Sous l'ongle du vautour
sylvia-montes
Synopsis
Deux heures du matin, dans les rues désertes d’une grande ville. Une jeune femme file à toute allure en voiture. Elle vient de quitter son mari. Une fuite soudaine, sans bagage. En état de panique, elle grille un feu rouge. Un camion la percute et elle perd connaissance.
Quand elle se réveille, allongée sur un lit d’hôpital, elle ne se souvient de rien. L’accident a provoqué un choc amnésique. C’est tout juste si elle se souvient de son prénom, Charlotte. Désorientée, elle n’a qu’un recours : accepter avec gratitude la bonté de cet homme qui vient d’entrer dans la chambre avec un bouquet de fleurs et qui dit être Christian, son mari.
Christian raconte à Charlotte sa version des faits. Ils ont eu un accident de voiture ensemble, en rentrant d’une soirée. Rien de grave, il faut qu’elle soit patiente, tout ce qui importe c’est leur amour inaltérable. Mais le corps de Charlotte a des réticences qu’elle ne s’explique pas. Elle a du mal à supporter que Christian la touche. Parfois, elle a même peur de son mari. Sa famille et ses amis se moquent d’elle : Christian est l’homme idéal personnifié. Il est beau, riche, prévenant. Comment ne pas être heureuse ?
Pourtant, il y cette chambre fermée à clé, où elle n’a pas le droit d’entrer. Même la femme de ménage semble mystérieuse. Un rêve récurrent poursuit Charlotte, où elle est au volant, alors que Christian lui assure qu’elle n’a jamais su conduire. Et puis un homme a téléphoné, prononcé son nom avec tristesse, avant que Christian ne prenne d’autorité la communication. En proie à une angoisse indéterminée, Charlotte est persuadée qu’on lui cache quelque chose.
Un matin, en faisant le lit conjugal, elle découvre un carnet sous le matelas. Une femme y parle de désespoir et de terreur, puis de passion et d’allégresse. L’écriture ressemble à la sienne. Comment est-il possible qu’elle ait écrit ça ? En cachette de son mari, Charlotte fouille, enquête. Sa raison vacille. Elle ne sait plus ce qui est vrai et ce que son esprit invente. Pourquoi a t-elle fui ? Où est cet enfant dont elle se souvient ? Qui est cet homme qui l’appelle ?
Peu à peu, la vérité va surgir. Mais Charlotte se retrouve prise à son propre piège…
Début de texte
SOUS L’ONGLE DU VAUTOUR
Longtemps, elle avait cru que ce ne serait pas possible. Trouver le courage de fuir. Déjouer sa surveillance, lui désobéir, prendre sa vie à bras le corps. Il lui semblait qu’elle était désormais trop fatiguée, qu’il avait annihilé ses dernières résistances. Quand elle rêvait de partir, elle se disait que ces choses là se planifiaient, choisir un jour, une heure, des bagages, de l’argent en conséquence. Elle listait sur des bouts de papier tout ce qu’il y avait à prévoir, repoussant l’heure du choix. Parce qu’elle n’était plus seule, le risque du remords était trop grand. Se rendre soudain compte qu’elle n’avait pas de quoi les faire vivre. Etre contrainte de rentrer la tête basse, comme un chien qui a volé et qui revient vers son maître se faire battre. Depuis combien de temps n’avait-elle pas pris une décision ?
Et puis il y avait eu l’orage. Elle s’était endormie les joues mouillées de larmes, elle se réveillait en conquérante. Des éclairs balayaient la chambre de jets de lumière divine. Il l’appelait. Il l’attendait. Elle était prête. Doucement, elle s’était levée, stoppant ses gestes au moindre souffle un peu appuyé. Christian avait le sommeil léger. A chaque fois qu’elle allait aux toilettes la nuit, elle le trouvait au retour assis sur le lit, les yeux grand ouverts, rempli de reproche. « Pourquoi faut-il que tu boives comme un trou ? ». Elle riait, gênée. Elle se recouchait en prenant soin de poser une main sur son bras, ou sur sa poitrine, en femme tendre et reconnaissante. Cela suffisait en général pour qu’il se rendorme. Elle remerciait le ciel qu’il n’ait pas voulu tout d’un coup faire l’amour.
Là, elle avait eu de la chance. Elle était parvenue à se glisser hors des couvertures sans qu’il se réveille et, dix minutes plus tard, elle était dehors. La pluie tombait à grosses gouttes. Au fond du jardin, la haie de bambous se balançait dans des craquements lugubres. Elle détestait ces tiges raides. Sans doute parce qu’elle avait lu quelque part qu’une torture chinoise consistait à attacher un supplicié au dessus de jeunes pousses de bambous dont la croissance brutale transperçait les chairs. Une telle horreur était possible. Car à chaque fois qu’elle les arrachait, elle constatait avec stupeur qu’elles repoussaient d’un mètre en une nuit.
Heureusement, Christian avait laissé la voiture dans la rue. Le bruit du moteur ne la trahirait pas. Elle se mit à courir en chaussons, ses bottines à la main. La pelouse gorgée d’eau aspira ses semelles et quand elle se jeta au volant, elle était déjà frigorifiée et dégoulinante. Dès le contact mis, les essuie-glaces entamèrent une mélodie lancinante : « Charlotte, Charlotte, sombre idiote… ». La panique la gagna. Avait-elle encore le temps de rentrer et de se recoucher sagement, avant de commettre une folie pareille ? Que ferait-elle si Christian surgissait soudain ? Ses yeux bleus la perceraient d’un regard. Et, une fois de plus, elle devrait plier. Le picotement des larmes monta. Elle le réprima. C’était cela ou la mort, elle le savait. Si elle renonçait, le répit serait de courte durée. Un mois, peut-être deux, et elle finirait par se suicider. Cela avait déjà failli arriver. Elle entendait le ton sentencieux et glacial de Christian qui lui parlait dans la voiture, détruisant ses arguments et balayant ses ultimes défenses, elle se revit agripper la poignée de la portière, prête à sauter en marche, alors qu’ils filaient sur l’autoroute à plus de cent trente à l’heure. Elle s’était retenue, mais jusqu’à quand ?
Les rues étaient désertes. Du halo des réverbères coulait une lumière jaune irisée qui n’éclairait rien. Charlotte brancha la climatisation à fond, courba la tête pour tenter d’apercevoir la chaussée à travers la buée qui recouvrait le pare-brise. Un chat traversa, elle faillit l’écraser et heurta le bord du trottoir. Les essuie-glaces chantèrent : « Charlotte, charlotte, tête de linotte ». Poussant un « merde ! !» retentissant, elle arrêta le mouvement de ces baguettes malfaisantes. Elle allait lui prouver qu’elle n’était pas une imbécile. Elle allait lui faire payer le mal qu’il lui avait fait. Une nouvelle vie lui tendait les bras. Tout droit au bout du capot.
Pour se donner de l’assurance, elle alluma la radio, chercha une musique entraînante, et tâcha de penser au bonheur tout proche : les bains dans de petites criques inondées de soleil, le parfum des figuiers et de la garrigue. Adieu la grisaille des immeubles, le métro bondé, le tournis de la ville. Dans quelques heures, ils prendraient le bateau pour la Corse. Il fallait qu’elle ait confiance. Marc le lui avait répété : « tu mérites mieux ». Avec lui, elle se sentait à nouveau capable de se projeter dans l’avenir. Grâce à lui, elle avait enfin intégré qu’elle était une victime, et non pas une pauvre fille complètement folle.
Elle sentit la clarté des phares comme une brûlure sur sa nuque avant de les apercevoir dans le rétroviseur. Une grosse berline roulait à quelques mètres derrière elle. Noire. Accélérant et ralentissant en même temps qu’elle. Pourquoi ne doublait-elle pas ? Parce que c’était lui. Christian avait pris la voiture de son père. Il la poursuivait.
Son portable sonna. D’une main tremblante, elle fouilla dans son sac et décrocha trop tard. Un numéro inconnu. Pas de message. Sauveur ou démon ? Sa vue se brouilla. Elle jeta le téléphone par la fenêtre. Une rafale de vent humide éclaboussa son visage.
Le chauffeur du camion à pizza comprit trop tard qu’à deux heures du matin, certains ne s’embarrassent pas avec les feux rouges. Il pila, mais c’était trop tard. La femme ouvrit la bouche dans un hurlement quand il la percuta. Et la dernière chose qu’il crut voir, avant l’explosion des vitres et le grincement effrayant de la tôle, c’est le sourire sardonique d’un homme dans une Mercédès.