Grall

voda

"-Comme tu y vas, c'est juste une pierre.Un lapis-lazuli d'Afghanistan.Je n'avais jamais pensé à une chapelle, mais au fond tu n'as pas tort.Je la regarde souvent, et quand je la regarde j'y trouve le plaisir d'une méditation.Mon âme vient s'y nicher et regarde le bleu, et il me paraît grand comme un ciel".


 L'art français de la guerre.

A.Jenni.


 


"Il se peut que la machine fonctionne constamment mais que nous ne puissions être réceptifs qu'occasionnellement.Encore cette réceptivité ne peut-elle être que rarissime.Sans doute est-elle nulle chez certains êtres".


Le matin des magiciens.

L.Pauwels, J.Bergier.


 


C'était l'automne. Une ville sans histoires. Grall rentrait chez lui avec un sentiment de culpabilité, d'en avoir trop fait, trop dit. Il songeait à cette rencontre avec Alice, une vendeuse de la ville de L. Il l'avait remarquée dans un magasin de décoration. Grall l'avait simplement abordée et sans s'en rendre compte, commença progressivement à lire en elle comme dans un livre qu'on attrape au hasard sur une étagère avec l'envie d'en extraire la substantifique moelle.


 


Il devait quotidiennement faire face aux aléas de bribes d'information qui venaient se déverser en lui n'importe quand.Elles venaient se loger dans son cerveau par accoups en l'aspirant tout entier. Des images arriveaient de nulle part. Des conversations, de la musique inconnue, des sensations...


 


 

Ce jour-là, il avait remarqué cette simple enseigne au dessus du magasin situé rue de Saverne: BVE. Il entra. L'intérieur respirait la simplicité. Il y avait de l'espace. Son regard se reposait. Des boules en céramique étaient dipsosées ça et là au sol.Leur couleur bleu de Prusse venait donner vie à une pièce humblement parée de gris. Il les examina et demanda leur provenance à la vendeuse.


Au moment où la femme se mit à parler, Grall sentit une espèce de force le pousser à expulser les mots "Vous avez étudié à la Sorbonne, non? En histoire de l'art? ". Il regardait ses gestes: des oiseaux. Puis il constatait qu'elle employait un vocabulaire très précieux. La jeune femme riait à gorge déployée. Elle laissait entrevoir ses dents gâtées par la cigarette. "Ah! Vous avez lu le dernier article de presse paru dans Le Pays. On parle de moi, de mon travail ! ". Mais tout ce qu'il voyait, c'était la géométrie des lieux, comme si la fille n'existait plus. Grall ne lisait pas la presse régionale.Il n'avait jamais rencontré cette personne. Cette femme était une inconnue. Il resta silencieux et gêné. Puis il invoqua des excuses tout à fait banales pour quitter le magasin. Le malaise avait fini de s'installer. 


Il emprunta l'avenue de Provence. L'air était froid et sec. Il lui faisait le plus grand bien. Il l'avala à pleins poumons.Le soir venait soulager la ville de ses activités journalières. Peu à peu tout se mettait à marcher au ralenti. En déambulant dans la rue, Grall pensait à ces intrusions cérébrales inexplicables qui venaient perturber le cours de sa banale existence. Il porta son regard vers le cieux et se retrouva confronté à un phénomène inédit. Le ciel s 'était chargé d'une couleur inhabituelle. Ses sens s'eveillèrent. Un bleu sombre se déversait dans la ville de L, comme si tout en haut, des teinturiers achevaient leur besogne. Le couleur devenait doué de vie. Elle se déplaçait par endroits.Des touches d'indigo venaient se mêler à des teintes d'azurite.Des rotations de noir venant jouer avec le lapis-lazuli.Une révolution était en train de s'effectuer au dessus de lui."C'était le Bleu de 19h47" se disait -il en regardant sa montre.


C'était le plus beau bleu qu'il vit ce jour là au dessus du toit d'une librairie islamique.


 


Il sentit le ciel l'appeler. Il ressentit des mécanismes se mettre en marche. Un visage se détachait clairement dans son esprit. C'était un fonctionnaire obèse d'un parti politique. Un ami d'enfance. Il gesticulait. Mais Grall ne l'entendait pas. Tout se mélangeait...le fonctionnaire s'effaçait peu à peu ainsi que les bribes de sa langue de bois.


Il revint à lui en entendant des pas.Des musulmans venus prier traînaient des tapis vers la librairie. Son absence avait dû se prolonger quelque temps...Saint Laurent ne viendrait plus répandre ses larmes. La saison était finie. Le ciel devenait noir comme de l'encre de Chine.Des constructions mentales inédites naissaient dans l'esprit de Grall. Il ne pouvait pas se mouvoir comme les autres, s'exprimer comme tout le monde. Il se taisait souvent. Etait-il sensé délivrer quelque chose après tout? Un nombre suffisant de prophètes avaient déjà fait leur oeuvre...


 


 


 L se vidait peu à peu. Son architecture dépouillée laissait respirer l'esprit. Les toits des habitations venaient se découper en dentelle dans la nuit. Les musulmans avaient achevé leur prière et délaissaient la libraire pour aller se fondre dans les profondeurs de la ville.


 


 


 


"Des ombres anonymes", songea Grall. 



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