C'est magnifique

Edgar Fabar

Écrit un 14 novembre. Aux évaporés.

Je cherche une corde - même une très raide - à laquelle m'agripper pour m'extirper du brouillard dans lequel j'erre depuis vendredi. Je ne trouve pas. Je suis au bout du voyage. Il fait noir. Je veux revenir sur mes pas. Et retrouver un chemin.

Après la stupeur des annonces, il y a l'inquiétude pour les copains. Puis, des heures étranges à sentir mon intérieur prêt à craquer, à déborder, chaviré qu'il est par des montées de larmes et de peur, et il y a l'angoisse pour ma fille. Je me revois me lever trois fois jusqu'au pays des fées pour l'embrasser, la bienheureuse dans sa chambre. Après quoi, je me dis qu'il faut que j'arrête les news, que tout ça, ce n'est pas bon à lire, à voir ou à entendre. Il y a ces mots couteaux qui flinguent et ces mots nouveaux qui schlinguent : état d'urgence, attentats multiples, kalachnikov... Et la vidéo d'un journaliste de l'iMonde qui se répand comme un mauvais virus. Ma tête bourdonne, j'ai envie de rechialer et de reboire avant de me mettre à repenser. C'est pas bon ça. Je devrais tout couper, crever la bulle de peur dans laquelle je marine comme lepen, mais j'y arrive pas putain, j'y reste jusqu'à l'engourdissement, jusqu'à ne plus ressentir rien ou presque. Là, je rejoins Milca, celle qui ne sait pas encore ce qui est arrivé. Pas question de la réveiller en plein cauchemar. Je finis par sombrer dans un sommeil foireux.

C'est ma fille de 2 ans qui me réveille à 7h40 en criant papa comme chaque jour. Elle s'appelle Colombe. J'aimerais vous dire que son chant matinal est beau comme celui d'un colibri au printemps. Malheureusement, il n'en est rien. Il y a même des jours où je préfère mettre mon Nokia à sonner plutôt que de l'entendre hurler mon nom. Retour à la réalité donc. Je suis en plein dedans. Mon cerveau me le rappelle dès les premières informations qu'il traite : je dois annoncer à Milca ce qui s'est passé pendant la nuit. Je suis dans le même état que si je devais lui annoncer la mort d'un de mes frères. J'essaie de trouver les mots, d'éviter le pathos, de rester sur les faits sans pour autant parler comme un algorithme. Entre Google et BFM TV, j'essaie de trouver le ton juste. Elle écoute. Sous le choc, impuissante comme nous tous, elle peine à réagir, le front se creuse, ses yeux vont bientôt rougir.

Notre journée s'écoule. Nous sortons tous les trois, on regarde la mer, je pense à une piscine de Prozac dans lequel il serait bon de s'immerger un peu. Dans le Vieux-Nice, on achète un jouet à la petite, une jolie fleur en bois qui tourne sous l'effet du vent, nous revoilà en enfance tous les trois. Je ne peux pas m'empêcher de penser que c'est ça le sel de la vie : des moments doux où on ne pense à rien. Je verse ces quelques grammes de sel dans la marmite Facebook, pour rééquilibrer un peu le bouillon, car depuis ce matin, c'est le goût du drame et du sang qui domine dans la cocotte minute. Il en faudrait des kilos et des kilos pour changer la saveur de ces drôles d'heure. Je vois Colombe gambader partout, guillerette. Comme tous les jours, je l'entends pleurer un peu, elle me sourit des dizaines de fois, elle rit même aux éclats dans une église, dans laquelle je ne sais pas pourquoi nous sommes rentrés près de la place Rossetti. Je recommence à penser à vendredi. Je les connaissais pas ces gens mais ils me manquent. Je me dis que c'est bizarre : comment manquer de ceux qu'on a jamais connu ? Mais ils m'obsèdent. J'ai envie de les rencontrer, de leur payer un Ricard ou un gilet pare-balle, pour qu'on puisse parler, se raconter notre soirée de vendredi où on a bien ri parce qu'on était bien bourré.

Nous revenons sur la Promenade des Anglais. Il y a un chanteur qui a installé un soundsystem géant. Il reprend Concrete Jungle de Bob Marley. Depuis toujours, Bob c'est l'ami qui me veut du bien, alors je m'accroche à mon doudou rasta. Darkness has covered my light and has changed my day into night, yeah. Merde même lui me ramène à cette journée dégueulasse, mais c'est moins pénible en musique. Je ferme les yeux et je me laisse bercer, je m'abandonne même. Il chante devant la mer, à la lumière de midi, la surface de l'eau est une immense étincelle.

Désolé si je vous perds en chemin, ce soir, j'écris en mode rafale automatique, porté par des doigts qui ont en trop vu. J'ai pas vraiment de chute, et en même temps c'est pas une histoire que je vous raconte, c'est arrivé près de chez nous, pour de vrai. Et je ne comprends toujours pas ce qui est arrivé. Dans l'église, je me disais que c'est peut-être ça notre problème à nous autres, c'est qu'on veut toujours tout comprendre. On est infoutu d'accepter qu'à la fin on va se heurter à une porte fermée, définitivement. Ainsi est né Dieu et ses fables à deux balles. Et même si Voltaire (sic) et les Lumières l'ont ébranlé, que la révolution industrielle a failli le tuer, ça n'a pas suffi. Car la consumérisme, le capitalisme, ça manque de sens et puis surtout, à la différence de l'Immortel, ça ne vous rend pas éternel..

Alors ça y est, nous voilà replongés dans la dictature des prêcheurs. Je serais incapable de vous dire ce qu'il faut faire concrètement pour stopper ces gens qui sont dans la Daesh, (quoique soigner la pauvreté serait peut-être un bon début). En plus, faut que je vous le dise, je crois pas vraiment en l'Homme. Car depuis que je le connais, en majorité, il fait de la merde. Ce qui est "pas mal", dirons-nous, c'est qu'il aspire à mieux, il s'améliore de génération en génération, si si je vous assure, restons optimiste. Mais à quel prix et avec quel lenteur bordel ? y aura-t-il encore quelqu'un debout quand nous ferons la paix avec la vie ?

Alors quoi, y a rien à faire ? Je peux pas quand même pas aller dire à Colombe, c'est foutu, le système est irréparable : "ma fille, tu seras soit une machine de guerre si la religion triomphe soit une machine de production si le capital l'emporte". Je schématise bien sûr. Depuis tout à l'heure, je somatise aussi. J'ai une douleur à la colonne qui grandit au fur et à mesure que j'approche de la fin de ce texte, je la sens arriver, mais je ne la vois pas venir. Oui, qu'est-ce que je vais lui dire moi à Colombe ? En vérité, je pense que je vais rien lui dire, parce que moi, j'y comprends rien à tout ça, je crois que je vais juste passer du temps avec elle, tant qu'y en a. Lui dire qu'on est immortel tous les deux, sauf si on traine trop longtemps dehors, car sa mère nous tuera surement si on rate l'heure du souper. Je la vois encore tout à l'heure au parc, me demander de sa voix devenue merveilleuse à 17h40, de lui garder une mauvaise herbe qu'elle avait ramassée une heure auparavant. Pendant tout ce temps, elle l'a trimballée dans sa main, serrée comme si c'était la plus jolie fleur de la création. Et quand elle me l'a tendu, ce brin d'herbe tout rabougri, abimé par la pression de ses petits doigts, Colombe m'a fixé et m'a dit avec de grands yeux qui cherchaient mon approbation « ha oui c'est magnifique ». Je l'ai regardé longuement et j'ai fini par dire à mon tour «c'est magnifique».

  • Elle est chouette votre chute, ça fait penser à Mistral gagnant. ;-)

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • Merci Julia et pour tout dire, j'ai écouté ce morceau quand j'ai écrit ce texte et j'y pensais en rédigeant la chute :-)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      10919502 657715364340269 1653171330 n

      Edgar Fabar

  • Le sel de la vie, ... des moments doux qu'ils faut déguster et bien ranger au fond de notre mémoire. Cette fleur tendue par la menotte de votre enfant, c'est la plus belle fleur au monde ! Bravo et Merci pour ce très beau texte !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci Martine, c'est vrai ce que vous dites.. Une amie m'a dit aussi que ce brin d'herbe, la fleur de Colombe, c'est le fil que je cherchais pour quitter le brouillard..

      · Il y a plus de 8 ans ·
      10919502 657715364340269 1653171330 n

      Edgar Fabar

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