Heiligerlee
petisaintleu
Le village ne devait cette appellation qu'à l'église, qui serait sans doute sous peu, si ce n'était déjà fait, délestée de ses vitraux et de toutes les représentations des saints pour laisser la place à la nouvelle foi. Une quinzaine de d'habitations le composait. Des masures en brique et toits de chaume entouraient un bâtiment plus important, sans doute la marque de réussite d'un laboureur.
Les éclaireurs se séparèrent. Aucun danger imminent ne justifiait qu'ils restent groupés. L'inspection ne s'éternisa pas. À l'époque et plus encore, quand les jours raccourcissaient, on ne s'éternisait pas autour de l'âtre. L'ancêtre, si le gâtisme ne l'atteignait pas, terme que je préfère à maladie d'Alzheimer, se transformait en conteur. Il pétrifiait les enfants d'effroi, il édifiait les adolescents et il interpellait les adultes sur la parabole des fables, bien avant que les chaînes qataries n'entrent dans le foyer qui se contentait alors d'une bûche. On se mettait vite sous sa couche, pour se réchauffer et pour exorciser l'indicible nuit.
Ils ne découvrirent que deux femmes penchées sur des ouvrages de couture. Arthur me faisait son rapport, les petits doigts sur celles de son pantalon. Il ne poussa pas jusqu'à m'appeler : « Mon lieutenant ». Aucun indice ne les frappa pour nous renseigner sur le gîte de nos cibles.
Je pouvais les reconnaître sans problème. Qu'en était-il pour eux ? Notre première rencontre ne se déroulerait que dans trois ans. En toute logique, je ne devais leur inspirer aucun sentiment. À moins qu'une mémoire ne se soit à l'ouvre, un mélange entre l'atavisme mérovingien et la rétroactivité de l'année 1568.
J'avais une piste qui semblait être sage. Arthur et Henri ne m'accompagnaient pas quand le tableau me happa au Louvre. Leur transformation depuis notre rencontre – sans avoir perdu de leur instinct guerrier, leur allure se faisait plus civile – les rendait méconnaissables. Si leur aplomb à répondre du tac au tac n'atteignait pas mon degré d'expertise, ils possédaient un courage qui pouvait me manquer. Je leur décris les acteurs qu'ils devaient rencontrer, leur précisant qu'ils croiseraient sans doute des paysans bien plus repus que ceux que je croisai en mendiants. Ils me rétorquèrent que je ne devais pas m'en inquiéter. Arthur, dans les tranchées et, pire encore, Henri, lors de la retraite de Russie, côtoyèrent bien des soldats faméliques, méconnaissables et que, pourtant, ils reconnurent toujours comme leurs frères.
Un dernier point restait à régler. Une fois sortis de notre fossé, à la vue de tous, – l'altitude, si on peut la qualifier ainsi, moyenne des Pays-Bas ne dépassent pas les quarante-six mètres – quel alibi trouveraient-ils pour se justifier de leur présence ? Je ne me souvenais plus du Retour de Martin Guerre et la probabilité d'une miraculeuse réintégration apparaissait bien aléatoire.
C'est Henri qui trouva la solution au problème. Il nous avoua qu'il maîtrisait totalement la langue – je ne sais pas pourquoi cela fit sourire Arthur – allemande. Il séjourna deux années en Wesphalie sous les ordres de Jérôme Bonaparte. Il jugea utile d'apprendre la langue autochtone pour y joindre les plaisirs d'aborder les habitantes, réputées peu farouches. Il avoua s'être tu, de peur de déclencher la colère de son descendant. « Gross schwein » s'entendit-il lui répondre. Sans doute une insulte qui ne devait pas voler très haut par-dessus les parapets.
J'apportai l'estocade à cette ruse. Ils se présenteraient comme des journaliers teutons. Le plus dur serait pour Arthur, qui devait jouer au sourd-muet. Je le laissais râler quelques instants avant qu'ils ne montent au front.
Après avoir remonté l'ornière, mon oncle se retourna et, comme pour se venger de mon stratagème, me sortit : « Repose-toi bien gamin. Tu verras, tu vas t'y faire à ton trou. En plus, tu as de la chance. Aucune marmite ne te tombera sur le coin de la tronche. À propos, n'oublie pas de préparer la tambouille pour que tes fantassins se remplissent l'estomac en revenant. » Mes seules victuailles se limitaient à un quignon de pain, un morceau de lard et à une gourde d'eau à moitié vide.
Je patientai, grelottant, des heures durant. Malgré l'absence d'obus, il me fut impossible de faire la sieste. Je repris de vieux réflexes que j'affectionnais enfant. Souvent, et plus particulièrement au collège quand les premières poussées hormonales m'assaillirent, je manquais de temps pour apprendre les leçons. À peine frôlai-je de l'esprit quelques leçons de sciences naturelles. Pour parer à toute éventualité de subir une interrogation surprise, je développai une technique. Quand je me dirigeais vers le collège, dès que j'entendais une voiture derrière moi, je comptais mes pas. Si elle ne parvenait pas à ma hauteur avant le vingtième, c'était gagné, je ne serais pas interrogé. Je ne découvris les statistiques qu'en classe de première. Il me fut impossible d'en tirer la moindre conclusion de la variabilité des résultats obtenus.
Je m'adaptai. Les corbeaux remplacèrent les automobiles. Toutes les fois qu'un croassement déchirait le ciel, environ deux fois par minute, je fermais les yeux. Si, en les ouvrant, j'apercevais le volatile, je le traduisais par un bon augure. S'il me survolait par la droite, je croisais les doigts en interprétant ce double présage comme la certitude de réussir.
Je me lassai. J'avais cependant plus d'un tour dans mon sac. Je passai le relai aux rois de France. Philipe VI de Valois succéda à Charles IV le Bel. Faute de descendance, Henri III laissa la place aux Bourbons. Je développai des stratégies mnémotechniques. Jean II le Bon devint un jambon, Louis-Philippe une bonne poire.
Quand ils revinrent, je terminai de me réciter le chapelet des reines carolingiennes. Arthur ne me tint pas rigueur de ne pas avoir préparé le repas.
Je ne tardai pas à me remettre : « Alors, alors, alors ? » furent les premiers mots que je prononçai.
Ils arboraient un large sourire. Arthur me fit rire en nous agrémentant d'un : « C'est d'la balle bébé ! », signe, qu'à défaut de connaître les langues étrangères, l'acculturation aux codes de ma génération ne lui posait aucun problème.
En abordant le village, ils croisèrent une petite vieille qui portait son poids en fagots. Très élégamment et avec un accent germanique très prononcé, il se proposa de la délester de son fardeau. Tout de go, il l'interrogea de savoir si elle connaissait le sieur Jeroen. Comme convenu, ils se présentèrent comme des frontaliers cherchant du travail à la petite semaine. On l'informa au bourg précédent que, souvent, on embauchait à Heiligerlee des bras volontaires et vigoureux.
Elle portait des regards inquiets vers Arthur qui ne pipait mot, doublure parfaite de Bernardo, le serviteur de Zorro. Dès qu'Henri l'informa de son handicap, elle se montra tout de suite plus agréable et offrit même des poires qui traînaient dans un pli de sa jupe.
Elle les informa que deux personnes répondaient au prénom. Par recoupement, le plus jeune n'étant âgé que de six ans, ils déduisirent que l'homme recherché possédait l'imposante bâtisse repérée la veille.
La brave femme se proposa de les y conduire pour les présenter. Personne n'était présent, sans doute à cause d'un travail qui occupait la famille aux champs. Qu'importe, elle les invita dans sa chaumière. En échange d'une soupe au chou, Henri proposa de lui rendre quelques menus travaux. C'est Arthur qui se colla au désherbage du lopin qui attenait à la bicoque. Non seulement Arthur ne pouvait protester car, en cas de rébellion, l'officier savait lui rappeler son droit d'aînesse et le grade qui le séparait du troupier, ce qui lui donnait des prérogatives.
Ils tuèrent ensuite le temps à papoter. Ils en découvrirent un peu plus sur l'état d'esprit de ces campagnards. Le monde rural changea peu entre les trois-cent-cinquante ans qui séparaient la fin du Moyen Âge et la Première Guerre Mondiale. Il s'ouvrait sur l'extérieur grâce, notamment, aux chemins de fer alors les mentalités évoluaient peu. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à lire La Guerre des boutons. Clochemerle tenait toujours deux villages dans une haine féroce alors que la IIIe République vantait le patriotisme face aux barbares d'Outre-Rhin. Ainsi, aucun des deux ne manquait en réalité de repères, hormis les calvinistes qu'ils ne connaissaient pas.
Arthur, en plus de passer pour sourd-muet tint très bien son rôle de crétin. Il riait bêtement, se tenant derrière l'ancienne, profitant de pas être vu des pitreries qu'un gamin de huit ans ne fait plus. Il remonta le niveau en effectuant quelques tours de magie dont il avait le secret.
Enfin, un bruit d'essieux se fit entendre. Ils arrivaient. La récréation se terminait.
La brave dame joua l'entremetteuse. Bon cœur, elle les présenta et en rajouta même une petite couche en les présentant. Finalement, Henri se retrouva être l'oncle d'Arthur, brave homme qui recueillit son neveu quand sa sœur mourut en couche et que son beau-frère disparut en mer Baltique ; du Cosette avant l'heure. Il ne restait plus qu'à espérer que Jeroen ne se comporterait pas en Thénardier.
Il entreprit de leur poser des questions. Il se montrait avenant, sans manquer de prudence. Heureusement qu'Henri connaissait l'Allemagne. Il se débrouilla fort bien pour décrire Hanovre, Lübeck ou Magdebourg et les activités qu'il mena au sein de la Ligue hanséatique. Jusqu'à ce que de mauvaises affaires lui fassent perdre son crédit et qu'il n'eut d'autre choix que de pratiquer l'aumône pour subvenir à leurs besoins.
Henri se remémora la cour de ferme et ces mendiants. Il fixa son interlocuteur droit dans les yeux et il lui déclara : « Par pitié, homme miséricordieux, ne m'oublie pas ».
Un voile noir passa devant la pupille du Batave. Il répondit : « Cette humble demeure vous accueille. Vous y trouverez le repos et le réconfort. »
Moi aussi, je pratiquais cet "art de la divination" basé sur des statistiques abracadabrantes.
· Il y a presque 10 ans ·veroniquethery
Oui, je crois que c'est un grand classique.
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu
Je vois je vois...kiss aux deux
· Il y a presque 10 ans ·vividecateri
Et dans son texte précédent, il te fait un clin d’œil !
· Il y a presque 10 ans ·veroniquethery
Mais non, je ne peux pas : je suis borgne.
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu
Tant que tu n'es pas aveugle...
· Il y a presque 10 ans ·veroniquethery
si, aveuglé par ma fatuité !
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu
Besoin d'un chien guide, alors ?
· Il y a presque 10 ans ·veroniquethery
heu, je m'abstiens de tout commentaire !
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu
C'est bien ! Il faut savoir pratiquer l'abstinence, parfois !
· Il y a presque 10 ans ·veroniquethery
Une citation qui devrait te plaire : "Anachorètes et cénobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de nourriture qu'après le coucher du soleil, mangeant pour tout repas leur pain avec un peu de sel et d'hysope."
· Il y a presque 10 ans ·Anatole France, Thais
veroniquethery
on dirait du Huysmans
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu
Je préfère les ermites aux cénobites, c'est moins risqué ...
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu
Tu préfères la solitude à la saine communauté fraternelle ! Oh !!!
· Il y a presque 10 ans ·veroniquethery
voila
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu