Ni personne d’autre.

Je lui reproche pas au vieux. Il n’a pas le temps, il est trop fatigué. La mort de sa femme lui a compliqué les choses.

Tonio parlait tout le temps, très doucement. Voilà qui changeait des aboiements du vieux.

C’était même énervant, parce qu’il fallait que je sois très attentif pour l’entendre.

Il me parlait de lui.

Tonio se racontait.

Au début, je ne saisissais pas tout ce qu’il me disait. Je ne reconnaissais pas certains mots.

Parfois, j’avais une image qui apparaissait dans ma tête. J’y discernais Tonio. Il m’a fallu un moment pour réaliser que c’était un bout de sa vie. Je comprenais ce qu’il me disait mais pas toujours ce que cela signifiait.

Je l’ai vu, ailleurs, dans la poussière, là où il fait un soleil blanc.

J’ai ressenti sa peine. Je n’avais jamais perçu ça si fort chez quelqu’un, même chez le père la boulange, quand la mère est morte, ce n’était pas si fort.

Il est venu comme ça, pour parler, chaque soir. Il s’asseyait dans un coin, sur la paille.

Très vite, je comprenais mieux ce qu’il me disait. Je pouvais sentir la douleur qui l’habitait. Il avait fait une longue route à pied. Il avait eu peur, froid et faim.  Dans les images qui venaient, il y avait souvent cette fille brune qui revenait et lui qui riait avec elle.

Il avait l’air heureux.

Quelquefois je voyais des chevaux et d’autres animaux, des bœufs je crois bien. Il était avec eux. Il montait un cheval gris, toujours le même. Ils étaient beaux.

Et puis il se taisait. Je ne bougeais plus. Il semblait dormir éveillé, alors il se reprenait et je me penchais sur lui pour qu’il sache que je saisissais son histoire.

Et puis c’est devenu un rite. Tous les soirs, je l’attends et Tonio arrive. Il s’occupe de moi. Il me soigne tout en parlant. On se soulage mutuellement.

Je n’étais qu’un cheval ordinaire qu’on attelle pour le travail et maintenant je suis quelqu’un, son confident, un être à part entière.

J’ai la sensation d‘être important pour Tonio, moi le pauvre canasson devenu outil.

Je vais vous dire, Tonio, il m’a ressuscité.

Je l’aime.

Le père la boulange lui apprend le métier. Il dit qu’il est doué et vaillant. Dorénavant, il sait pétrir et façonner le pain et les viennoiseries. Il a vite appris toutes les techniques du métier.

Quand je pars pour la tournée, tôt le matin, il est toujours sur le pas de la porte du fournil.

Je sens la chaleur des fours qui l’enrobe. Je respire à fond pour capter son odeur de sueur, de bois et de farine cuite mélangés. Je la loge dans un coin de mes naseaux.  Des fois pendant la tournée, je fais revenir son parfum dans mes naseaux. Comme ça il m’accompagne.

Le patron dit que, maintenant, j’avance comme jamais.

Ben tiens !

Tonio, non seulement il me traite mieux, mais il est attentif avec moi. Depuis qu’il est là, ma paille est propre, j’ai toujours du foin qui sent bon, du grain qui agace les dents. Je suis bien. Il me dit que je lui rappelle un peu son enfance.

Ce tête-à-tête quotidien me stimule. Dorénavant, je transforme en images non seulement ce que me raconte Tonio, mais aussi tout ce que j’entends ailleurs.

Les bavardages des clientes du patron deviennent autant de tableaux dans ma tête. Je vois des gens auxquels je n’avais jamais prêté attention avant.

Il y en a une, surtout, une enfant.

Elle sort sur le trottoir avec une dame âgée qui la laisse là pour bavarder avec d’autres femmes.

Elle reste plantée devant moi. Elle me regarde très fort. Ses yeux noirs me scrutent. Quand je m’approche d’elle, elle n’a pas peur. Elle ne recule pas en criant comme les autres gamines.

Je peux humer l’odeur que sa maladie dégage.

Elle est seule.

Les autres mômes ne s’approchent pas d’elle. Parfois, elle les regarde jouer de loin, immobile, l’air grave, les lèvres serrées.

Elle ne dit rien. Je suis sûr que si elle parlait, je la comprendrais, elle aussi.

Il faut que je vous dise comment il est ce Tonio. Il a la peau brune et les cheveux noirs et frisés. Il sent le pain et le savon, le foin et l’homme. Il a une voix calme et douce. Quand la dernière fournée est en train de cuire, il sort fumer une cigarette. Quelquefois, il a seulement son pantalon et son petit foulard rouge noué autour du cou. Il vient me dire bonjour et me caresser le cou ou le front.

Je sais que c’est un bel humain. En tout cas, c’est ce que disent les petites bonnes des deux grosses maisons où on laisse plusieurs pains touts les jours.

Le père  la boulange est malade depuis plusieurs semaines. Je flairais depuis plusieurs jours que ça n’allait pas trop fort pour le patron.

Il reste au lit parfois, cloué par la toux qui le casse en deux. D’autres jours, il arrive à se lever pour aider Tonio à la fournée. Je suis inquiet pour le patron, il a l’air d’aller vraiment mal.

Du coup, c’est Tonio qui fait la tournée avec moi. Il m’attelle et charge la carriole. Il n’a pas grand chose à faire puisque je connais chaque centimètre de la tournée, tous les lieux où je dois m’arrêter et je sais reconnaître les clientes.

Il lui arrive de parler trop longtemps, comme avec les deux servantes qui le trouvent si beau, alors je démarre tout seul et il doit monter en marche. Il fait semblant de me gronder. C’est notre jeu.

Les affaires marchent mieux qu’avec le père la boulange, il y a tous les jours de nouvelles clientes ou d’autres qui reviennent. Certaines m’énervent à le regarder comme si elles allaient le manger. Lui, il a toujours un sourire, un mot gentil. Il sait y faire avec la clientèle.

Hier, il a dit à la petite solitaire de me porter une carotte à notre prochain passage. Elle a interrogé sa grand-mère du regard. La dame a dit oui. Pour la première fois, j’ai vu son visage s’éclairer un peu. Tonio, il sait s’intéresser aux gens. Il devine toujours ce qu’il doit dire.

Aujourd’hui, elle m’attend sur le bord du trottoir tenant une carotte avec ses fanes d’une main et de l’autre sa grand-mère. Elle a l’air grave comme toujours.

Je stoppe de moi-même devant elles. Je renifle l’air autour de la gamine en renâclant fort. La grand-mère sursaute mais la petite ne cille pas. Toujours cette odeur de maladie autour d’elle. Tonio lui dit :

-         Alors ma princesse, tu as amené la carotte pour Totor ? La grand-mère répond qu’elle est prête depuis des heures. Vas-y donne-lui, il attend que ça.

Elle me tend le légume que j’attrape doucement, comme me l’avait demandé Tonio, pour ne pas lui faire peur, mais je savais que ça ne serait pas le cas. Je déguste mon cadeau avec plaisir. Je n’avais rien mangé d’aussi bon depuis belle lurette. Pendant tout ce temps la gamine me scrute de son regard noir. Elle étudie attentivement la façon dont j’engloutis la carotte. J’avale les dernières miettes. Je me penche sur elle pour lui dire merci à ma façon. Lentement, elle approche sa main de mon museau et la pose juste au dessus de mes lèvres, là où c’est le plus doux, si proche de ma bouche que j’en ressens presque le goût. Je laisse faire. Surprise de son audace, la gamine retire brusquement sa main en riant. J’entends le son de sa voix pour la première fois.

Tonio parle avec la grand-mère qui lui dit :

-          Elle a attrapé la tuberculose, vous savez, on a pensé la perdre.

Ce n’est pas l’ordre des choses de voir mourir une enfant si belle. Tonio ne répond rien. Il regarde l’enfant. Il devient si triste soudainement, si sombre.  La dame s’en aperçoit. Elle pose la main sur le bras de Tonio, doucement.

- Vous avez laissé qui là-bas ? – Mi vida.

Il y a un silence.

- Vous êtes un brave garçon, Tonio, vous trouverez une gentille fille pour vous aider, j’en suis sûre.

Dorénavant, tous les jours, l’enfant m’attend avec une pomme, une carotte ou un navet. Elle prend de l’assurance. Tonio fait exprès de laisser l’attelage un peu plus longtemps en marchant pour aller à la rencontre des clientes les plus proches, comme ça, elle passe plus de temps avec moi. Elle me parle doucement. C’est curieux comme elle a une voix posée et grave, tout comme son regard. Ce sont ceux d’une adulte. Elle me dit sa maladie et son ennui. Ses nuits de fièvres et de toux, les mauvais rêves, la douleur qui lui arrache les poumons.

Je sais qu’elle va mieux, je peux le percevoir.

Quand elle rit, elle retrouve sa voix d’enfant.

Aujourd’hui, elle est venue avec un jouet, un vieil ours en peluche tout pelé. Elle me le présente avec sérieux, comme tout ce qu’elle fait. »Totor, c’est Ours, avant toi, c’était mon seul ami. Je n’ai pas le droit d’avoir de vrais amis, il paraît que je peux les rendre malades. » Elle soupire qu’avant, elle était contagieuse et c’est pour ça que les autres enfants ne jouent pas avec elle ; leurs parents ont peur qu’elle le soit encore, même si le docteur dit que c’est fini.

C’est bien  une réaction d’humain, ça.

Vous demandez toujours qu’on vous fasse confiance, mais vous ne faites jamais confiance aux autres. C’est un truc que je ne comprends pas chez vous. D’emblée, le chien peut mordre, le chat griffer ou le cheval donner un coup de sabot. Et comme on ne veut pas vous décevoir, on vous donne raison, en mordant ou en griffant. Comme ça vous pouvez clamer que vous aviez raison mais nous, on n’en pense pas moins.

On est venu chercher le père la boulange avec un fourgon blanc. Il est vraiment très malade. J’ai perçu la tristesse et l’inquiétude de Tonio. J’ai tenté de le rassurer en posant mon front sur sa poitrine ce soir là, mais, cette fois ça n’a pas marché.

Il m’a dit qu’on ne  reverrait sûrement plus jamais le patron. Je sais qu’il va mourir. Les chevaux, on sait ces choses là.

Cet après-midi Tonio est venu me chercher, il a installé mon licol et nous sommes partis dans les rues. En chemin, il m’a expliqué qu’on allait voir Cri-Cri, la petite solitaire. Il fait doux et beau. C’est agréable de se dégourdir les jambes sans la carriole à tirer. Et puis c’est agréable de sortir de la routine.

Il y a des enfants un peu partout qui jouent dans la rue ou les cours.

Cri-cri nous attend au bord du trottoir, comme d’habitude. Je la devine impatiente, excitée. D’un geste, Tonio la saisi par la taille et la pose sur mon dos. Elle rit de plaisir et aussi un peu de peur. J’ai compris ce qu’on attend de moi. Je me redresse et je commence à marcher doucement. Tonio est à mes cotés, il tient à peine le licol. Je devine les petites mains agrippées à ma crinière et les jambes maigrichonnes qui tentent de me serrer. Elle est si légère que je ne la sens presque pas. «  Mamie, Mamie, tu le diras à Papa que je n’ai pas peur, hein ? »

Rapidement, les gamins du quartier se joignent à notre ballade en piaillant. Ils se poussent du coude en enviant Cri-Cri. Tonio en attrape deux au hasard et les pose derrière ma petite amie, sur moi. Je les entends rire, je palpe pratiquement leur joie.

La grand-mère suit notre procession. Elle sourit aux mères qui sortent sur le pas de leur porte pour voir ce qui occasionne toute cette agitation.

On a fait le tour du pâté de maison en changeant régulièrement de petits cavaliers sur mon dos, sauf Cri-cri, les mères nous accompagnant. La grand-mère les rassurait sur sa petite fille.

A la fin, Cri-Cri est descendu et avec sa grand-mère, elles nous ont remerciés.

La vieille dame avait la voix qui tremblait un peu.

Aujourd’hui, le four est resté éteint. Pas de tournée donc. J’ai vu Tonio partir, la mine grave et habillé de noir. Le père la boulange est mort. C’est comme ça, dans l’ordre des choses.

Plus tard, une voiture basse et noire s’est arrêtée devant la cour. Dedans, il y a Cri-Cri et un homme,  très grand, à qui la gamine ressemble beaucoup. Il ouvert le coffre et en sort un cageot et une bouteille. Cri-Cri ne lâche pas sa main. Elle l’amène jusqu’à la porte de mon écurie pour me le présenter. C’est son père. Il a sur lui des tas d’odeurs indéfinissables en plus de celle de sa fille.

Sa voix aussi est calme et posée. Il a donné la bouteille à Tonio pendant que Cri-Cri me fait manger des pommes sorties du cageot. Elle m’explique que son père voulait remercier Tonio pour la fameuse ballade. Les choses s’arrangeaient pour Cri-Cri depuis.

« Vous avez rendu le sourire à ma fille, Tonio, ce que je ne savais plus faire. Je vous en suis tellement reconnaissant ». Cet homme n’a pas besoin de parler, le regard qu’il pose sur sa fille suffit pour comprendre combien cet enfant lui importe. Il a sorti un appareil d’un étui de cuir marron et nous a fait prendre la pose à Tonio et sa fille avec moi.

La boulangerie est restée fermée plusieurs jours. Tonio tournait comme un diable entre sa chambre et mon écurie. Puis, un jour il est revenu tout excité. Depuis le travail a repris. Comme avant mais sans le père la boulange.

C’est Tonio qui fait tout maintenant.

Le nouveau patron  n’est plus seul désormais. Une des deux petites bonnes, Anne, l’a rejoint.

Cri-Cri a recommencé la vie normale d’une gamine. Elle vient me voir en rentrant de l’école. Elle remplace Tonio pour me tenir compagnie.

C’est elle qui vient à son tour s’assoir dans un coin de mon box. Elle me raconte sa vie de petite fille. Je ne savais pas que la  vie d’une « chiquilla » était aussi compliquée. Je la laisse me faire des tresses dans ma crinière, me cirer les sabots. Je fais semblant de vouloir lui grignoter les habits ou, du bout des lèvres,  je tente d’attraper les nœuds dans ses cheveux.  Elle feint de me gronder. Des jeux simples.

Parfois elle tarde trop, alors son père vient la chercher. Il me salue toujours comme si j’étais un humain.

 Je l’aime bien cet homme. Et puis, il a l’air de tellement chérir sa fille, ça me rassure.

Il ne s’en doute pas encore, mais Tonio va être papa. Je peux le sentir quand Anne s’approche de moi. On sait ça, nous, les chevaux. Il nous reste cet instinct que vous,  les humains, n’avez plus depuis longtemps.

La vie s’écoule normalement.

 Je vieillis.

C’est comme ça, dans l’ordre des choses.

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