Go west

janssens

Go west. C’est presque une tradition en Amérique du nord, aux Etats-Unis surtout, lorsque l’on veut fuir quelque chose, oublier, se faire oublier, recommencer sa vie à partir d’un point nouveau, où le passé deviendrait vague pour offrir un présent vierge de souvenirs. Go west. Pour les explorateurs d’abord, les aventuriers, partis d’Europe à la recherche de nouveaux territoires, et puis pour les colons, ensuite, quittant le vieux continent afin d’exploiter les ressources de ces territoires. Go west aussi pour d’autres, plus tard, qui ne fuyaient pas et ne cherchaient rien mais qui tout de même, malgré eux, quittaient leur terre et leurs racines pour servir de main d’oeuvre à leurs prédécesseurs. Go west, encore, pour les pionniers, les chercheurs d’or, tous ceux qui, attirés par la richesse, n’ont reculé devant aucun obstacle pour arriver à leurs fins. Go west...

C’est à cette histoire que je pense en ce moment, debout, au pied du grand panneau d’affichage de l’aéroport de Paris Roissy Charles de Gaulle, pour oublier la mienne, la petite, ma microscopique et ridicule histoire; la laisser maintenant derrière moi.
Paris Roissy Charles de Gaulle: un nom bien peu exotique pour un nouveau départ. Pourtant me voici contraint par la géographie à devoir bientôt survoler l’atlantique, pour moi qui habitait encore Paris ce matin, aller vers l’ouest signifiait autrement me rendre en Normandie ou en Bretagne, et je n’y voyais pas mon avenir.
En attendant, j’observe les petits points lumineux du panneau d’affichage mettre à jour des informations sur les vols:
10H45-Miami-AZ356, trop juste, il est dix heures passées, voyons plus tard:
13H25-Montréal-LH5504, trop froid, quoi d’autre?
13H40-New York-BA8003, intéressant... mais je pourrais peut être aussi choisir une autre direction finalement:
13H35-Tokyo-JL5054. Si l’on considère que la terre est ronde, et ça semble avéré, le Japon est bien a l’ouest de la France, lorsqu’on passe par les Etats-Unis. Bon, ce vol ira vers l’est, c’est sûr, mais est ce une grosse entorse à mon projet?

Autour de moi on s’agite; parfois la foule devient plus dense, les gens accélèrent à l’annonce d’un départ imminent ou s’affolent à l’annonce d’un retard, puis la tension se relâche un peu, il y a comme un flottement dans le hall, et l’agitation reprend, dans un mouvement perpétuel, dont on pourrait donner la mesure, sur un tempo irrégulier sans doute mais avec sa logique propre: musique d’aéroport. Clac, clac, clicliclicliclik font avec leurs petites pattes ridicules tous les gros insectes que les gens traînent derrière eux après leur avoir rempli le ventre. Pour ma part je n’ai pas pris de valise, je n’ai pas eu le courage de traîner derrière moi les choses de ma vie d’avant, pas eu le courage non plus de quitter mon appartement avec ce chargement explicite et prendre le risque que quelqu’un le remarque:
- Tu prends une valise pour aller au bureau maintenant?
- Non, je pars définitivement, vous ne me reverrez jamais, adieu et merci...
13H45-Cuba-AF3534.
Je dois quitter des yeux ce grand panneau chargé de promesses, ses invitations sont trop nombreuses, et le doute n’est pas un bon allié dans ma situation, 10H07, je pars à la recherche d’un café.
10H11. Tiens, voilà deux fois en l’espace de cinq minutes que je regarde ma montre. Je l’aurai donc emportée sans le vouloir?
Une superbe montre pourtant, haut de gamme, qui donne bien l’heure et tout, et que ma femme m’a offerte il y a deux mois en expliquant: " ... maintenant que tu vas jouer dans la cour des grands."
10H13. Il faut que j’arrête avec cette montre. Ha, un café, enfin. Il ne semble ni chaleureux ni confortable mais je vais pouvoir y trouver un peu de calme.

Après avoir commandé une boisson chaude et m’être choisi une table isolée, un jeune homme croulant sous le poids d’un sac à dos plus gros que lui vient malheureusement s’asseoir à la table d’à côté, il y en avait tant d’autres.
Il fouille dans la poche supérieure de son énorme sac pour en sortir un carnet, puis un autre volume plus épais qui pourrait être un guide de voyage.
Ma curiosité l’emportant provisoirement sur mon besoin de recueillement je cherche à lire sur la couverture le nom de sa probable destination: Mongolie... encore un endroit auquel je n’avais pas pensé. Ce nom évoque en moi la solitude… l’introspection… pourquoi pas?
Oulan Bator: magique, et puis les steppes, une faible densité de population... mais peut être est il lui même en train de lire ce genre de lieux communs sur le pays s’il n’a pas eu le courage de sauter le chapitre “introduction”, chapitre dans lequel les guides touristiques dépassent rarement le niveau d’analyse d’une carte postale, et puis ce n’est pas ma direction. Eviter le doute, encore un peu.

-Vous y allez seul? la question m’a échappé.
- ...?
Le jeune homme me regarde, surpris, le nez levé au dessus de son guide.
- Pardon?
- Je vous demandais si vous partiez seul.
- ... Oui... pourquoi?
- Comme ça, par hasard, j’étais en train de penser à différentes choses et la question est sortie toute seule.
- Hmm...
Il doit se demander ce que je lui veux, je reprend:
- Oui, c’est à dire que...
- Et vous?
- ...?
- Vous partez seul?
- Oui... oui, je pars seul.
- Où ça?
- Et bien je pensais aller vers l’ouest.
- Hmm...
Le jeune homme considère sa tasse de café, la vide d’un trait, puis jette un coup d’oeil vers moi sans vraiment me regarder, il ne m’écoute déjà plus.
- Bon voyage alors, dit il en se levant.
J’ai soudain envie de tout savoir sur la Mongolie:
- ... euh... excusez moi... vous voudriez bien...
Il s’éloigne sans entendre la fin de ma phrase.

Que peut il bien aller chercher là bas, aux confins de l’Asie? A fuir les gens comme moi? Que pense t'il de ce type en costard avec sa montre de luxe qui tente de faire la conversation? Ce type qui, partant à l’opposé, cherche à pouvoir douter enfin librement, ne plus jouer à être sûr, ne rien avoir à décider, échapper à ses intentions au profit de ses sensations... en commençant par suivre son instinct: Go west.


Synopsis:
Paul est un homme efficace, consciencieux. Il a accompli patiemment ce qu’on semblait attendre de lui: il s’est marié avec une femme convenable, lui a donné deux enfants, et a même eu le temps de réussir correctement sa vie professionnelle.
L’ennui avec tout ça c’est qu’il est coincé depuis près de vingt ans avec cette femme qu’il n’aime plus, son fils aîné qu’il trouve imbécile et un travail qui l’ennuie terriblement.
Bien sûr il aurait pu s’enfuir mille fois de son environnement socioprofessionnel étriqué et petit bourgeois mais il y a eu sa fille, arrivée deux ans après un garçon auquel il n’a jamais rien compris, elle lui a tout de suite plu, et il n’a jamais eu le courage de l’abandonner à ses propres bourreaux. Alors il a supporté pendant de longues et pénibles années la médiocrité de son quotidien et de son entourage en pensant à elle.
Durant ces innombrables mois il a aussi économisé discrètement de l’argent qui lui permettrait peut être un jour de partir pour un voyage sans retour, quand sa fille serait assez grande, si ce n’est pour comprendre, au moins pour le pardonner.
Mais si le temps passe vite, c’est entendu, voilà qu’il commence à douter, il ne supporte plus de jouer son rôle et craint de ne plus pouvoir en jouer jamais d’autre s’il continue d’attendre. Alors quand on lui annonce qu’il va être nommé directeur commercial de l’entreprise où il travaille, c’en est trop.
Voyant se rapprocher l’échéance de sa nomination il prend la décision, un soir, que la nuit à venir sera sa dernière dans le petit monde qu’il a connu jusqu’alors; à l’aube il ne lui restera plus qu’à vérifier que l’idée selon laquelle “tout est possible” n’est pas un mythe. Et s’il n’a pas d’objectif précis dans son désir de changer de vie, il sait qu’il a tout de même vingt trois mille sept cent soixante douze euros et quelques centimes d’économies, et qu’il n’y a qu’une solution pour ceux qui veulent fuir le passé: aller vers l’Ouest.
Cette décision va être pour lui l’occasion de se confronter aux difficultés qu’il peut y avoir à changer de vie, échappant à la force de l’habitude dans une errance où les repères ne sont plus très nombreux, mais avec toujours, en ligne de mire, l’espoir que le temps qui lui est imparti ne soit pas tout à fait perdu.

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