HASARDS

aimelle

Il l'avait rencontrée comme tout le monde, par hasard.

Une nuit ivre dans un appartement. Assis dans l'angle mort d'une pièce presque vide, il l'observait. Cette fille, cette femme. Il hésitait. Elle était de dos, buvait du vin rouge dans un gobelet en plastique, elle avait gardé son manteau, un imperméable. Elle se tenait là, droite comme une évidence. Il ne voyait pas son visage, mais savait qu'elle était belle. Elle le portait sur son dos comme une fatalité. Il n'aurait rien fait, il l'aurait juste regardée. Mais, elle est venue à lui.

« Donnez-moi votre numéro de téléphone. Je vous écrirai. Je vous donnerai une heure et un lieu. Nous aurons une heure pour nous croiser. Si nous devons nous croiser, nous nous croiserons. Sinon, l'heure passée, je quitterai les lieux et vous aussi. »

Elle me tendit un papier et un stylo. J'écrivais les dix chiffres de mon numéro de téléphone comme malgré moi.



Elle : 15 heures. Gare du Nord.

Lui : J'y serai. 

Il y a peu de monde aujourd'hui, le flux est lent et souple. Les passants ne se heurtent pas, se déplacent avec harmonie. C'est le début de l'été, la fin du printemps, la chaleur s'affirme doucement. Les cous réapparaissent, les chevilles se dénudent. La température est juste. La chair prend ses grands airs. C'est l'heure creuse. Les corps s'attardent, ça et là, devant les kiosques à magazines. Les clochards font une pause clope. Les écrans d'informations n'indiquent aucunes perturbations.

Elle marche sans destination décrivant des courbes aléatoires dans l'espace, contournant les colonnes, descendant les escalators, les remontant, errant sur le quai du RER B, de la ligne 4, direction Porte de Clignancourt, devant Chez Paul, contrôlant faussement les écrans de contrôle.

Il s'est assis un instant sur un banc, ses jambes tremblent. Il regarde sans la voir une œuvre d'art contemporain représentant la marche du temps. Il consulte sa montre. 15h17. Reste 43 minutes, peut-être moins. Il se lève et se dirige vers les abords extérieurs de la Gare, le long des baies vitrées. Il observe les femmes à vélo, les taxis le coude dehors. Un instant, il croit l'apercevoir dans une silhouette féminine. Imaginant qu'elle l'observe, il joue le las, le fuyant.

Elle se déplace sans que son regard ne se pose nulle part, elle glisse, sensible de tous ses pores à la silhouette qu'elle attend. Des yeux derrière la tête.

Il se lève, marche vers la ligne 4 du métro. D'un pas lent, touche sur son passage tout ce qui se présente à la portée de sa main, glisse ses doigts le long de la rampe d'un escalator descendant, se laisse glisser. Une femme glisse à côté de lui, le long de la rampe opposée. Leurs regards se croisent. Il se retourne. Elle est de dos, de marbre. Il se demande si elle l'a vu. Elle tient de sa main gauche la rampe de l'escalator. Il sourit et se retient de se retourner de nouveau.

Dés jetés.

Arrivé en haut, il se retourne et la cherche des yeux. Il aperçoit sa silhouette disparaître dans une bouche de métro. Il accélère et file d'une seule traite jusqu'à la bouche. Elle déambule, seule, dans le couloir aux angles arrondis. Il bat à l'intérieur. Il arrive à son niveau, fait quelques pas à côté d'elle sans la toucher. D'un coup, l'attrape par le cou enfonce ses ongles dans sa nuque, l'oblige à faire demi-tour précipitamment, l'entraîne dehors, par les escalators, avec lui, traverse entre deux voitures, jusqu'à l'Hôtel du Nord. Elle rit comme une gamine ayant fait une bêtise. Que l'on s'apprête à punir.

Sirènes derrière la vitre fermée d'une chambre. Elle s'assoit sur le lit, jambes écartées. Il plonge son regard entre elles, dans sa bouche à la verticale. Elle ne porte pas de culotte. Ses mains remontent lentement le tissu de sa jupe le long de ses cuisses. Debout devant elle, sans la toucher, il se déshabille lentement. Et demeure nu.


Elle : 6 heures. La Goutte d'or.

Lui : Trop large.

Elle : Petit joueur.

Lui : Folle.

Elle sort d'un immeuble fraîchement ravalé. Livraisons matinales, un camion de viandes emplit les vitrines des boucheries Halal du quartier. Les putes sont noires, grosses et bruyantes. Elles rient à gorges déployées, d'un son qui vient du fond du ventre, scandant la vie. Elle descend la rue Marcadet, croise leur petit groupe rejoint par le mac qui vient faire les comptes à l'orée du jour.

Il sort de la bouche du métro Château rouge. Petites veines contre grosses artères. Il ne sait pas où aller, s'enfoncer ou rester visible. Tenté par Montmartre, il prend la rue Ramey, croise un hôtel qui pourrait faire l'affaire, rebrousse chemin et s'enfonce direction la Goutte d'or. L'air est frai, il n'a pas dormi. Il est épuisé et se demande pourquoi il marche encore, aimanté à ce hasard, ce faux rendez-vous. La croisera-t-il aujourd'hui ou la manquera-t-il encore ? Rentrant chez lui le cœur lourd et le sexe gonflé. Avide et fou. Il avance, avance, se perd dans ses pensées. Peut-être qu'un jour, il la croisera vraiment par hasard. Elle ne sera pas seule, elle ira quelque part, elle ne sera pas là pour lui. Elle sera avec un autre dans le hall d'un hôtel. En rendez-vous permanent, il imagine la croiser toujours. Même quand elle n'a pas lancé l'appel, indiqué un lieu, il se sent regardé par ses grands yeux vides de l'autre côté d'une terrasse, par-dessus un garde-corps, de l'autre côté d'un quai, derrière une vitre. Partout, il la sent saisir son corps et l'envelopper d'un désir qui le soumet à l'ordre naturel des choses. Elle est prête à apparaître, partout, à l'entraîner derrière un pan de mur pour le vider. De sa seule bouche.

Droite, épaules nues, elle apparaît devant lui, prête à traverser. Est-ce qu'elle sait qu'il est derrière ? Le feu passe au vert, elle ne traverse pas. Il s'arrête, quelques mètres derrière elle. Deux points fixes à la Goutte d'or. Elle ne bouge pas, ne se retourne pas, il ne voit pas son visage, ne sait pas ce qu'elle regarde. Le feu repasse au rouge, elle s'avance d'un pas, pose sa main sur le poteau à côté d'elle, en caresse le bout de fer du creux de sa paume en attendant le feu vert. Il reste interdit. Il a envie de la suivre. Vert. Il la suit. Elle sait qu'il est derrière elle. Elle marche tout droit Boulevard Barbès, vers le Nord en descente. 6 heures 49. Dans 11 minutes, il partira, elle partira.

Il la suit, n'ose pas courir, de peur qu'elle lui échappe. Sa démarche est étrange, saccadée. Il sait l'absence de culotte et ça lui coupe les jambes, comme un vertige. Des positions en flashs s'enchaînent dans sa tête comme une partition des corps. Elle quitte la Goutte d'or, il est trop tôt pour partir, elle s'éloigne du quartier, elle sait qu'il la suit. Il fait quelques pas rapides et ne se trouve plus qu'à un mètre d'elle. Elle ralentit. Il ralentit. D'un coup, elle se retourne et le regarde avec défi, se retenant de sourire, l'arcade sourcilière tendue, les lèvres tremblantes de désir.

-       Vous me suivez ?

Il n'ose pas la toucher, comme un code tacite. Elle se met à courir. Il se met à courir. Elle regarde sa montre en vol.

-       7 heures !

Il accélère, l'attrape par l'entrejambe, la retourne et la colle contre lui, contre un mur. Il est dur.

-       J'ai plus le temps, dit-elle. Il est trop tard.

Il glisse sa main sous sa jupe, attrape son sexe de toute sa paume, le sert en glissant ses doigts à l'intérieur, retire sa main d'un coup sec et s'en va.

Il glisse ses doigts entre ses lèvres et la goûte. Son cerveau s'électrise. Elle l'observe s'éloigner, un instant, figée, contre le mur, exsangue.

Evanescents d'envie, d'un côté et de l'autre du nord parisien, ils se séparent.


Elle : Même heure demain.

Lui : Je ne tiens plus.

Il est 6 heures, la nuit a été courte. Elle dévale les escaliers. Elle ne s'est pas lavée, n'a même pas bu un verre d'eau. Son réveil a sonné à 5 heures 50. Il fait chaud. Elle n'a que ça à faire. Son horloge se règle sur ses rendez-vous, sur son désir, ses journées ne sont plus composées par le jour et la nuit, mais par le jeu et le hors jeu. Hors jeu, elle se repose, s'articule au monde. En piste, elle s'exalte, insatiable, infatigable, immortelle. Elle prend Paris sous tous les angles, construit dans sa tête, des cartographies de passages, de messages, des trajectoires sensuelles, se demande au bout de combien de rendez-vous elle aura épuisé les rues parisiennes de son désir, dans combien d'hôtels, il l'aura prise, par toutes ses rues, toutes ses voies, toutes ses impasses. Dans combien de couloirs, ils auront pénétré ensemble. Elle interroge les probabilités, calcule, multiplie, additionne, décuple, se soustrait, se soumet.

Il vit aux aguets dans un Paris devenu terrain de jeu. Susceptible de se faire attraper à tout moment. Il la sent à chaque coin de rue, voit sa silhouette dans le métro, l'imagine dans la salle d'attente de chez son médecin, son dentiste, dans la queue du tabac, dans le bar de la rue de la Folie, dans les salles de cinéma. Il lui fait l'amour partout, dans les couloirs de métro, dans les cages d'escalier, derrière les lourdes portes cochères d'immeubles d'un autre temps, dans les toilettes miteux des cafés.

Il est 6 heures 56, elle fume une cigarette devant la porte d'un immeuble. L'air indique qu'il n'est pas là. Les rues se vident, une à une, de sa présence. Il ne viendra plus, pense-t-elle.

Il est 7 heures, elle écrase sa cigarette sur le sol et monte se toucher. Le désir liquide entre les jambes.


Elle : 16 heures 30. Parc Monceau.

Pas de réponse.

Les enfants de l'école privée du coin envahissent le parc, déguisés de leurs uniformes bleu marine et gris. Les jeunes filles au pair, les mères apprêtées les prennent dans leur bras, goûter à l'appui. Le parc est envahi des sorties de bureau. L'air est lourd, les visages se détendent sur des bancs verts. Le soleil sur les peaux.

Il entre côté Malesherbes. Il n'est jamais venu dans ce parc, il le contourne en cercle, évitant les joggeurs.

Elle s'engage dans l'allée principale.

Sur un cercle parsemé de petits points fluctuant, il est le bord, dessine les contours, elle est le diamètre, la diagonale, creusant le cœur, scindant les deux parties. S'il entre dans le cercle, si elle en sort, les deux points peut-être se croiseront.

Le brouhaha sonore épaissit l'air déjà pesant d'une fin de journée qui culminera en orage. La lumière semble artificielle. Dans cet entre monde, les deux corps des amants se faufilent, guimauves, dans les allées verdies du Parc Monceau. Dans ses poches légères, elle serre ses poings moites et frémit à chaque silhouette qui la frôle. Un homme se fraye un chemin entre elle et un autre passant, glissant son corps entre eux. Elle croit le reconnaître, ralentit le pas, lève les yeux. Sa bouche s'emplit de salive. L'homme s'éloigne. Sa démarche lui est inconnue, l'odeur qu'il laisse derrière lui, indolore.

La sienne, à lui, est un élixir terrifiant, un couperet, de l'oxygène. Lorsqu'elle respire ce mélange de savon et de sueur, d'humidité sèche, de cuir et de lessive, d'enfance et de stupre, un monde de caresses et de crasses s'ouvre en elle. L'ouvre, elle, la scie en deux. La mer séparant les cuisses de la terre.

Alors que les deux points peinent à se rejoindre, déambulant sans stratégie, ankylosés par la chaleur, sans religion, ne croyant plus, ce soir, à la grande croisade, le ciel craque et s'ouvre en deux, laissant couler des gerbes d'eau attiédies. Une pluie torrentielle qui décime la population du périmètre vert et vide ses allées, devenues en un éclair, boueuses et noires. Dans ce no man's land soudain, restent deux points verticaux, demeurés là, par un semblant de hasard.

Les mains trempées par la pluie, serrées dans des poches humides, les cheveux collés au visage, les reins humides, le sexe trempé. Elle.

Les cils joints en trois par la pluie, le jean foncé et dur, les pieds nageant dans ses chaussures.  Lui.

Elle et lui. Lui en elle. 17h04. Trempés sous la rotonde.

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