Le festival des sens

lodine

Une rencontre

1-       

Engoncés dans leurs fauteuils de velours rouge grenat, un homme et une femme regardent le film d’ouverture de la 35eme Edition du plus grand Festival de Films des Balkans.

Le film est l’œuvre de l’enfant du pays. Le théâtre officiel de la ville l’a accueilli comme une mère retrouverait son fils après une longue année d’absence.

Les genoux de l’homme et de la femme sont à deux centimètres l’un de l’autre. La main de l’homme, dessinée dans un carré de chair, est posée sur son genou à lui. Tout près du genou de la femme. Il ne touche rien mais l’envie de passer sur celui d’à-côté se trahit par la pesanteur immobile de sa masse. Le regard de la femme se détourne de l’écran. La main de l’homme l’attire irrésistiblement. Elle rougit. Elle l’imagine parcourir son corps. Son cœur cogne.

Et puis les genoux se touchent. On ne sait si c’est elle, ou lui, qui a bougé du centimètre fatal. Ils ne se détachent plus. Peu importe si le jean de l’homme est rugueux, si la mousseline de la robe violette de la femme est fluide. La chaleur irradie leurs corps instantanément. L’homme ne résiste pas au chant des sirènes. Il pose sa main sur le genou offert. Sans bouger la tête d’un pouce.

La femme vient d’Angleterre. L’homme de Slovénie. Ils ne se connaissent pas. Deux heures plus tôt, ils se sont assis côte à côte, par le hasard des places réservées. Lui, est trapu. Les sourcils blonds. La bouche sensuelle. Le visage buriné. Chemise à carreaux hawaïenne, jeans, baskets. Casquette vissée sur la tête, à la manière de Spielberg.  La bonne cinquantaine. Elle, est sophistiquée, maquillée avec pudeur et recherche. Sa taille est fine, presque trop. Elle est grande. Brune. Cheveux longs noués par un ruban rouge.

C’est pendant la deuxième partie du film que la tension s’est épaissie entre eux. Au fur et à mesure que l’intensité dramatique du film se nouait. 

Dès qu’elle s’est installée près de lui, dès qu’il a croisé son regard, l’homme a eu cette envie de la toucher. A cause de sa bouche aux lèvres assez minces mais aux promesses généreuses.  A cause de ses yeux sombres aux profondeurs opalines et troublantes. A cause de ce ruban rouge, qu’il a eu envie de dénouer d’un coup. A cause de ses genoux saillants.

A la dérobée, pendant la séance, il a regardé la silhouette près de lui. Le reflet des images du film donnait au visage de la femme une pâleur touchante, que son œil averti de cameraman discerna de suite comme une rareté. La femme faisait au moins cinq centimètres de plus que lui.

Et puis il a senti que la hanche de la femme glissait ostensiblement vers son fauteuil. Que son bassin à lui voulait se plaquer contre elle. Ils ont regardé le film en étant attentifs aux moindres frémissements de l’un et de l’autre. Ils sont restés indifférents aux mouvements de la foule, aux rires, aux applaudissements qui éclataient parfois de ci, de là.

Le film est fini. La lumière fuse dans la salle.

Les genoux se sont écartés, naturellement, retrouvant leur position innocente.  

L’équipe de tournage est invitée à monter sur scène, des applaudissements crépitent dans tout le théâtre. Les flashs éclaboussent les comédiens et le réalisateur.

D’un élan commun, la foule se lève pour ovationner les héros du jour. Le Président de la République en personne vient leur discerner un prix. Une grande actrice française est appelée sur scène. Invitée d’honneur, elle est très longuement ovationnée. La foule scande ensuite le nom du réalisateur. On lui tend un micro. La joie est à son comble. L’homme et la femme se lèvent, pris par la fièvre du moment.  Par mégarde, la femme laisse tomber son lourd sac à main. Elle se penche pour le ramasser, offrant la courbe de sa taille à l’homme en jeans. Son déhanché volontaire et gracieux décuple l’attirance de l’homme. Les  remerciements de circonstance, il s’en fout désormais. Plus rien d’autre ne compte que cette présence près de lui.

La femme essaie de fixer son attention sur le réalisateur mais c’est peine perdue. Tout son esprit se dirige vers l’inconnu à ses côtés. Elle a totalement perdu son self-control.

Pourquoi est-ce que je me suis assise là ?

Je ne pouvais pas faire autrement, en même temps ! Les places étaient réservées et nominatives. Non… Tout ça, c’est à cause de Carl qui m’a demandé d’aller couvrir cet évènement alors que j’aurais mille fois préféré aller couvrir celui des Golden Awards, ou des British Awards ou des French Awards, plutôt que de me taper cette cérémonie dans une République de l’Est, dont je ne connaissais même pas le nom de la monnaie locale six jours avant.

L’Anglaise fulmine. Le sang lui monte aux joues.

2-

La cérémonie s’achève enfin. Les paparazzis chassent leurs victimes consentantes. La femme attend que les invités bougent de leur siège pour aller faire son boulot. Elle est journaliste, Messieurs Mesdames. Oui, c’est ça, journaliste! Alors bougez-vous !

Mais elle sent le souffle de l’homme sur sa nuque. Ses narines captent son parfum. Une odeur de musc. Elle sait qu’il la détaille, qu’il a envie de mettre ses mains sur ses fesses.

Non ! Mais arrête ! T’es dingue ou quoi ? Tu connais rien de ce type et t’as envie qu’il te couche là, par terre, entre ces deux sièges, pour relever ta robe et te faire l’amour  … Mais ah ! Ah  qu’est-ce qui m’arrive ?

La femme chancelle. La tête lui tourne.  Elle manque de tomber. L’homme la retient par l’épaule. Il a vu son étourdissement, l’a rattrapée, happée contre lui. Elle sent aussitôt son désir.  Elle ne fait rien pour le repousser, elle en est incapable. Elle a envie de se sentir prise, tout de suite comme ça. Elle sent une chaleur brûlante lui traverser le corps, en partant de son ventre. Elle jouit en deux secondes. Elle n’a rien vu venir. C’est la première fois que ça lui arrive.

Même son mec, enfin son ex, n’a jamais éveillé ça en elle.

Les gens autour d’eux ne se rendent pas compte de son trouble. Ils sont affamés de la soirée à venir. D’entendre les ragots avant tout le monde et qui feront la une des journaux le lendemain.  D’être aux premières loges pour parler aux acteurs du film, dont un Allemand à la tête de chou mais aux yeux bleus terrifiants de clarté.

La femme tourne enfin la tête vers l’homme. Se faisant, elle se dégage de son étreinte, de sa chaleur. Elle croise son regard brillant. Leurs yeux se fixent, leurs bouches se regardent, se parlent.

-          Vous êtes là pour combien de temps ? lui souffle-t-il d’une voix rauque.

Son anglais est teinté d’un léger accent slave. Elle lui répond avec une brusquerie qui ne lui est pas coutumière:

-          Je rentre en Grande-Bretagne dans deux jours.  Je couvre le festival pour la presse cinéma de mon pays.  Et vous ?

-          J’ai été invité pour participer à des  tables rondes. Je suis chef opérateur.

-          Ah !

Elle le scrute. Son look est détonnant dans cet univers où toutes les femmes ont sorti leurs talons aiguilles, avec lesquels elles ne savent pas marcher (a-t-elle remarqué), leurs manteaux de fourrure (ça ne sert à rien quand il pleut.. et ça sent mauvais après, pensera-t-elle cinq minutes plus tard, à la sortie du théâtre). L’homme ne colle pas à la cérémonie. Et pourtant, son visage reflète une intelligence détachée, amusée, dans ce monde superficiel.  Ça lui plaît. Ils se regardent, s’observent. Il note le léger dédain logé dans les plis autour de ses yeux. L’âge. Pas plus de 35 ans.

-          Vous venez au cocktail ensuite ? De toute façon, ils y seront tous (dit-il en indiquant les stars du menton)

-          Oui, je dois y  aller ! Et vous ?

-          Maintenant, oui.

Ils se dirigent d’un pas commun vers la sortie.

Au dehors, la pluie s’est abattue sur la ville, transformant le tapis rouge en une sorte de patinoire grotesque. Des parapluies immenses ont été dépêchés pour protéger les invités VIP. Les gentils organisateurs ont tout prévu.

La hanche de l’homme vient se placer à côté de celle de la femme.  Il a pris un parapluie et tient la femme par le bras, pour qu’elle ne tombe pas. Ses escarpins sont trempés en deux secondes. Elle sent l’eau ruisseler dans ses pieds, ce serait presque bon si ce n’était pas si froid.

Leurs pas suivent les parapluies flottants. Ils marchent, indifférents aux trombes d’eau. La robe de la femme s’est collée le long de ses cuisses. L’homme resserre son étreinte. Ils ont envie de se glisser dans les flaques, de rouler dedans, de se greffer l’un à l’autre comme des escargots. 

Le lieu de cérémonie surgit devant eux. Une bâtisse typique, au toit immense, en bois clair. Des lueurs vives éclairent la bâtisse de l’intérieur. On dirait que des feux ont été allumés. Des accents de musique slave parviennent jusqu’à eux. Ils entrent. Une chaleur bienfaisante les accueille. De gentils organisateurs leur prennent le parapluie et leurs manteaux trempés, les accompagnent près de la cheminée, où de hautes flammes les réchauffent en cinq minutes.

Les musiciens ont sorti les habits et les instruments traditionnels. Violon, tambourins, clarinette. Tuniques blanches cintrées par des étoles de soie rouge et jaune. Ça sonne délicieusement désuet.

Des rires et des éclats de voix montent de partout. Les VIP et les ambassadeurs sont arrivés. 

La femme prend son calepin, s’éloigne de l’homme. Maintenant, il faut la laisser. L’homme a compris. Il lui a souri d’un air entendu, de ses yeux bleu roi frondeurs.

-          Dear Mister, oh! I am so delighted to seeing you…

Elle s’est rapprochée du réalisateur couronné et encensé. Elle lui présente sa carte de presse. Elle semble totalement à l’aise. Le réalisateur est sous le charme de la femme à la robe mouillée.

Elle ne remarque pas la jalousie des autres femmes. Elle s’en fout. La voix à l’accent britannique se perd dans la foule. Elle a une intonation snob qu’elle n’avait pas quelques minutes plus tôt. L’homme  sourit de nouveau. C’est une professionnelle, une joueuse.  Il la veut.

Une heure et demie plus tard, le calepin rempli de notes qu’il lui faudra synthétiser le soir même, les photos stockées dans son Lumix GH3 Panasonic, la femme savoure enfin une coupe de champagne et les petits fours au caviar.

Elle a réussi à interviewer le réalisateur, son chef opérateur, la chef déco, l’ambassadeur d’Allemagne partenaire de l’évènement, le président du festival, quelques convives au titre machin chose (la noblesse du cru) et les musiciens, entre deux pauses. Elle a croisé d’autres confrères, de Grèce, d’Italie, de France. L’évènement est bien plus important qu’elle ne songeait.

Carl a bien fait de m’envoyer, finalement. Je sens que je vais passer du bon temps ici. Ils ne sont pas si mal que ça, les Slaves.

La femme a cette tendance toute britannique à  la condescendance. Vieux réflexe colonialiste. Ses grands-parents se sont installés au Nigéria. Pour produire du caoutchouc. Elle, est revenue vivre en Grande Bretagne. Ça fait cinq ans. Elle s’est installée dans la banlieue chic de Londres, à Kensington. Elle y a rencontré un photographe, son mec.  L’a quitté au bout de six mois. Pour se préserver de son ego, de son égoïsme. Pour être libre.

Carl est le chef de section «  Arts » du quotidien  London  Evening Standard,  pour lequel elle travaille.  Un brin chiant car très uptight, mais pas teigneux. Le patron idéal en somme.

Elle s’accoude à la balustrade du dernier étage pour observer la foule qui s’effiloche. Certains ont bien profité de la liqueur locale. Ils ont perdu de leur dignité première, mais vont regagner leurs pénates heureux comme des popes d’avoir pu serrer la main de ce si grand réalisateur. D’autres attendent qu’on les emmène vers un autre lieu de réjouissance (les gentils organisateurs ont prévu un lieu underground, pour danser et flirter jusque l’aube). Histoire de montrer à ces arrogants hommes de l’Ouest que les Slaves savent s’amuser comme il faut.

La femme décide de les suivre. Mais son regard est happé par les yeux bleu roi. L’homme la dévisage en contrebas. Depuis combien de temps la regarde-t-il ainsi ? Elle ne peut détacher son regard de lui. Alors il prend une assiette, y dépose des spécialités du pays, attrape au passage une bouteille de champagne et monte lentement les escaliers, pour venir à sa rencontre.  Elle ne fait rien pour l’éviter.

-          Madame. Vous voulez goûter ?

Il dépose l’assiette près d’elle, verse le champagne dans son verre. Il en prend un autre. Le remplit. Ils trinquent.

-          Vous allez danser ?  (demande-t-il très vite, en indiquant de la tête les invités)

-          J’en ai bien envie, oui.

-          Moi j’aimerais mieux boire un verre avec vous, dans un bar tranquille.

Elle hésite, mais elle sent de nouveau la même chaleur que tout à l’heure l’envahir. Ce n’est pas l’effet du champagne. Alors elle acquiesce de la tête. Sans un mot, il lui prend le verre vide des mains, l’entraîne vers la sortie. Il lui met son manteau encore mouillé sur les épaules. La pluie continue de tomber.

Ils courent en évitant les grandes flaques d’eau. Comme deux gamins. Ils rejoignent l’avenue principale près du théâtre, s’engouffrent dans un bar, où la techno résonne atrocement à leurs oreilles. Ils se réfugient au fond de la pièce.

-          Pas  très tranquille, comme endroit, fait-elle remarquer.

-          Bah, ils en profitent jusqu’1h du matin. Après c’est le couvre-feu.

Il lui lance un clin d’œil. Elle ne répond pas. Il lui expliquera plus tard.

Il commande deux verres de vin. Ils trinquent de nouveau.  Le vin est délicat, sucré. Il se rapproche d’elle. Il laisse traîner sa jambe contre la sienne. Elle ne la retire pas.

Il lui demande son nom, cherche à savoir ce qu’elle est venue faire dans ce pays. Elle lui dit qu’il lui a déjà posé la question. Il rit. Il la regarde de nouveau. Elle tente d’éviter son regard en se concentrant sur le verre de vin. Ils ne parlent plus. Ils écoutent la musique. La jambe de l’homme frotte toujours doucement celle de la femme. Elle ferme les yeux, se laisse aller dans le fauteuil. L’homme se penche vers elle.

-          J’ai envie de vous raccompagner à votre hôtel ; vous voulez bien ?

Elle le regarde, enfin plutôt elle regarde sa bouche. Alors, d’un même mouvement, leurs visages se rapprochent. Il lui tient la nuque. Lui caresse le visage. L’embrasse. Puis s’écarte d’elle.

-          Venez.

Il connaît le raccourci qui mène à son hôtel. Il lui dit qu’il est descendu là, l’année précédente.

Elle prend la clé auprès de la réceptionniste. L’homme monte avec elle dans l’ascenseur. Dès que la réceptionniste n’est plus en vue, il prend la jeune femme dans ses bras, l’embrasse en la plaquant contre le bois de la cage d’ascenseur. Le baiser est âpre, sensuel.

La femme ouvre ensuite la porte de sa chambre, la referme du pied. Elle ouvre la lumière. L’homme la regarde faire, sans oser la toucher, de peur de la faire reculer. Alors c’est elle qui l’attire vers son corps.  Elle se cale contre la porte de la chambre. De ses lèvres, il lui effleure légèrement l’épaule, la nuque, puis il dénoue le ruban rouge. Il prend les cheveux sombres dans sa main, attire le visage de la femme vers le sien, l’embrasse. Elle répond en gémissant. Il lui mordille ensuite les oreilles. La gauche est plus sensible. Elle frissonne de plaisir.

L’homme la prend dans ses bras, la couche sur le lit. Il allume les lampes de chevet. Eteint la lumière principale. Il se couche sur elle. Son poids est écrasant de plaisirs à venir. Ils se dévêtissent en toute hâte, pressés de sentir leurs peaux respectives. Ils sont désormais nus. Leur blancheur frémit dans l’ombre du mur.

Il l’embrasse à pleine bouche. Elle lui rend ses baisers avec délectation. Elle sait ce qu’il va faire. Il va traîner ses lèvres sur son corps, descendre vers son centre névralgique, la faire jouir. C’est exactement ce qui se passe.  L’extase arrive très vite. Quand il la prend, leurs corps se meuvent par un mouvement qui va crescendo.  Soudain l’homme crie de plaisir. Elle lui enserre les jambes.  Leurs cœurs battent à tout rompre.

Ils restent dans les bras l’un de l’autre. Sans rien dire. Sans faire autre chose qu’écouter ces cœurs qui battent ensemble.

Au cours de la nuit, ils referont deux fois l’amour. Avec une avidité toujours plus forte.

Au petit matin, avant de quitter la chambre, il lui murmure un mot doux dans l’oreille. Elle ne sait si c’est de l’anglais, ou du slovène. Elle s’endort à peine a-t-il refermé la porte.

Vers 11h, elle est réveillée en sursaut par le bruit des femmes de ménage dans le couloir. Alors elle se souvient. Carl !

Elle l’a oublié !   Elle doit lui envoyer ses articles, au plus vite, avant que l’édition ne boucle le numéro. Carl l’a appelée à quatre reprises, déjà. Le ton du dernier appel était froid à couper au couteau.

Flûte, merde, merde, merde….

Elle essaie d’évacuer de sa tête les détails de sa folle nuit. Elle y parvient, non sans peine. Les mots, par bonheur, volent vite, sur l’ordinateur.  Au final elle rédige trois articles.

Message sent.

Ouf… Ca y est ! Je vais avoir un peu de temps pour moi, pour  aller voir des films, profiter de la ville…

Son  téléphone portable sonne.

Mince ! Carl !  Qu’est-ce qu’il me veut ?

-          Allo, M.. ?  

-          Oui c’est moi Carl, excuse-moi, je …

-          C’est bien ma cocote ! T’étais inspirée, dis-donc ! Je devrais t’envoyer plus souvent dans les pays de l’Est !

-          … Bah !

-          Bon, allez, profite-en pour moi. De toute façon on se voit après-demain. Tu auras au moins dix papiers à m’écrire, d’ici là!

M. raccroche Ah ! …  S’il savait dans quel pays elle était tombée ! D’abord ici, on ne fume pas de tabac local : on l’exporte aux Etats-Unis. Ensuite, on va gentiment faire dodo à 1h du matin, car au-delà, il n’y a plus de bars ou de restaurants ouverts. Les tenanciers sont menacés d’amendes, ou pire, de fermeture, s’ils ne respectent pas la loi. Pour éviter les débordements entre communautés ethniques. Ça avait chauffé dix ans plus tôt. Le sang avait coulé. Il peut parfois suffire d’une étincelle pour remettre le feu aux poudres.

C’est V. qui lui a dit tout ça, entre deux actes charnels. Bon, elle aurait aimé qu’il lui parle de choses plus glamour, mais elle l’a quand même écouté. Ça sentait trop la souffrance pour être impolie. Dans son pays, aussi, il y avait eu des morts.

Les souvenirs de la nuit affluent à toute  vitesse. Par une association d’idées cocasses, dont elle-seule a le secret (et qui étonnent toujours ses amis), M. pense soudain à la copulation des crapauds. Elle dure des heures,  paraît-il…   Ils n’étaient pas loin de ça, cette nuit, V. et elle. La comparaison la  fait éclater de rire.

V… V…

Elle sait son prénom, désormais. Il lui a dit. Il a murmuré le sien aussi plusieurs fois, comme si c’était la première fois qu’il entendait ce nom.

Elle se réfugie sous la couette. Elle est toute chaude. Elle sent l’odeur du parfum laissé par V. sur sa peau.  Ça sent l’amour.  

Soudain, elle frissonne. Et s’il était déjà parti, une fois sa conférence terminée ? Il lui a dit qu’elle avait lieu à 10h le matin même.

Elle court à la douche, se lave, se sèche à toute allure, enfile un jean et un pull marine très moulant.  Elle a envie de le revoir. Elle se maquille avec légèreté et élégance. 

Une fois arrivée au théâtre, on lui dit que la conférence donnée par V. et Christian Berger est terminée.

« Il fallait venir plus tôt, ma petite dame ! Mais ne vous en faites pas ! Une nouvelle a débuté, avec la grande actrice française. Vous savez, la star ! La salle est pleine à craquer. Ah ! Vous êtes journaliste ? Vos confrères sont aux premières loges. Venez ! Suivez-moi ! »

M. suit l’agent de sécurité en maugréant.

Mince ! Je l’ai loupé. Mince mince…. Mais elle…  Je ne peux pas y couper. Il faut absolument que je l’ai.

Mais au fur et à mesure que la conférence avance, V. disparaît des préoccupations de M.  Les propos de la star sont clairs, exprimés dans un anglais très correct. Elle aborde les rôles qu’elle a tenus dans ses films. Le public  l’écoute religieusement, puis l’interroge sur les refus ou les concessions qu’elle a dû faire, parfois, sous la férule des réalisateurs. Elle répond en souriant, sans se départir d’un calme olympien.

Au bout d’une heure trente, la star fait toutefois mine à son agent qu’elle en a assez.  Elle est fatiguée.  Surprise ! Au dehors, une pléthore  de fans l’attend. Tous veulent lui faire signer des autographes. Son agent, débordée, essaie de les  tenir à distance.

Ah ! La pauvre ! Décidément, quel  accueil ici ! pense M.

M. cale ses pas sur ceux du redoutable agent en tailleur féminin. Elle parvient à lui montrer sa carte de presse. L’agent contrôle l’identité de M.  Elle parle à l’oreille de la star, qui incline la tête en signe d’acquiescement.

Quelle chance !  Ah ! Quelle chance…  

M., l’agent et la star s’engouffrent dans la salle de presse.

«  Vous m’avez sauvée ! Je déteste la foule ! »

La star a posé sa main gracile et veinée sur le bras de M. Lui a dit ces mots très  vite. La journaliste est aux anges.

3 -

Quelques minutes plus tard, la star sort de la salle surchauffée.  La foule a été dispersée. Son fidèle agent l’entraîne vers la sortie.  Elles disparaissent dans une voiture noire.  C’est fini. La vie normale peut reprendre son cours.

Dans la salle de presse, M. a retrouvé le confrère grec de la veille. Ils s’échangent leurs impressions.   M. est fascinée par la classe de l’actrice, sa très bonne connaissance du cinéma des Balkans, le naturel qui se dégage d’elle.  Le journaliste grec  est plus radical. Il ne l’aime guère.

« Trop froide, la nana. Dans sa  bulle, plus aucun sens des réalités. Elle ne sait même pas ce qui se passe, en Europe, je parie… C’est la crise dans mon pays. Vous aviez oublié ? Savez-vous que je dois aller bosser en Allemagne, pour continuer mon métier de journaliste ? »

M. n’aime pas les rabat-joies, les frustrés. Elle sort de la salle, agacée par les propos du journaliste.  Elle s’installe à la terrasse d’un café près du théâtre, commande un grand café.  Elle ne peut s’empêcher de songer à la vie qu’elle mène, dans le quartier de Kensington.  Sa famille est devenue riche, certes, mais au prix de quels sacrifices…

Prise par ses pensées, elle ne voit pas V. s’avancer vers elle.   Il porte un jean comme celui de la veille. Des baskets casual, mais de marque.  Sa présence la surprend. Il n’est pas parti. Une joie indicible lui laboure les os. Il lui demande d’un ton badin :

-          Vous êtes allée voir LA star ?

-          Oui, et je l’ai interviewée…

-          Oh oh ! Pas mal, pas mal.

V. la dévisage, inquiet du souvenir qu’il lui a laissé la veille.  Elle lui propose de s’installer, de  boire un café avec elle. Il soupire d’aise. Elle ne le rejette pas. Ça arrive, ça, parfois. Des nanas acceptent des aventures d’un soir et le lendemain, hop, il n’y a plus personne. Le visage froid comme de la glace. Le mépris. Il ne s’y est jamais fait.

Il ne le sait pas, et comment le saurait-il ?... M. a agi par instinct vis-à-vis de lui.  Son intuition lui a soufflé que cet homme n’était pas un prédateur, ni un lourdingue. Il a juste envie de passer du bon temps avec elle. Carpe diem. Elle n’avait pas prévu cela dans son programme, mais pourquoi pas, après tout ?  Il a beau ne plus avoir de cailloux sur la tête, être mal rasé : il lui plaît. Elle sent le frisson de plaisir de la veille la parcourir de nouveau, lorsqu’il lui demande, en la regardant dans les yeux :

-          Vous voulez m’accompagner pour voir le prochain film ? C’est dans 10 minutes. Un film islandais, il paraît qu’il est excellent.

Ce doit être sa voix. Ou son regard. Sa sensualité est irrésistible Elle accepte. Elle n’a même pas eu le temps de lui demander comment s’était passée sa conférence à lui.

4-

Comme la veille,  ils se retrouvent dans la pénombre de la salle de théâtre, dans l’intimité des corps qui se taquinent. Cette fois, leurs genoux jouent, se heurtent. Leurs mains se touchent, s’enlacent, s’entrelacent. Ces jeux irradient le reste de leurs corps. Ils ont soif l’un de l’autre.  La séance s’achève.  

Comme la veille, ils reprennent le chemin menant à la chambre d’hôtel. Dans la cage de l’ascenseur, il l’embrasse fougueusement. Cette fois, ses mains se saisissent de ses fesses. Il la tient contre lui, lui fait sentir la puissance de son désir.  Elle ferme les yeux en gémissant.

Comme la veille, dès qu’elle a refermé la porte de la chambre, il la plaque contre un mur, où il entreprend de la déshabiller.  Elle fait de même pour lui. Leurs souffles communs sont rauques d’excitation. Il la prend à même le mur. Il lui a saisi les seins dans ses larges mains, les a étreints avec force. Elle jouit en même temps que lui. Ils se laissent tomber par terre. Ils sont éreintés, vidés par la force qui les unit.

Elle se roule contre lui, il lui caresse les cheveux. Ils ne parlent pas. C’est inutile. Le silence est mûr de leur acte, nourri par cette attirance irrésistible.

Il lui embrasse ensuite les épaules, le creux de la poitrine, le ventre, les cuisses, les jambes. Elle se laisse faire. Quand il effleure son sexe, elle gémit de nouveau. Elle ouvre les jambes.  Il veut sentir son odeur, se gargariser de son parfum.

-          M… murmure-t-il. M.  Tu me rends fou… Comment fais-tu ?

Elle rit, lui répond :

-          V…. Tu me rends dingue. Comment fais-tu ?

Elle caresse son torse, ses jambes athlétiques plus courtes que les siennes. Ses bras au duvet blond.  Il lui semble que la blancheur de sa peau est plus marquée encore que la sienne. Dieu sait pourtant comme elle est pâle, comme toute Britannique qui se respecte.

-          Tu fais quoi dans la vie, V, tu m’as dit, déjà ?

-          Chef op.

-          Hum… et tu tournes encore ?

-          Ah ? Parce que je te semble trop vieux pour tourner ?

-          Non, non !  Mais je ne sais pas… Tu sembles avoir bien roulé ta bosse.

-          Ah pour ça, oui ! Mais je me suis calmé…  Je donne des cours depuis cinq ans, dans une école de cinéma, en Slovénie, chez moi.

-          Ah !

Silence d’une conversation qui ne devait pas partir sur cette pente.  Parler boulot, là, non… Pas le moment…

Il la contemple. Lui caresse le visage.

-          Tu as des tâches de rousseur. Je n’avais pas vu, hier.

-          …

-          Et puis tu as un bouton de beauté près de tes lèvres.

-          Et toi une tâche sur le dos, je l’ai vue.

-          Ah ça ! Depuis ma naissance. J’ai été marqué. Comme les veaux à la ferme  de mes parents.

-          Ah ah ! (elle lui donne un coup de poing taquin dans le torse).Tu vis à la campagne, toi ?

-          Ça fait longtemps que j’en suis parti. Non, j’habite la capitale. Tu connais ?

-          Non, pas vraiment. Je vis à Londres.

-          Ah oui, forcément…

Il regarde la lumière qui joue sur la vitre.

-          Tiens, viens !

Il se lève, sans fard. Sans pudeur. Il lui prend la taille, l’amène à la fenêtre. Il soulève les rideaux. Elle a un mouvement de recul, car elle n’a pas encore pris le temps de regarder ce qui se passe au dehors. Elle craint d’être exposée à la vue de tous.  A la place, elle découvre un horizon fait de toits de maison aux tuiles orange. Un ciel laiteux, des montagnes au loin. Un paysage de ville slave, typiquement slave. La chambre de M. ne donne pas sur l’avenue principale de la ville, mais sur l’arrière. Délicate attention des gentils organisateurs.

-          C’est un peu comme ça, chez moi. La ville a une particularité, tu as vu ?

-          Ses toits orange ?

-          Oui, orange, si tu veux (il sourit), mais aussi la forme des maisons.  Elles sont toutes comme ça, de cette forme géométrique. Et en pierre.  Le foyer des Balkans est devant toi, ma chère.

Elle note la pointe d’ironie dans son ton.

 -    Donc, que l’on soit ici ou chez toi, c’est comme ça ?

-     Ah peu près.

-     Hum.

-     C’est la première fois que tu viens dans les Balkans ?

-     Ouaip….

Ils restent silencieux.  La ville semble assoupie pourtant elle fourmille, non loin d’eux. L’Histoire a érigé ses églises, ses mosquées, puis les a laissés tomber.  Les conquêtes ont laissé leurs traces.

-          Bon. J’ai faim !

La femme se lève. Elle se rhabille prestement, il fait de même.

-          Je t’emmène dîner dans le restaurant de l’hôtel. C’est le meilleur de la ville.

-          Mais…

-          Je t’invite.

Il a une façon abrupte de l’inviter assez déconcertante. Mais cela lui ressemble bien. Elle accepte. De toute façon, depuis la veille, elle ne répond de rien.

La salle de restaurant tire sa chaleur du four à pizza, au fon de la salle. Pavée de gros carrelages rouges, aux murs ornés de mosaïques représentant des visages grecques, la salle paraît surchargée, mais ce trop-plein rassure, créé une intimité déconcertante. 

On leur présente une table. V. tire une chaise pour laisser M. s’asseoir, après lui avoir enlevé son manteau. Ses mains l’ont de nouveau fait frissonner. C’est terrible, l’attraction qu’il exerce sur elle.

Il s’assoie, réclame la carte des menus dans la langue du pays. Il semble bien la maîtriser. Son accent est soudain plus dur, plus cassant. Moins sexy que lorsqu’ils parlent anglais.

-          Commandez pour moi, lui ordonne-t-elle.

-          Comme vous voulez.

Il prend deux plats typiques, à base de bière, de fromage, d’aubergines et d’agneau. Commande  des pains faits maison. Du vin.

Les plats sont servis dans des assiettes de terre cuite. Les mets sentent divinement bon. 

-          On se croirait dans l’antre des Dieux, avec tous ces plats, et ces visages autour de nous.

-          Qui sait ? (il lui adresse un clin d’œil)

Pendant le repas, il est loquace. De sa conférence, il ne parle que de la brillance de Berger.

Chacun son idole, pense la journaliste… Mais au moins il est modeste…

V. boit plusieurs verres de vin de suite, mange avec appétit. Elle touche les plats du bout des lèvres. C’est ainsi : elle a toujours picoré. Il lui fait remarquer qu’elle n’a rien avalé. Il est déçu. Elle lui répond qu’elle apprécie le lieu, sa présence, le repas. Que c’est ça qui compte, non ? ll la regarde pensivement, puis lui sourit d’une telle manière que son visage semble rajeunir de dix ans. Elle le regarde comme elle l’a regardé la première fois, au théâtre.  Une complicité semble surgir. Nourrie des quelques heures passées ensemble. 

Il se lève.

-           Viens ! On va visiter la ville et le marché. On a un peu de temps avant les autres projections.

-          Et ton dessert ?

-          Bah une autre fois. J’en aurai un autre… (il lui pince les fesses).

Il hèle le serveur, règle l’addition. Puis  il entraîne la femme dans la lueur laiteuse de la ville.

Il lui tient le bras, cette fois. Pas de hanche contre la sienne. Il réserve ses caresses pour l’intimité de la chambre.

Il marche vite, elle peine à le suivre, mais ça l’amuse. Il semble prendre tant de plaisir à lui montrer cette ville. En même temps, il lui explique que c’est la quatrième année consécutive qu’il assiste à ce festival dédié aux chefs opérateurs. Cette profession, il l’a exercée pendant trente ans. Il a tourné avec les plus grands, en Croatie, en Serbie, en Roumanie, en Russie. Il évoque des noms dont elle n’a jamais entendu parler.  Des collègues de tournage, des amis de toujours. 

Soudain, au détour d’une rue sans goût, ils se retrouvent face au marché. Il a eu raison de l’amener. Pour connaître le cœur d’une ville, il y a deux lieux à fréquenter : son marché et ses bars.

Le marché est couvert. Sous les toits, les paysans ont accroché le piment rouge, le paprika, les bouquets de fleurs séchées. Les aubergines s’échappent des paniers en osier, les montagnes d’œufs éclatent de blancheur. Devant les yeux ébahis de l’Anglaise, si habituée aux légumes aseptisés de Soho, une explosion de couleurs et de senteurs  lui saute à la figure.

Les marchands viennent de la campagne. Habillés très simplement, ils lui montrent leurs trésors. Les prix dérisoires lui serrent le cœur. Ce doit être dur de vivre ici.

Les yeux des paysans sont bienveillants, curieux de croiser les siens.  Une fois par an, lorsque le festival  bat son plein, ils savent qu’ils verront des gens importants venus de toute l’Europe. Le spectacle est ici ! semblent dire leurs regards !  Voyez ! Sentez ! Nos produits sont cultivés à la main, sans pesticides. Eh oui ! Ça vous étonne, hein ? Vous dites comment chez vous, bio ? Ah ! Ah…  

V. est touché par la curiosité de la journaliste. Il achète un bouquet de fleurs séchées, le lui tend. Elle y fourre le nez. Elle manque d’éternuer. C’est une odeur inconnue, entre le poivre et le jasmin.

Il sourit, lui explique les vertus de la plante. Pris par l’allégresse du moment, il se met à lui parler en slave. Elle éclate de rire, elle n’y comprend rien. Il fait mine de s’offusquer, puis l’embrasse à pleine bouche, devant le regard étonné de la marchande.  

M. s’aperçoit de l’embarras de la Slave. Ce n’est pas dans les mœurs de faire ça en public, ici. Elle repousse V, lui demande de lui montrer d’autres choses étonnantes. Il reprend sa route, d’un pas rapide. Elle le suit avec peine. Lorsqu’elle lui pose des questions, il ne répond pas. Il est absorbé par sa recherche.

Le dédale des rues se poursuit. Ils parviennent enfin devant une vieille église dégradée. D’un signe de la tête, il lui propose de rentrer à l’intérieur.  Nouvel émerveillement. La femme découvre une église orthodoxe, aux murs couverts de mosaïques malheureusement défraîchies. Elles le seraient à moins : elles datent du XVème siècle, lui explique-t-il. Malgré tout, elles révèlent une richesse passée impressionnante.  Les visages des Saints  sont d’une infinie beauté.

M. fouille dans son grand sac à main, en sort l’appareil photo qu’elle a utilisé pour photographier la star française. Elle bombarde le lieu sous tous les angles.  V. la regarde, interdit. 

Lorsqu’elle s’arrête, V. a le visage fermé. Elle le questionne, mais c’est peine perdue. Il ne sort pas de son mutisme.  Il l’entraîne vers la sortie.

-          Ecoute, cet après-midi, tu devrais en profiter pour aller visiter les ruines grecques. C’est un site unique. Moi, j’irai voir un ami. Je l’ai laissé dans un état lamentable hier soir. Bon, je te laisse là. L’Avenue Principale est à deux rues d’ici. Tu as certainement encore envie de matraquer ces splendeurs avec ton super appareil numérique…

Son ton narquois n’échappe pas à la jeune femme. Elle le prend mal.

-          Quoi…  J’ai juste pris des photos de l’église. Je ne suis pas la première à l’avoir fait !

Il la regarde comme s’il ne la connaissait pas. Alors elle lui dit qu’elle reste là. Effectivement, elle a envie de prendre d’autres photos. Elle rentrera seule. Il la plante là, sans même l’embrasser. Il est furieux.

Elle ne respecte rien ! Elle ne m’a même pas demandé s’il était possible de photographier ces peintures.  Quelle indélicatesse… Elle me déçoit, (…. )  (il jure dans sa langue)

Quel goujat ! Non, mais … Il est d’une sauvagerie, ce type ! Qu’il aille se faire foutre…

 

6-

Un  ressentiment réciproque les tiendra à distance l’un de l’autre, pour le restant de l’après-midi. Elle va visiter le lieu antique dont il lui a parlé : les ruines d’Héracléa.  Elle y retrouve le journaliste grec et sa femme, un Britannique pince sans rire et un Autrichien aux yeux bleu transparents. La guide, dépêchée par les gentils organisateurs du festival,  est une merveille. Intarissable, elle leur révèle des secrets vieux de 1500 ans.

Grâce à ce groupe civilisé, M. se retrouve dans son élément. Les questions pertinentes fusent, la culture des uns et des autres s’étale.  La femme du journaliste grec brille par sa connaissance des mythes. Elle sait tous les noms des Dieux statufiés.  M. trouve son mari moins désespérant.

Décidément, cet état slave n’en finit plus de l’étonner, par la richesse de son passé et les contrastes de son présent.

Elle écrira un article sur les ruines. Elle fera un parallèle avec des films italiens, ou français. La visite lui a soufflé de belles idées.

Soudain, alors qu’ils sont sur le chemin de retour, la pluie se met à tomber.

Sans coup férir, l’image de V. surgit devant la journaliste. Elle le revoit, la veille, sauter par-dessus des flaques immenses.

Une folle envie la submerge. Se loger dans ses bras. Sentir son désir la traverser. Si seulement elle pouvait planter tout de suite le groupe civilisé et aller retrouver cet ours des montagnes qui lui fait perdre la boule...

Mais elle doit patienter. Se coltiner une pâtisserie à base de chantilly et de cerises burlat, une spécialité, que les autres membres du groupe ont voulu lui faire découvrir. Enfin, après bien des sourires et des salamalecs, M. part à la recherche de V. 

Il n’est pas dans les salles de projection, ni dans sa chambre d’hôtel à lui, ni dans le bar où ils sont allés se saouler la veille. Elle est atterrée. Il est parti. Et puis un éclair de lucidité la pénètre. Il est au restaurant !

Elle y va en se forçant à ne pas courir. Pourtant, au moment de tourner la poignée de la porte, son cœur bat à la chamade.

Il est là. Attablé au bar, face à elle. En train de se payer une bière avec un homme aux cheveux blancs : Christian Berger.

Il relève la tête vers elle. L’éclat des ses yeux est tel qu’on les croirait violets. Il a les joues roses d’excitation. La conversation avec Berger doit le passionner.

Que faire ? Elle se sent prise au piège.

Il lui faut s’asseoir. Elle titube jusqu’à une table, où elle s’affale. V. l’a suivie des yeux  mais il n’intervient pas, cette fois.  Il poursuit sa conversation animée. M. a une furieuse envie de pleurer. De rage.

Fuck, fuck, fuck… Mais barre-toi ! Tu t’humilies ! Toi ! Une descendante de la famille Cockney!  Fous le camp… Vite !

 

7-

Elle ne peut pas partir. C’est impossible. Une force la terrasse, plus forte que sa volonté. Un serveur s’approche. Dans un anglais slave, il lui demande ce qu’elle veut.

-          Une bière, la même que ces messieurs.

Elle ouvre son grand sac à main. Elle sort son Lumix. Regarde les photos prises depuis le début de l’après-midi. Une par une. Elle vire les mauvaises, sauvegarde les plus belles dans la mémoire de l’appareil. Elle aura de quoi illustrer ses articles.

Soudain, à l’improviste, elle prend une photo des deux hommes. Ils semblent ne se rendre compte  de rien. Elle recommence. Plusieurs fois de suite. Dans la boîte. Ils sont dans la boîte !

Elle ouvre son calepin, lit ses notes, en ajoute d’autres. Elle commence à oublier le lieu. Elle écrit, écrit, comme une cocote minute qui bout. Elle tient un sujet. Les valeurs d’une ville multiculturelle. Le sens du cinéma des Balkans.

C’est à son tour de se couper de la réalité, du monde qui s’agite autour d’elle. D’autres confrères se sont attablés, pour discuter des films vus pendant la journée. Ils parlent fort, s’apostrophent. Habituée à travailler dans l’effervescence et le bruit, ils ne gênent pas M.

Mais, pour V. et Berger, cela devient rapidement insupportable.  Ils se lèvent, se serrent la main.

V. s’aperçoit alors que M est toujours là. Il est décontenancé.

Merde ! Qu’est-ce que je fais ?  Je vais la voir ? Je la laisse ? Elle m’a tant déçue tout à l’heure ... On ne parle pas le même langage. On n’a plus rien à se dire…

Soudain, M. change de position, dévoile sa nuque à V.  Son sang ne fait qu’un tour. Il vient se planter devant elle.

-          Viens, faut qu’on cause.

M. a à peine le temps de ranger ses affaires. Il l’attend à la sortie du restaurant. Il est 19h30. La nuit est sur le point de tomber.

« Le Monsieur a payé l’addition » a dit le serveur à M. en indiquant V. du menton.

Elle note. Indiquer quelqu’un du menton, typiquement slave.

Elle le rejoint. Ils sont face à face. Tendus comme deux souris de laboratoire. Il tend la main pour toucher sa nuque. Elle le retient. Fermement. 

Il a envie de la gifler. Si elle croit qu’il n’a pas remarqué son petit jeu, de les prendre en photo, Berger et lui, elle se plante lamentablement.  

-          C’est votre métier qui vous a fait devenir comme ça ?

La voix de V. n’est pas rauque de désir, mais de colère rentrée.

-          Qu’est-ce que vous voulez dire ?

-          Vous êtes pire que les paparazzis, vous. Vous croyez qu’on peut impunément violer l’intimité des gens, des lieux, sans le payer un jour ?

-          Vous plaisantez, j’espère…

-           

La voix de M. monte d’un ton. L’homme la prend par le bras pour s’éloigner des curieux. Elle se dégage brutalement.

-          Je n’ai aucun ordre à recevoir de vous ! Je fais ce que je veux.

-          Ah oui ? En attendant, aujourd’hui, je vous ai montré un trésor. En le mitraillant de photos comme vous l’avez fait, vous vous êtes comportée comme ces touristes chinois ou japonais. Vous savez ce qu’ils font, n’est-ce-pas ?

-          Je ne vous permets pas.

-          Je vais me gêner, tiens !

-          Mais oser comparer notre Big Ben à cette église !  ok, elle est charmante, mais avouez-le, bien décrépie, tout de même… Ce n’est pas ma faute si la ville n’entretient pas son patrimoine, tout de même !

-          Et nous deux ?

-          Berger et vous ? Vous pourriez être comparés à …. à notre Westminster Palace… Si on suit votre résonnement…

-          C’est ça. Moquez-vous.  … (autre juron dans sa langue) 

V. s’éloigne d’elle.  Elle le regarde, ébahie. Derrière la carapace de cet homme rustique, elle n’a pas décelé la fragilité, la sensibilité. Elle n’en revient pas. Elle a envie de lui courir après, lui dire qu’elle est désolée, qu’elle ne savait pas.  Mais elle ne peut pas. Elle n’a pas envie de s’humilier. Mieux vaut qu’elle reste telle qu’il l’a mise à nu : une femme sans limites, sans respect. Une carriériste, prête à tout pour avoir le monopole d’une exclusivité.

Ça lui saute à la gueule, d’un coup.

Putain ! (elle ne dit que rarement ce mot, elle le trouve trop masculin, mais là, il est de circonstance). Dire qu’il lui a fallu 35 ans pour comprendre ça.  Jamais elle n’a fait d’introspection, ne s’est remise en cause.

Et il a suffi d’une après-midi, dans ce foutu pays slave, à fréquenter ce foutu vieux bougon, pour que le miroir se brise enfin.

M. est foudroyée.  Elle retombe du piédestal,  sur lequel elle s’est elle-même placée, voire intronisée.  Alors, sans réfléchir, elle s’élance à la suite de V. Tant pis, tant pis, autant aller jusqu’au bout.

Elle le rattrape, alors qu’il allait rentrer dans un bar à la devanture tapageuse. Pour se saouler, sans doute.

Elle se plante devant lui, avec ses cinq centimètres de plus que lui. Il la toise, furieux, mais l’expression dans le regard de M. le stupéfait. On dirait qu’elle a perdu de sa superbe…

-          V. Faut que je te cause, moi aussi.

-          Alors viens boire.

-          Non ! Faut que je sois sobre. On va marcher.

Il ne dit pas un mot. Il la suit. L’avenue principale les nargue, avec ses odeurs mélangées de thé, de fumée de narguilé. On entend des cliquetis de verres, des rires. Une fille aux piercings flagrants embrasse son mec d’une langue gourmande. Sous la table, sa main lui caresse ouvertement l’entrejambe.  Le type semble au bord de l’explosion.

8-

V. et M. ne voient pas le spectacle de la rue.  Ils marchent d’un même pas, vers la fin de quelque chose. Ils ne savent pas de quoi.

Sans le regarder, elle lui parle des plantations d’hévéa, de la production du caoutchouc, au Nigéria. De la chaleur écrasante. De la maison blanche à colombages, de la terre rouge. De sa famille. A-t-il entendu parler de ces évènements tragiques, il y a deux ans ? Non ? Des tensions ont éclaté, entre les «  indigènes » (des Chrétiens comme sa famille installés au Nigéria depuis plusieurs générations) et les « non-indigènes » (des Musulmans). Pour des questions de terres. Certains indigènes ont été tués. Ses oncles et tantes faisaient partie des victimes. « Mes parents et moi étions déjà partis » murmure-t-elle très bas.

Elle se tait. Une boule lui tord le larynx. Elle reprend son souffle. Il se tait. Elle reprend, aborde sa vie à Kensington, le thé à l’anglaise qu’elle savoure chaque jour à trois heures d’intervalle. Du chien baveux de Carl. De son ex enfin et de la solitude qui l’assaille parfois, mais qu’elle rompt à coup de conformisme et de promenades dans des rues rectilignes, sécurisantes et rutilantes.

Au fur et à mesure qu’elle se dévoile, la  colère de V. tombe.

Il l’entraîne soudain dans une cour d’habitation déserte. Là, contre une porte battante, il l’embrasse à perdre haleine. Sa main remonte, tremblante, vers ses cuisses. Elle s’arc-boute. Il s’appuie de tout son corps sur elle. Ah ! Ce désir de la posséder, de lui donner son appétit de la vie, l’a repris... C’est intolérable. Il prend conscience qu’au petit matin, elle ne sera plus là pour lui crier son plaisir. Il n’entendra plus son accent pointu d’Anglaise comme il faut. Alors il écarte davantage ses jambes, déboutonne son pantalon et la prend contre la porte. Elle crie en même temps que lui. Ils sont fous de faire ça là. Tant pis. Ils s’en foutent. Quand leur désir s’apaise, ils continuent de s’embrasser, apaisés.

Il lui dit qu’il veut voir un dernier film avec elle. Et passer toute la nuit avec elle.

Ce soir-là, V et M. iront voir deux films. Un film anglais, un autre russe. Ils ne se souviendront de rien d’autre que de leurs genoux se cognant sans cesse, de leurs mains remontant le long des jambes, à la recherche des sens.

Ils auront la pénombre pour alliée et la magie du cinéma pour illusion. Pour oublier le départ et le vide.

La nuit venue, ils remonteront d’un même pas pressé l’avenue principale. La jeunesse est toujours là, attablée, bruyante, branchée. A l’hôtel du plaisir, comme ils l’ont dénommé, ils prendront l’ascenseur pour sentir le poids des corps qui s’abandonnent. 

Puis ils iront dans la chambre, fermeront la lumière, cette fois, pour ne pas voir les larmes. Ils jouiront plusieurs fois d’un même râle, se donneront des plaisirs jamais éprouvés. Ils s’endormiront trois heures dans les bras l’un de l’autre.

Au petit matin, alors que V. dormira encore, elle partira. Elle a laissé les mignonnettes dans le frigo. Elle lui a griffonné un  mot, lui demandant de les vider pour elle.

Elle partira dans le noir de l’aube à peine levée. Le chauffeur, dépêché par les gentils organisateurs du festival, l’amènera à l’aéroport, après avoir roulé à tombeau ouvert à travers les routes sinueuses des montagnes des Balkans. Elle prendra l’avion à destination de Londres Heathrow.

Six heures plus tard, elle remettra ses articles à Carl qu’elle aura rédigés dans l’avion. Elle regardera par la fenêtre, y verra des immeubles gris acier, dominant de leur masse les derniers pubs de l’époque Victoria. Elle apportera pour la première fois de sa vie des os à croquer pour le chien baveux de son patron.

Six mois passent. M. s’est laissée absorber par sa vie luxueuse et survoltée. Un matin,  elle reçoit un mail laconique de V.

-          Viens. Je t’attends. Dans ma maison, celle dont je t’ai parlée, qui se dresse au bout de cette île, face à la mer Adriatique, la lumière y est incomparable.

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