Goliath
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La lumière arrivait sur la neige. Sans penser. Elle tombait de tout le ciel en même temps qui était très ouvert, très froid et rencontrait alors ce lourd cristal d'eau sans pouvoir s'y poser. Dans des éclaboussements elle s'envolait immédiatement comme une qui vient de se brûler, et de là, engraissée de toute l'énorme patience noire de la montagne, elle se coupait tout droit un passage jusqu'au fond des yeux. C'était peu digeste. On était obligés de se mettre un foulard là-dessus, quelque chose d'épais. Alors elle se brisait, glissait tout autour sans frapper et on voyait soudainement avec un air étonné un peu violet, un peu rouge ou vert, c'était selon.
David, lui, préférait depuis longtemps le vert. Quand il avait mis la couleur devant les yeux, alors. Il entrait dans un bois d'après midi, un bon jour rassasié de printemps ou d'été. Il y avait des reflets de lagune, de marais, des coins frais, quelque chose de l'eau qui se remettait en mouvement doucement. Mais une eau crémeuse, épaissie de racines et de secrets végétaux. Les nuages au-dessous devenaient sombres comme des remous pleins d'algues, la roche se couvrait d'une rumeur de mousse.
Il y avait longtemps qu'il vivait là. Seul. Longtemps, c'est-à-dire qu'il lui était devenu impossible d'envisager une vie loin des grandes plaines et des grands vents, des immenses falaises et de toute cette musique étourdissante que produisait le ciel. Impossible pour son corps de chasser la montagne de son sang, de ses poumons, ni même du peu de désir qu'il lui restait. Il faut dire qu'il allait d'un bord à l'autre de tous les côtés, le ciel, et que les crêtes et les aiguilles se l'attachaient comme les chairs s'attachent la peau. Il s'étalait sur tout. Certains jours, comme celui-ci, il s'appuyait si lourdement sur les pics avec toute sa clarté qu'on ne pouvait pas sortir sans le fichu. D'autres, il était plus calme, tremblant presque quand le froid avait bien raclé les bords et il y avait alors deux sources bien distinctes de lumière : le soleil et la neige. Et puis, rarement, les nuages remontaient en grignotant les formes et on ne voyait plus qu'un peu de beurre écrasé, quelque part au dessus. Mais le ciel, lui, disparaissait. C'était avant les averses, en général, et quand les flocons se mettaient à venir et se mélangeaient aux humeurs du vent, ça barrait soudain tout. Il n'y avait plus ni forme ni soleil à ces moments là. Seulement le tissage ininterrompu des flocons et des millions de bruits légers qui coagulaient en fabriquant leur habit de chuchotements aux gémissements du vent.
On entendait craquer les forêts, plus bas, et la roche grincer du côté des à-pics. Le blizzard mettait de grandes claques dans les congères, les bêtes se rassuraient dans des abris de fortune avec de petits mugissements chauds dont on ne distinguait plus la buée. Même les rats ne trottaient plus sous les vieilles couches de neige, celles qui n'avaient pas fondu depuis plusieurs mémoires d'hommes. Qui s'étalaient comme une peau parcheminée, gravée dans le temps même des roches. Celles-là. Une fois, une seule. Il s'était fait piéger. Par une tempête.
A cette époque là, il était encore pétri de choses qu'on croit et celles qu'on sait, il leur prêtait peu d'attention. C'est par défaut d'attention qu'on se fait surprendre par une voiture. Un ravin. Une pierre. Un vin ou un désir. Par un orage ou une tempête. On regarde sans voir, on entend sans écouter, et voilà. Le monde vous arrive dessus. C'est comme ça. On n'est pas seuls. Jamais. Ce jour là, le froid très dur de la nuit s'était un peu laissé faire. En fait, au matin, on entendait même quelques gouttes tomber des branches, dans le creux est, où seuls quelques centaines de sapin et d'oiseaux se disputaient habituellement les premiers étirements du jour. Les nuages, en contrebas, paraissaient à peine plus joufflus que d'ordinaire : ils pétillaient vaguement. On apercevait même le tendre des vallées qui s'éclairait d'écho en écho, avant de s'embrumer puis de disparaître.
Il faisait légèrement plus chaud que de saison. Juste un, peut être deux degrés. L'air était humide mais avec toutes les odeurs d'écorce et de vieux névé on le trouve toujours très sain à cette altitude. David était encore émerveillé. Parce qu'il avait toujours été grand. Il était venu grand au monde. Il avait grandi vite. Plus vite encore. Il n'avait jamais rencontré personne qui ne le regardât pas par en dessous. C'était pour ça qu'un matin il était parti. Parti, sans avoir l'idée de revenir. Ses désirs étaient grands. Comme tout le reste. Mais voilà, il était parti avec ce visage qu'un jour, il puisse se sentir petit. Il avait commencé par la mer. Mais la houle l'avait fait vomir. Quelque chose, dans l'indifférence des vagues, et leur déroulement sans fin, dans le paysage tout autour, qui changeait sans arrêt tout en restant le même. Il n'avait pas eu le temps de bien s'y faire. D'en bien faire le tour. La peur l'avait saisi, sur le pont, quand il avait compris tout cet espace qui s'étendait aussi bien sous ses pieds et les seulement quelques mètres de bois qui l'en séparaient.
Ç'avait été la première fois qu'il s'était senti démuni. C'était trop à affronter d'un coup. Alors il avait continué à partir. Il arrivait, à chaque fois, dans un lieu différent. Des gorges, des embouchures de fleuve, des forêts. De petits massifs où dormaient des volcans d'un sommeil fragile. Et chaque fois il se sentait un peu moins haut. Un peu moins grand. Mais c'était toujours là. Toujours, il se sentait trop. Trop de corps. Trop d'appétit. Trop de soif. Trop de sens. Tout trop. Alors il repartait. Il s'élevait dans des choses qu'on ne mesure plus, mais il regardait encore devant. Toujours devant. Et un jour il était arrivé au pied de ces montagnes. Une poignée de pas à peine devant lui, tout commençait à s'élever. Encore. On en voyait un bout, un début. Seulement. Le reste se perdait.
Lui qui se sentait trop grand. Il faut du temps pour comprendre que c'est le feu qui guérit des ravages du feu. Quelque chose venait à sa rencontre, en dévalant les flancs, les terrasses, les escarpements pierreux. Un vent qui, depuis là haut, avait replié ses ailes et s'était laissé tomber comme une pierre avec un cri de guerre. Il était resté là, un jour. Et tout le jour le vent lui était tombé dessus depuis ses nids d'aigle. Assis. Il n'avait pas regardé ailleurs. Entier. Un jour. A côté de sa tente. Personne ne devait jamais savoir ce qu'il avait vu, trouvé. Touché, pénétré, peut être. Il était allé se coucher. Et, au matin suivant, il avait soigneusement replié ses affaires. Sans un regard à rien d'autre. Juste à ce qu'il faisait. Pour le bien faire. Comme on fait ce qui n'a lieu qu'une fois. Et il avait commencé son ascension.
Il était jeune, alors. Jeune et à le voir, pourtant, on l'aurait dit à cet endroit juste avant la vieillesse. On l'aurait dit à ses grands membres qui s'accordaient bien. A son pas lourd, lent. A son regard, un qui semblait avoir trop vu et qui avait l'air d'être bâti avec une région de la poitrine où le chagrin festoie de ses anciennes conquêtes. A ce silence qu'il avait, aussi. Silence mélangé de deuil et d'espoir patient. Silence sans but dégorgé des poumons. Silence de montagne qu'il rejoignait dans l'ombre. Mais il avait peut être à peine passé ses vingt-deux printemps. En tout cas, c'était là qu'il avait arrêté de compter. Vingt-deux printemps et des milliers de ballots de paille, des milliers d'orages, des millions de bouchées de pain, et toujours un seul sang qui s'ajoutait à celui de la veille. Trop de sang. C'est ce qu'il avait pensé, en montant toujours. Ça lui était venu doucement, en même temps que les premiers flocons qui restent là, sans se poser, et vous font la conversation. Suspendus. C'était suspendu, son sang. Il marchait. La neige flottait. S'épaississait par moment, et il ressentait alors, dans ses bras, sous la peau.
Il était monté calmement. Les rations en conserve s'épuisaient rapidement mais rien. Non, rien. Ne pouvait menacer ce sentiment de tambour dans ses bras. Dans sa poitrine. Sanglé sur le côté de son sac il sentait la carabine dont il avait appris à se servir. Il savait un peu les plantes. Rien. Il était monté si calmement qu'il avait même fini par faire partie du rythme de la montagne. Les animaux ne faisaient plus attention à lui. Comme cette fois de tempête, plus tard. Où il était resté allongé à côté des chamois. Même pour eux le vent était trop fort, et ils s'étaient rassemblés sous un petit surplomb où ils dormaient en remâchant de vieilles racines amères. Là aussi il s'était souvenu de ce poids du sang qui tapait dans les veines. Quand il était venu.
Il en était au troisième jour et déjà dans le début d'une tourmente de plusieurs centaines de kilomètres et qui s'était plantée profondément sur les sommets. Empalée, elle était. Il n'y avait qu'à l'intérieur que ça bougeait. Mais alors. Pour bouger. On se faisait griffer. On ne savait plus la neige qui était déjà au sol et celle qui voulait l'y rejoindre. Plus les cailloux, ni les petits éclats de gel. On se faisait gifler et presque décoller du sentier tant le vent s'énervait. Il s'écrasait avec une grosse masse sur les roches en crissant, remontait prendre de l'élan et se rabattait en un cercle de plus en plus épais et bien déterminé à racler la peau à tout. Parfois un bloc se détachait. De neige ou de pierre, et David se plaquait au sol, ou contre cette grande présence où l'homme peut entrer mais qu'il ne peut jamais tenir. Il était calme. Même son cœur était calme. Son cœur suivait un rythme plus profond que les humeurs changeantes de l'air. Il battait puissamment, longuement, comme un même mot répété dans un cor immense, comme un oiseau si grand qu'on n'en connaît pas l'envergure, et qui s'arracherait au sol. Il battait.
Il arrangea son vert. Le foulard n'avait pas bougé, mais parfois, quand les souvenirs reviennent les choses semblent avoir changé de place et il faut ça, ce geste, pour retrouver correctement le présent. L'éblouissement. Ce n'était pas vraiment la neige. Ni la montagne. C'était, déjà, qu'en montant ici une pierre avait soudain cédé et qu'il était tombé. En se raccrochant, il s'était profondément entaillé le poignet aux bords acérés d'un rocher. Le temps de se remettre debout sa main était poisseuse. Il avait regardé. D'abord ses doigts, sa paume et tout. Juste ça. Le sang couler, doucement. Oh, on n'aurait pas pu dire à proprement parler que ça faisait fontaine. Mais ça coulait. Et d'un coup, lui, David, se sentait plus léger. Il regardait. C'était étrange. Il voyait les plis de sa peau remplis, dans le froid. Il se sentait couler. D'abord à cet endroit qu'il regardait. Puis il se sentait tomber. Et rouler. Continuer sa course comme un ruisseau, remplir les veinules des roches et de la neige de la même manière que celles de sa main. Descendre, doucement, d'abord en petits filets de rien, puis de plus en plus fort, jusqu'en bas d'où il venait. Il se sentait prendre part au monde, comme ça, en se répandant. Il se sentait appeler. Appeler avec un cri étrange de loup qui venait de plus que sa gorge. C'est la force du sang. On est au départ toujours un peu dégoûté devant lui, de toute la vie qui est chaude, humide, qui poisse et écœure une fois révélée, une fois sans contrôle. Mais ensuite, ce qu'il y a, c'est qu'on voit dans le sang des choses qui ne sont nulle part ailleurs. Nulle part. Il appelait. Longtemps. Doucement. Puis, au bout d'un temps, il avait fait quelques pas pour continuer sa montagne.
Et il avait baissé les yeux sans savoir vraiment pourquoi. Là, sur la neige. Sur la neige il y avait comme quelque chose. Il s'était penché. Le quelque chose, c'était deux gouttes de sang. Et alors par un hasard incroyable auquel on ne pense jamais, la tourmente s'était fendue. La lumière s'était frayé un passage en louvoyant et, une seconde, il avait vu. Il avait vu cette masse terrifiante et sombre soudainement brisée en une forêt étrange et houleuse, dorée, dont la mer de feuilles dansait paresseusement avec des intelligences oubliées de tous. Il avait vu les vagues noires de la roche crever une immense étendue embrasée, très vite, en bordure du regard. Là où les choses sont encore floues parce qu'elles viennent d'arriver. Et surtout, sur un duvet d'un blanc parfait, il avait vu deux gouttes de sang. Son pied, déjà tendu pour un grand pas, avait hésité. S'était ravisé. Puis rangé à côté de l'autre. Et de nouveau. Il avait fixé ce petit morceau de neige que tiédissait sa blessure. Même après, bien après que cet inquiétant éclair de soleil ait frappé le chemin. Il avait regardé. Des heures peut-être. Qui aurait pu dire ?
Il était seul. Et tout ce qui le liait aux autres hommes, c'était ces deux gouttes qui tranchaient le silence de la neige. Personne n'aurait pu dire. Il voyait encore, sous son fichu vert. Parfois, ça faisait simplement deux tâches noires parfaites au milieu de sa vue. A d'autres moments, c'était un éclaboussement, un éternuement du soleil sur les cimes. Ou bien c'était d'autres hommes et des femmes marchant dans les forêts, dans les sentiers, marchant avec des mots et des jambes. Il les regardait. Il les regardait comme il avait fixé, des heures peut-être, son propre sang. Comme il s'était senti glisser et couler tout entier dans les paysages d'en bas avec son cri.
Il avait fini par trouver un cabanon solide, d'une seule pièce, avec un âtre, une table, une chaise, un lit. Peut être un refuge. Peut être davantage que ça. Il était arrivé presque en haut. A travers la neige. Taillant dedans avec un bras sanglant, et l'autre qui lui répondait. Il n'avait plus de souvenirs. Seulement qu'il était monté, toujours. Qu'il avait déroulé de plus longs ruisseaux. Qu'il y avait eu des arbres. Des ombres. Des fouets comme si ce grand bestiau de vent chassait les mouches sur sa croupe en les cinglant de sa longue queue. Il s'était endormi dans le cabanon. D'un tenant.
Tout ça, il le savait. Marchant. Il tissait. Chaque jour, il faisait la même première marche que celle d'après s'être réveillé, alors. Chaque jour. Il partait avant que la nuit ne commence à tomber. Il regardait les cicatrices qui lui barraient la peau fine avant les charnières de la main. Il regardait dehors. Il humait l'air. Il prenait son grand manteau, quittait ce qu'il était en train de faire. Il ouvrait la grosse porte et s'enfonçait dans les géographies mouvantes des rituels. Il montait les derniers. Les derniers kilomètres avant le pic.
Cette fois il avait le fichu vert. D'autres, il était allé sans rien. Il était toujours à l'heure au rendez-vous. Toujours il arrivait là haut après que le soleil soit bien tombé. Qu'il ait glissé en bas, plus loin, avec ses chevelures fumantes d'oiseaux. Il revenait là. Avec le poids qu'il avait appris. Avec ces liens au monde plus forts que simplement vouloir ou désirer et dont le sang nous frappe. Il ne voyait pas vraiment les choses en plein. On ne voit jamais les choses en plein. Il venait là haut dans la dureté tranchante du froid. Il voyait les ruisseaux descendre, serpenter, il entendait chanter à mesure que ça s'engraissait, il se sentait répandu. Sa grandeur prenait fin. Il levait la tête. Il entendait les racines maintenant bien dispersées dans le monde et il écartait les feuillages, de ses yeux et rien que ça. Un grand vertige, chaque fois, s'effondrait sur lui et le faisait tituber. Sur le point de tomber. Tomber, sans que ça puisse finir. Il ne se sentait pas petit. On est toujours grand. Il comprenait. Il est là, il comprend. Toujours. On est toujours petit.
Vraiment magnifique et je pèse mes mots, on a l'impression au fur et à mesure de la lecture de monter en puissance... vraiment bravo et merci pour cet instant...
· Il y a plus de 8 ans ·marielesmots
Je suis heureux qu'on sente autant de choses. Et même si c'est court, j'avoue que ce n'était pas toujours évident à écrire. Il y a toujours quelque chose qui se perd entre l'émotion et le mot. Merci.
· Il y a plus de 8 ans ·thib
Oh ! ce texte coule, vibre, vit avec une grande beauté ! Thib, cette ascension en toute simplicité m'amène à la gratitude, quelle joie qu'il y ait des êtres qui regardent autour, regardent vraiment, regardent autour et découvrent en eux le goût du vrai, du beau, de tout ce qui les dépasse et les ramène à eux. Je l'ai trouvé bien petit, ce cœur sur lequel j'ai appuyé pour dire mon bonheur devant ce Goliath.
· Il y a plus de 8 ans ·fionavanessa
Ces gens là, dit-on, ils sont nombreux, ils sont trop peu. C'est une question de temps, de disponibilité. Et toute la gratitude est pour moi.
· Il y a plus de 8 ans ·thib