Guerre chimique

Gabriel Kayr

Honni soit qui mal y pense

J'aime les bourgeoises. Pas les grandes, inaccessibles et trop chères. Les petites, les provinciales. Celles dont le mari travaille beaucoup, à des choses compliquées et valorisantes. Celles qui se demandent quand leur Prince charmant est devenu un prince marchand, et qui hésitent entre un troisième enfant et les complications d'un amant. Celles qui patientent chez la fleuriste ou le coiffeur, et s'occupent en inventant des ruses pour faire les soldes. Un petit caraco pour moi, des chaussures pour Théo. Un seul montant, global, inaperçu.

 

J'échange des regards avec ses femmes-là. Elles détectent ma sensibilité, tout ce que ma faiblesse a de force, prêt à la reddition, à leurs pieds déjà. Ah ! leurs pieds ! Leur expressivité bridée par la lanière de cuir qui oppresse un peu la chair. La marque est discrète. On est en Prada, en Gucci, en Crocs ou en Birkenstock, qu'importe, mais on cambre , mais on pointe, mais on dévoile des ongles couleur mûre sombre ou un tatouage de cheville, souvenir de jeunesse à la révolte en laisse.

 

Elles ont vue sur le parc, cercle d'amies, déceptions domestiques. Elles ne nomment pas encore leur solitude, ce n'est qu'un spleen, un début d'ankylose, j'aurais tort de me plaindre j'ai tout pour être heureuse, et leur mère le leur répète, ou est morte l'année précédente. Elles sont décoratrices, cuisinières, femmes d'intérieur surtout, organisatrices et un peu musiciennes.

 

Elles veulent des amours simples, passagères. Elles sentent venir leur décrépitude, elles se l'exagèrent, elles veulent séduire encore, une dernière fois. Elles n'ont aucune expérience de l'amour, aucune habileté pour les choses du corps, et elles s'apprêtent. A vieillir, mais non sans avoir fait provision : de souvenirs pour les plus délurées, de regrets pour les autres, les incurables. Elles savent que ce sera compliqué, et sont prêtes à en payer le prix en inconfort, reniements, mais surtout pas résignation.

 

Je les croise souvent, elles me toisent, moi qui suis grand. Mon pouvoir n'est jamais dans le premier regard. Il me faut parler, sourire, être là, et ce soir elles penseront à moi en surveillant la tarte. Si je les revois (c'est plus facile en province), elles me reconnaissent, et alors seulement je donne ma mesure. Oui, je suis assez libre de mes horaires. Oui, je suis artiste. Mozart ? Que voulez-vous savoir ? Vous avez lu Albert Cohen ? Quelle merveille n'est-ce pas ? Comment un homme peut-il à ce point deviner vos méandres ?

 

-        Quels méandres ?

-        Ceux de la psyché féminine, bien sûr… Vous êtes tellement inconnues, tellement loin de nous, les mâles, tellement déconcertantes.

-        Nous ne sommes pas toutes identiques, quand même !

 

Je dis « vous », elle entend « les femmes », mais comprend « toi ». Et déjà des images me viennent. Toi sur moi, assise nue, effrayée, qui te laisses guider. Toi à mes genoux, cheveux en chignon, toi sur le ventre, tête enfouie sous l'oreiller, mots étouffés. Notre chaleur, mes mains, tes seins, ta surprise et ton plaisir.

 

J'aime jouir avec une femme qui jouit. J'aime ce paradoxe de l'union si parfaite de deux corps imparfaits. L'instant est banal, les gestes aussi, sauf si c'est toi et moi.

 

Elle a rougi. Je n'ai rien dit pourtant. Mais elles ont un dix-huitième sens pour ces choses-là. C'est là qu'elles se décident, en général, sans rien maîtriser. Tous les messages sont codés, mais il y a longtemps que je les intercepte. Aucune Enigma ne m'a jamais résisté.

 

-        *** XX de GQG système limbique à cœur : urgent augmenter pression artérielle dans organes centraux et reproducteurs. Accuser réception.

 

Elle passe la main dans ses cheveux, les décoiffe, et en sort une épingle qu'elle embouche. Ainsi, elle relève les bras – m'offrant sa poitrine – et peut me regarder bien en face. Le spectacle me plaît, je souris comme un enfant. Moi aussi, j'ai ma centrale de communications :

 

-        *** XY de GQG neurocortex supérieur à système nerveux central : composer posture de soumission, avec signes tendresse et promesse de plaisir. Accuser réception.

 

Je prends un air vague, je joue les lointains, j'imagine que je viens de découvrir l'Atlantide, dont je surplombe les murs depuis la terrasse du palais d'été. Je laisse monter une immense joie et lui offre un sourire comme on ouvre un rideau sur le printemps qui s'annonce, pour respirer le jardin. Dans le même mouvement j'ai laissé descendre mes mains le long du corps, et je bafouille. Subtilement ajoutée par des années de pratique à cet arsenal de pacotille, la touche finale, celle qui l'emporte, la sournoise et déjà admise promesse de jouissance : je mords mes lèvres, discrètement, laissant un tout petit bout de langue compléter le tableau. Puis en riant à demi de ma propre confusion, je titille le lobe de mon oreille et lui annonce ma défaite.

 

-        Vous êtes certainement différente… (plus c'est gros, mieux c'est : l'affaire est faite)

-        Mon mari me le dit chaque jour.

-        Et bien si vous avez le temps, je vous offre un thé. N'y voyez rien d'inconvenant. J'ai à peine une demi-heure avant mon rendez-vous, vous ne risquez rien.

 

Et de reculer un peu pour confirmer mon innocuité.

 

-        *** XX de GQG neurocortex supérieur à système nerveux central : MESSAGE FLASH. Alerte générale. Prendre postes de combat et toutes mesures pour conflit déclaré.

-        *** XY de GQG système limbique à système nerveux central : venir à 140 tours. Définir conditions d'alerte maximale. Signaler tout contact. Risques d'attaque sans autre préavis. Conflit imminent. Bonne chance à tous.

 

C'est fait. Le reste n'est que jeu amoureux, hasardeux, convention et tractations. On définira les règles, le cadre, les couleurs et le barème des points. On croira aussi définir la durée, mais là personne ne peut savoir d'avance. Enfin, la grande inconnue, celle qui constitue finalement le but ultime, celle dont le présent peut seul révéler la valeur, nous ne la connaîtrons qu'à deux : l'intensité. La vie. La récompense.

 

Pour elle la guerre est déclarée. Elle ne saurait se rendre sans une bataille. Il y faudra un siège, des manœuvres millénaires et savantes, mais elle connaît bien les sentes que masquent ses redoutes. Elle se veut Walkyrie sur son île mais, pas folle, elle m'a laissé l'horaire du bac. En hiéroglyphes, pour corser un peu.

 

Pour moi, tous sens en alerte, c'est l'examen de passage. Oui, j'ai entrevu ton Éden, oui je sais les horaires, mais tu attends de moi un exploit. Marengo était perdue à 16h, gagnée à 18. Waterloo c'est l'inverse. Alors ? Je te regarde t'installer et commander. Cette bataille vaut-elle la peine ? Il me faut un agent double, un traître que tu feras parler et qui te dira ce que je veux que tu découvres : pour me battre, j'ai besoin de connaître la taille de l'enjeu. Veux-tu du vrai ? Veux-tu du beau ? Ou carrément du sublime ? Quels bastions devrai-je enlever pour vaincre ? Veux-tu un champion dans une lice unique, ou un escadron sabre au clair ? Cette demi-heure va être la plus importante de ma vie, quoi qu'on dise.

 

Tu commandes. Tu ordonnes : tes cheveux, ton panier, les plis de ta jupe et ta posture sur la chaise. Tu es en blanc, tu t'inquiètes d'une tache au revers. J'ai intercepté des messages indiquant une déplanification pour la soirée : pas de couleur, du blanc. Je laverai la jupe à 40 et j'y mettrai aussi la couette de Théo. Tu as baissé ta garde, mais tu as quitté le monde du flirt pour ton empire domestique. Ce n'est pas mon terrain de prédilection pour ce qui s'annonce. J'attends donc, et je prends un Perrier. Plus tard, j'aurais pris un verre de vin. C'est épicurien, le verre de vin. Ça dit la terre, le soleil, l'ivresse noble. Mais à quatre heures de l'après-midi, c'est un signe de faiblesse. Donc un Perrier. Rondelle.

 

-        Elle ne se voit pas, ne vous inquiétez pas.

-        J'ai mis cette jupe ce matin, et elle est déjà fichue.

-        Le blanc vous va très bien.

 

Premier tir d'artillerie préparatoire. Un peu au jugé, je n'ai pas assez de rapports sur les positions adverses. Quand il y a un enfant, cette partie est plus simple (les enfants sont des agents doubles, triples, quadruples. On peut les utiliser à condition de ne leur faire aucune confiance) mais ils rendent l'approche incomparablement plus ardue. Amener une mère de famille à s'asseoir en terrasse avec un inconnu, en présence de sa progéniture, est un authentique exploit. Il faut avoir un prétexte plausible et symbolique qui permette à la rencontre de devenir notoire et d'être rapportée : là est la force des enseignants, des maîtres de musique, éducateurs, accompagnateurs, soignants, directeurs de conscience, profs de tennis, maître nageurs, etc. Seule exception à cette règle : l'appartenance à une même communauté, et la présence autorisée de sa propre engeance, mais alors la sécurité devient ensuite un vrai casse-tête. Certains recherchent d'ailleurs ces complications, pour épicer la campagne. Je les fuis. Je la veux elle, pas sa parentèle.

 

-        Et alors, monsieur le dragueur des supermarchés, vous abordez souvent les femmes comme ça ?

 

Boum. La réponse à mon tir. A grosses pièces et en plein dedans. Torpilleur coulé, du premier coup. Mais aussi message important : est-ce que je suis la première, sauras-tu m'en convaincre, ou suis-je un bien de consommation courante ? J'ai assez de renseignements pour ajuster ma deuxième salve. A moi le guidage radar, je fais donner l'aviation pour une frappe chirurgicale.

 

-        Dragueur des supermarchés… C'est comme ça que vous me voyez ?

-        Et encore je me retiens.

-        Les hommes que vous décrivez n'abordent pas les femmes comme vous. Ils n'ont pas de temps à perdre, et ne souhaitent qu'une seule chose.

-        Et vous non ? Laissez-moi rire.

-        Vous pouvez rire, mais la vérité est que je ne suis doué en aucune façon pour la drague. C'est même ce qui me déplaît le plus chez mes … congénères, cette façon qu'ils ont d'embobiner les femmes.

-        Ho ho ho. Vous n'avez jamais essayé ? Je ne vous crois pas.

-        J'ai essayé, juste un peu. J'ai eu quelques succès, et j'en ai éprouvé encore plus de tristesse que de certains refus.

-        Mais pourquoi ?

 

Ma patrouille est en approche finale maintenant. Des mois d'entraînement vont être mis à l'épreuve dans les prochaines secondes.

 

-        *** XY de Eagle Leader à Faucon : objectif en vue, aucune résistance. Ils ne nous ont pas détectés. Nous amorçons la descente. A vous.

-        *** XY de Faucon à Eagle Leader : bien reçu Eagle Leader. Attendons rapport de contact. Terminé.

 

C'est le moment de lâcher ma salve. Basculement sur l'aile, piqué échelonné dans un rugissement de réacteurs, mes pilotes encaissent leurs 4 g sans autre émotion qu'un souffle un peu court. Tout est calme en bas. Les radars de veille sont réglés beaucoup plus bas, et la surprise est totale. Avec de la chance, je vais toucher un point vital.

 

-        Si les hommes ont besoin des femmes, c'est pour se sentir exister. Le moins qu'ils puissent faire c'est de prendre le temps de vous aimer vraiment. Parce qu'entre ce que prend un homme et ce que lui donne une femme, il y a la différence du sordide au sublime. La même proximité aussi. C'est l'absence d'efforts qui me hérisse, et qui transforme l'alchimie des âmes en bouillon de culture.

 

-        *** XY de Eagle Leader à Faucon : Charge larguée en plein sur coordonnées. Cible atteinte. Refaisons un passage pour évaluation des dégâts A vous.

-        *** XY de Faucon à Eagle Leader: bien reçu Eagle Leader. A première vue c'était un coup au but. A vous.

-        *** XY de Eagle Leader à Faucon : Confirmons cible détruite. Grosse explosions là-dessous. Avons touché centre nerveux. Nous rentrons. Terminé.

 

Elle me regarde vraiment pour la première fois, confirmant le succès de mon raid aérien. De pitoyables silhouettes s'agitent encore et se tordent de douleur au fond de ses yeux. A l'écart, une sentinelle éberluée fait des signes avec un grand drapeau sur lequel est peint un symbole de danger. Trop tard ! Son quartier général est désorganisé (pas pour longtemps), et ses lignes de communication endommagées. Elle cherche des informations à son tour, mais c'est moins facile maintenant.

 

-        *** XX de GQG neurocortex supérieur à toutes unités : Avons subi frappe aérienne. Réclamons estimation des dégâts.

-        *** XX de QG opérations à GQG. Avons perdu première ligne de défense. Batteries antiaériennes détruites. Capacité stratégique réduite. Secteurs méfiance, certitudes, conventions détruits à 80%.

-        *** XX de système limbique à neurocortex supérieur : procédure d'urgence. Augmentons niveau confiance irrationnelle et illusions douces. Recommandons discrétion.

-        *** XX de QG opérations à GQG. Nouvelle évaluation. Cynisme atteint et détruit, ironie endommagée, recommandons basculement sur réflexes de caste et défenses maternelles. Sommes HS pour un moment. Désolées les filles.

 

Et voilà le travail. Je décrypte son joyeux désordre avec un temps d'avance sur elle. Je connais déjà la suite, le dernier message me l'annonce. Elle est désarçonnée, et quelque chose en elle veut y croire, mais tous ses voyants sont au rouge, et elle va se replier sur des positions immémoriales, transmises par des générations de mères jusqu'à elle. Son éducation, sa culture et son milieu lui affirment qu'on ne bascule pas comme ça en trente secondes d'un univers bien cadré à un désir inexploré, certes attirant mais encore plus dangereux. Pas à une terrasse de café, pas auprès d'un inconnu.

 

-        Belles paroles, vraiment. J'ai du mal à vous croire.

-     Mais je ne vous demande pas de me croire. Que risquez-vous ? Vous êtes de taille à vous défendre (tu parles).

-        Certes, et contre d'autres que vous.

-     J'en suis convaincu, et voilà pourquoi vous n'êtes pas de celles qui se font draguer. Ce serait presque une offense, dans votre cas.

 

-        *** XY de Eagle 3 à Faucon : Ai refait un passage pour arroser la zone. A vous.

-        *** XY de Faucon à Eagle 3 : Quoi ? Rompez immédiatement et rentrez. Interdiction formelle d'attaquer sans ordres !

 

C'était une erreur. Un jeune pilote, certainement. Un parasite dans mes connexion synaptiques, qui a permis à une phrase de m'échapper, et presque ruiné mes efforts. Au lieu de l'achever, j'ai relevé une de ses défenses. Il faut que je me discipline, mais elle me fait tourner un peu la tête, avec sa main qui joue dans les plis de sa jupe. A moins que cet Eagle 3 ne soit une taupe, ou une attaque de revers. Penser à vérifier.

 

-        Ah vraiment ? Je suis trop vieille pour plaire, c'est ça ?

 

-        *** XY de GQG neurocortex supérieur à Faucon : Bravo ! Beau gâchis. Surveillez mieux vos unités, Faucon.

-        *** XY de Faucon à neurocortex supérieur : Eagle 3 neutralisé. Dommages réduits mais encore visibles. Plus de peur que de mal. Suggérons lâcher bride à système limbique.

-        *** XY de système limbique à toutes les unités. Augmentez niveau désir, bien-être, confiance, tendresse et sollicitude.

-        *** XY de GQG neurocortex supérieur à système limbique. Alerte. Risque coup de foudre authentique. Vigilance abaissée, nous perdons l'initiative.

-        *** XY de Brigade Hypothalamus. Aucun risque de coup de foudre. Pas encore baisé.

-        *** XY de GQG neurocortex supérieur à Brigade Hypothalamus. Accusons réception. Merci de respecter le code com. Terminé

 

Voyez comme ça arrive. J'ai désactivé un bon nombre de mes contre-mesures. En pleine jubilation, et alors que je croyais avoir gagné une position cruciale, un petit faux pas me force à la sincérité. Je déteste sentir en moi les changements qui s'opèrent. Ne plus contrôler les battements de mon cœur, la direction de mes regards, la vitesse de mon souffle et la sensibilité de mon système pileux tout entier. Mon bras nu est posé à cinq centimètres de sa main, et j'ai une furieuse envie de le pousser d'un coup, de la toucher, de lui sauter dessus. Ce n'est pas encore une défaite, mais déjà presque une reddition. L'amour, cette guerre ou la plus belle des victoires est une capitulation, me guette. Pourrai-je transformer cette faiblesse en force ? Je me lance en opération commando, sur plusieurs fronts.

 

-        Vous êtes sublime. Vraiment. Celui qui dort à vos côtés ne mesure pas sa chance. Et vous le savez, bien sûr, ne soyez pas médiocre.

 

Scramble. J'ai tout lâché. Un commando sur le pouvoir de séduction, un missile nucléaire sur le mari (qui j'espère a le bon goût de rentrer tard et de ronfler), et un nouveau tir de barrage sur son orgueil. Je passe sur les échanges frénétiques dans mon centre de communications, parce que je suis trop occupé à surveiller mon bras.

 

-        Merci. C'est gentil.

-        C'est sincère.

-        Je réserve mon commentaire

 

Confirmation par l'adversaire de la destruction du QG de son cynisme. Au passage, elle ne relève pas l'allusion à son homme, et elle me fait la grâce de ne pas minauder à propose de sa prétendue médiocrité. Allons, j'ai bien rétabli la situation et j'ai tiré tout ce qu'il était possible des informations à ma disposition. Il est temps de lancer la seconde vague : un débarquement au cœur du territoire ennemi.

 

-        Je ne connais pas votre prénom. Verriez-vous un inconvénient à ce que nous fassions connaissance ?

 

Oh l'ambiguïté ! Oh la ruse grossière ! Et comme il y a du danger à l'utiliser inconsidérément.

 

-        J'ai un nom ridicule. Je m'appelle Mercedes, mais personne ne le prononce jamais. La sentence est définitive. Aucune exception.

-        Mais alors comment vous appelle-t-on ?

-        Et bien vous savez mon prénom, mais vous n'avez pas le droit de l'utiliser. Pour m'appeler, c'est différent. Il faut d'abord me connaître.

 

Mais elle joue ma parole ! Et avec un vrai talent ! Mes troupes se font hacher sur ses plages, je n'avais pas vu tous ces fortins, ces murs d'acier depuis lesquels elle me déverse huile bouillante, glaçante, piquante, bruit et fureur… Je suis désorienté. Il me faut une tête de pont, ou la journée aura été perdue.

 

-        Je ne vous appellerai pas. Mais nous nous retrouverons peut-être, par hasard. Je m'appelle Simon, sans restrictions.

 

En disant cela, je bascule pour commander l'addition. A la fin du mouvement, je remets mon bras, mais un tout petit peu plus près d'elle que je n'aurais pu le faire au début de l'entretien. Voyons si ma diversion fonctionnera.

 

-        Simon. Vous n'avez pas une tête de Simon.

 

OK, c'est bon, elle n'a rien vu. Enfin si, elle a vu mais elle accepte. Ma diversion a fonctionné, mes unités ne sont pas mortes en vain sur cette plage, et j'ai une escouade implantée à couvert. L'opération débarquement est un demi-succès.

 

-        *** XX de GQG neurocortex supérieur à système limbique : Rétablissons à peine les communications. Veuillez justifier marivaudage. A vous.

-        *** XX de système limbique à GQG neurocortex. Avons l'avantage. Rapports d'opérations indiquent plage nettoyée. On peut se détendre, non ? A vous

-        *** XX de neurocortex supérieur à système limbique : Recevons ondes de plaisir, pas seulement détente. Justifiez ou réduisez. A vous.

-        *** XX de QG opérations à GQG. Signalons unités non repérées ayant contourné plage. En position sur revers enceinte principale. Solidement établies.

-        *** XX de système limbique à GQG neurocortex. C'est son bras. Code rouge ! Avons été leurrées. Ne pouvons plus négliger plaisir caresse. Augmentons intensité plaisir, augmentons intensité désir, abaissons seuil vigilance.

-        *** XX de GQG neurocortex à conscience morale. Alerte ! Besoin impératif catégorique Air-Air. Ordre de tir par salve.

 

-        Dites-moi Simon. Qu'est-ce que nous faisons là, attablés en plein après-midi, à échanger nos prénoms ? Vous ne pensez tout de même pas qu'il pourrait se passer quoi que ce soit entre nous, si ?

 

Elle recule sa chaise et croise les bras en me défiant, comme inquiète pour ma santé mentale. Elle a tiré ses missiles au jugé, et je fais confiance à mes contre-mesures.

 

-        *** XX de conscience morale à GQG neurocortex : Salve partie et arrivée.

-        *** XX de système limbique à GQG neurocortex : Confirmé. Plus de contact. Plaisir en diminution.

-        *** XX de GQG neurocortex à système limbique. Indiquez niveau désir. A vous.

-        *** XX de système limbique à GQG neurocortex : Niveau désir stable. salve mal ajustée, ou missiles trop vieux.

-        *** XX de conscience morale à GQG neurocortex : Missiles anciens. Corrodés par frustration saline.

-        *** XX de GQG neurocortex à toutes les unités. Attention, nous sommes sans défenses. Risque élevé de coup de foudre. Arsenal défaillant. Chacun pour soi. Que Dieu ait pitié de nous ! Terminé.

 

-        Si, madame je-ne-peux-pas-dire-votre-nom. Je crois que nous allons tomber amoureux, et que nous allons connaître ensemble un vrai et grand bonheur, entre un homme et une femme qui se plaisent et se désirent.

 

A ce moment, elle croyait encore à ses défenses. Elle avait cette petite assurance des certitudes apprises, jamais vraiment vérifiées ou pesées, que rien de tel ne lui arriverait jamais. Et si elle le regrettait, elle n'en montrait rien. A la microseconde près, que le serveur apporte l'addition, qu'un pochard dérange la terrasse, qu'un papillon batte des ailes à Shanghai, tout pouvait disparaître. Elle se levait, me riait au nez, m'humiliait, et c'était dit.

 

Or justement, tout est dit. Mon approche à couvert l'a prise à contrepied, contretemps, contrejour, au rebours de ses leçons rabâchées.

 

-        *** XX de conscience morale à GQG neurocortex : Nous sommes foutues !

-        *** XX de système limbique à GQG neurocortex : Intensité désir au niveau 4. Intensité plaisir idem. Déclenchons vague d'angoisse et vertige amoureux. Demandons énergie maximale sur organes vitaux et sexuels

-        *** XX de GQG neurocortex à toutes les unités. Confirmons perte contrôle. Coup de foudre avéré. Soyons belles joueuses.

-        *** XX de Brigade Hypothalamus à GQG neurocortex. Signalons tous systèmes au vert et parés

 

Je l'admire vraiment à cet instant. J'ai un panoramique immédiat de tout son mouvement intérieur. C'est un champ de ruines. Je survole les postes avancés : ils sont vides. Personne sur ses murailles, qu'un immense désert sépare du cœur de son territoire. Je suis surpris de tant de désolation. Elle a tout brûlé, comme en 1812. Elle est transie de peur au fond de sa tour sombre. Et en voyant cela, j'ai une vraie tendresse pour sa capitulation, je mesure l'immensité de son désarroi et la valeur de ce qu'elle m'offre. J'aurai, n'en doutons pas, à m'en montrer digne, au risque de m'y perdre.

 

Quelle tristesse qu'une bataille gagnée ! Rien de plus triste, à part une bataille perdue, comme disait le général Wellington. J'ai voulu cette femme, j'attends sa sentence, je sais déjà que, pour elle, plus rien n'aura la même saveur, et qu'elle va emporter sans y prendre garde, un bout de ma vie.

 

-        Mes amis m'appellent… Meredith.

 

Elle sourit, elle me sourit. Meredith sourit à Simon, et le monde est jeune.

 

-        *** XY de GQG neurocortex supérieur à toutes les unités. Félicitations à tous. Terminé.

  • J'adore l'idée et la façon dont tout cela est écrit, c'est tip top génial (:
    & ça ne devrait être interdit qu'aux femmes qui ne connaissent pas l'auto dérision je pense!

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

  • Du grand art !
    Alors là... moi je dis Chapeau bas, messieurs !
    Il nous faut tous nous incliner car nous sommes en présence d'un maître de guerre !
    Ce texte devrait être interdit de lecture aux femmes... Un grand bravo.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

  • L'art de la guerre appliqué à l'art de la drague est indécemment délicieux.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Juliehuleux 45

    Julie Huleux

  • Classé Seveso ! Un air de mon Oncle d'Amérique de feu Resnais dans un autre registre. Merci encore un bon moment. Un conseil d'un ancien du site, n'éditez pas trop d'un coup, certains textes risqueraient de passer inaperçu, et ce serait bien dommage.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

    • Je prends note et remercie.
      Cela dit, j'arrive au bout des fonds de tiroir. Le reste n'est pas adapté au format en ligne.

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Slinkachu street art 02

      Gabriel Kayr

Signaler ce texte