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menestrel

  Les nimbes de coton se dissipaient lentement laissant place à une sensation de moins en moins agréable. La bouche de Stanislas était pâteuse au point qu’il avait l’impression qu’un rat était venu y mourir. Sa tête tournait et le lançait au niveau de la tempe droite ; puis de ses mains affluèrent les vagues d’une douleur abominable, comme un train qui vous passe dessus et vous broie jusqu’à la moelle sans ralentir. Il s’évanouit de nouveau.

« - Pablo, marche moins vite please, c’est hyper casse-gueule. »

  Stanislas, une main posée sur la paroi de pierres blanches couvertes de salpêtre et l’autre tenant son iPhone allumé et braqué sur ses pieds, semblait descendre la face escarpée d’une falaise des Dolomites. Comme à son habitude, le beau, mais peu loquace, Pablo ne répondit pas. C’est tout juste s’il ralentit le pas. En guise de falaise, ce que Stanislas avait sous ses pieds (de cochon), c’était un vieil escalier de pierre, certes rendu un peu traître par l’humidité ambiante, mais quand même il n’y avait pas de quoi en faire un fromage (de tête).

  Le son des monte-charge des bouchers des halles leur parvenait encore, déformé par les couches successives de blocs de calcaire qui composaient le squelette de Paris. Autour de cette ossature, courraient les centaines de kilomètres de galeries qui en formaient les intestins. Pablo, tenait le plan et l’invitation de ce qui devait être l’exposition d’art contemporain la plus hype de la saison.

« - On va par où maintenant ? » demanda Stanislas.

  Pablo pointa un doigt fin et muet en direction d’un escalier dont on pouvait deviner l’ouverture un peu plus loin, comme une bouche à la dentition horizontale.

- On remonte ? Ça n’en finira jamais… J’espère que le buffet sera conséquent. »

 

   Se réveillant pour la deuxième fois, Stanislas anticipa la douleur et put la contenir. Il gisait débraillé dans une mare de sang, enchaîné comme un chien au bas d’un escalier, dans la salle où quelque temps plus tôt il festoyait en compagnie de Pablo et du « Tout-Paris »… En jetant un regard circulaire, il réalisa que le Tout-Paris en question n’avait plus grand-chose d’étincelant et Pablo plus grand-chose de mystérieux vu qu’une bonne partie de son anatomie pendait au plafond, exposée sur différents crochets esse à quelques mètres au-dessus de la Cène macabre qui lui faisait face.

 

  Le buffet était conséquent. Gargantuesque même. Par contre, pas super « meat is murder friendly »… Ce fut d’ailleurs ce qu’il tweeta directement en voyant la montagne de viande crue qui se dessinait sur la longue table qui remplissait l’espace de la pièce. Carpaccio, Tartare, cervelle, jambon cru, sushi, sashimi, viande séchée, salée… Le tout assaisonné à la perfection en plus. Piment d’Espelette, ail, divers curry, raifort, de quoi se mettre la bouche en feu. Pour accompagner le festin cru, des bouteilles de ce vin sombre et lourd des côtes du Brulhois. Le vin noir. Il vous coulait le long des lèvres et sur la langue comme du sang, emportant avec lui les morceaux de chair au fond de vos entrailles.

  Autour de cette table se repaissait une faune jeune et prédatrice. Habillée avec un soin hystérique, bardée d’accessoire et de bijoux dont les bips et les cliquetis rythmaient le son des rires qui résonnaient dans la pièce. Nul n’avait l’air de s’émouvoir de l’absence d’œuvres à un vernissage. Outre le festin, les invités et les murs blancs, se trouvaient dans la pièce l’artiste, Eugène – prononcer youdgiiine – et sa cour. La mise en scène était épatante. Eugène trônait sur un siège de bois sculpté au sommet d’un escalier qui avait été monté sur place. L’artiste avait installé sa cour sur les marches, hommes et femmes assis en silence. Ils contemplaient les festivités sans bouger. Tous, Eugène compris, étaient nus avec sur le visage un masque d’animal. Supernature yeah.

  Stanislas ne put réprimer un cri horrifié. Il tenta de s’éloigner à reculons, mais fut stoppé net dans ses reptations quand la chaîne qui l'entravait se tendit. Les corps sans vie, démembrés pour certains, des invités gisaient partout. Une dizaine pendait la tête en bas, un crochet passé à travers les chevilles. Ils finissaient de se vider de leur sang dans de larges bassines en cuivre. D’autres, moins nombreux, étaient empilés dans un coin. Son regard passa rapidement sur les tables épaisses montées sur de gros tréteaux de bois au-dessus desquelles dansaient les feuilles de boucher et les couteaux à désosser. Il en avait trop vu. À l’instar des bassines de cuivres qui chauffaient sur un poêle un peu plus loin, sa coupe était pleine. Il vomit une grande quantité de viande crue et de vin.

  Puis ce fut le vide.

  Eugène était attablé face à lui, une coupe de vin à la main, avec à sa droite et à sa gauche quelques-un de ses disciples. Les autres s’affairaient sur les corps nus des convives, sans prêter attention à Stanislas. Quand il eut fini de vomir et qu’il releva la Tête, Eugène l’interpella.

« - Alors petite chose, enfin réveillée ?

  Stanislas réalisait maintenant pleinement ce qui se passait. Il reconnaissait les outils et les gestes pour les avoir vu faire durant son enfance dans une ferme de l’Ardèche. La « tuaille » comme on disait là-bas. Sauf que ce n’était pas des cochons, mais des hommes que l’on découpait, hachait et dont les entrailles allaient servir à faire du saucisson et des caillettes.

- Pourquoi faites-vous cela ?

- J’ai toujours rêvé de chier du hipster.               

- Ça n’a aucun sens…

- Comme tout ce que vous touchez.

- Pourquoi je suis vivant ?

- Par ce que tu avais ton iPhone en main quand tu es tombé.

  Stanislas porta instinctivement le regard sur ses mains douloureuses. La gauche n’était plus qu’un moignon sur lequel était scotché son iPhone. La droite n’avait plus qu’un seul doigt, l’indexe. Il cria, mais n’émit aucun son.

- Tu vas tweeter, rendre compte en direct de ma performance. »

« Aux murs on expose t-shirts vintages et tatouages. Des corps partout. Seule la chair compte. #Eugenius »

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