HELENA

Jean Marc Moreau

Lundi : Après trois orgasmes successifs, Damien m'annonce qu'il pense avoir enfin « rencontré quelqu'un ». J'ai l'impression de me prendre dix ice buckets en pleine face mais dégluti en souriant. Je m'en fiche de toute façon de Damien, il bande mou la moitié du temps.   

Mardi : D'Armand Salvières me convoque dans son bureau. A la manière dont il se pelote le gras du menton, je sens bien que ce n'est pas pour me complimenter sur mes récents progrès à Candy Crush. Bingo, restriction de personnel. Adieu glandage devant l'écran, commandes de Nespresso et cirage de pompes ingrates.

Mercredi : Ma propriétaire Mme Gonzales m'annonce une augmentation du loyer pour le mois à venir et embraye sur ses problèmes d'hémorroïdes. Bizarrement, ça me donne faim  mais ah, je suis au régime.

Jeudi : rendez-vous avec Constance, censée me remonter le moral, qui m'annonce ses fiançailles avec Rodrigo, son prof de yoga-joueur-de-bandoléon-obstétrico-chirurgico-osthéo-psychopate. J'abdique et commande un gâteau au chocolat, elle ne dit rien mais me lance un regard qui trahit son reproche avec autant de subtilité qu'un sketch de Bigard. Du coup je baffre encore plus goulument, la crème s'étale, dégouline sur mon menton, je m'en tape. Elle me quitte avec un sourire compatissant et s'en va à son cours de Cross Fit.

Vendredi : Ma demi sœur Cécile Doué, épouse de Jean Philippe Delattre, m'annonce la naissance de son fils Karim. Tout en louant son ouverture d'esprit et sa défiance des normes sociales, je lui fais remarquer qu'avec un tel prénom, elle fait délibérément le choix de lui compliquer la vie lors de ses futures recherches de stage. Elle s'énerve et me raccroche au nez. Ma mère me rappelle dans la foulée pour me sermonner, finit par me demander ce que je fais de ma vie, me rappelle qu'entreprendre des études d'art pour finir par se faire virer d'un boulot de secrétaire franchement, ça n'en valait pas la peine, que si je l'avais écoutée j'aurais pu être avocate comme Constance, ah ça c'est un sacré modèle de réussite, et tiens d'ailleurs quand est-ce que je lui présente mon petit ami, parce que…- je lui raccroche au nez.

Week end :
Je Bridget Jonise.
Bilan : 4 boîtes de Hagen Dasz, 5 films (dont deux fois Mamma Mia), trois saisons de Sex and the City et 12 crises de larmes. La dernière fois que j'avais atteint un tel record était lorsque Brendan m'avait larguée en Terminale, me plongeant dans une dépression traumatique à tendance post suicidaire d'au moins trois semaines.

 

Lundi

Je débute une nouvelle semaine en mode cocooning, tout au fond de mon trou duquel je ne sens aucun besoin de rebondir.  J'ai désormais pris la ferme résolution de me lever tard, puisque de toute façon je n'ai rien à faire de mes journées. Je traine sur Facebook, regarde si Damien a rajouté des photos de cette « rencontre », n'en vois pas, m'énerve, regarde si son statut est susceptible de révéler quoi que ce soit mais ce snob ne l'a pas updaté depuis dix jours ce qui m'énerve encore plus, finis par regarder le Best of Vines 2014 puis au bout de deux heures, de guerre lasse, tâte mes cuisses molles, mes fesses molles, me plante devant le miroir, me trouve moche mais tant mieux, bien fait pour ma…

DRIIIIIING !!!!!!

Ca doit être Mme Gonzales. Pas envie de lui parler à celle là, pour qu'elle me raconte la suite des aventures de son trou de balle en 5 tomes merci bien.

DRIIIIINNG !!!!

M'en fous.

DRRRIIIIIIING!!!DRRRRINGDRINGDRING!!! DRINNGGGEEEEUUH !!!

Bon, elle est en mode siège de Troie, autant faire passer ça comme un suppo, allez hop, robe de chambre, chaussons, zou. J'ouvre la porte. Personne. J'entends des pas précipités dans les escaliers et me rue à la rambarde pour n'apercevoir qu'une longue chevelure s'échapper par la porte d'entrée. Au moment où je m'apprête à claquer la porte en maudissant cette interruption de mon auto apitoiement, mon regard tombe sur une enveloppe posée à même le sol.  Je rentre chez moi, m'assied à la table de la cuisine et l'ouvre. A l'intérieur, une adresse et un horaire : Le Gato Negro, 21h.

GATO NEGRO, 21h

Me voilà devant l'entrée de ce qui semble être un club de danse- de tango apparemment. Un gorille patibulaire s'efface lorsque je lui donne mon nom. Sans chercher à comprendre le pourquoi du comment, j'entre. A l'intérieur, ça danse. Bien. Très bien même. Moi le tango, je n'y connais rien et ça m'effraie un peu. Depuis que Cécile m'avait forcé à voir Le dernier tango à Paris avec Brando alors que je n'avais pas douze ans, je pense avoir été traumatisée. Mais je ne peux m'empêcher d'être séduite par cet étrange mélange de brutalité et de fluidité, par les regards sévères et les corps harmonieux, les accords à la fois brusques et entrainants de l'orchestre.
Mon regard passe d'un couple à l'autre, deux jeunes amoureux, un petit gros dégarni et une magnifique africaine,  un musculeux démonstratif et sa compagne aux fesses rebondies, quand soudain mon regard tombe sur elle. Je n'en ai aperçu que la chevelure mais je suis certain que c'est elle. Elle danse avec un argentin magnifique dont les seuls regards qu'il lui lance me font tressaillir. Impossible d'apercevoir son visage, qui m'est constamment caché soit par les autres danseurs, soit par le fait qu'elle se place de dos. Mais c'est elle j'en suis certaine. Je sais que je la connais. Je la connais même très bien. Seulement, impossible de savoir d'où. Le constant ballet des danseurs m'empêche de n'apercevoir ne serait-ce que l'un de ses traits et j'en deviens désespérée, quand enfin la danse s'achève. N'y tenant plus, je me dirige vers elle alors qu'elle se sépare de son cavalier. Je me fraie un chemin aussi vite que possible au milieu des danseurs en sueur et au moment où je m'apprête à l'interpeller, me heurte à son cavalier. Hombre quel Dieu.
- Vous dansez ?
- Euh… je… au fait… je ne danse pas le tango…
- On va y aller doucement glisse-t-il dans un sourire.
J'aperçois la chevelure disparaître au milieu de la foule et me laisse embarquer par le beau latino. La danse terminée, je suis encore sur mon nuage quand il me tend une enveloppe : « Elle a laissé ça pour vous ».
23 Avenue Franklin Roosevelt. 12h30.

Mardi –matin-

Mon cerveau embrumé, capharnaüm d'accordéon, de torses poilus et de lumières tamisées, flotte paisiblement dans un doux mélange caipirinhesque quand le réveil retentit: 11h47. Merdemerdemerdemerde. A peine le temps de me préparer. J'ai les cheveux en vrac, mon odeur corporelle est un condensé d'une cinquantaine de sueurs différentes et n'ai aucune idée de quoi me mettre sur le dos vu que je ne sais pas où je vais atterrir.
Un bonnet, du pschitt déo, et euh un jean avec ce vieux pull que j'aime bien tiens, c'est passe partout. Zou.

23 Avenue Franklin Roosevelt. 12h38
Bon voyons voir. C'est quoi ce truc, il n'y a rien ici. C'est pourtant bien le 23. On dirait une sorte d'ancienne usine. De toute façon, c'est ouvert, j'entre. L'espace est nu mais magnifique. Ce qui semblait être un entrepôt quasi désaffecté de l'extérieur se trouve être un immeuble moderne, à la décoration minimaliste et aux proportions gigantesques. J'entends du bruit et fais quelque pas. Au détour d'un couloir, trois types s'affairent sur d'énormes cadres. Je m'approche. Chacun peint une pièce d'une toile en trois parties. Un truc bizarre. Abstrait. La seule chose que j'ai retenu de l'art abstrait durant mes études est qu'un trait noir sur une toile blanche peut se vendre trente deux mille euros. En partant du principe que l'artiste prend très longtemps pour tracer son trait (disons allez, une minute), ça fait du 1.920.000 euros de l'heure. Le genre de truc auquel on évite de penser quand on remplit un tableau excel budgétaire.
Je m'approche des futurs millionnaires intermittents et leur demande quelle est la nature exacte de ce lieu.
Sans mot dire, l'un d'entre eux me fais un vague signe du menton en direction d'un escalier tout au bout de la salle.
En me dirigeant vers l'escalier, je me rends compte que l'endroit est plus peuplé que ce que j'en avais présumé. Des artistes, seuls ou en groupe, travaillent sur différentes pièces : un sculpteur tabasse vigoureusement une statue en métal de grands coups de marteaux ; des danseurs hip hop exécutent dix fois de suite un mouvement millimétré ; un mastodonte lance des couteaux sur des poches de peintures disposées sur un cadre en bois, créant l'image saisissante d'une femme élancée. 
Je continue mon exploration. L'atmosphère a quelque chose chose d'enivrant, un mélange de rigueur artistique et de débordement créatif. L'énergie propagée par chacun des groupes d'artistes est contagieuse ; souvent, leur concentration est troublée par un rire, un sifflotement ou une exclamation. J'ai le sentiment d'être Blanche Neige découvrant les sept nains travaillant gaiement dans les mines (tiens c'est la première fois que je me fais cette réflexion, les sept nains étaient des mineurs gais). Je retrouve des sensations oubliées, celles que j'éprouvais dans l'atelier de mon père, encore petite fille. Celles là même qui m'avaient poussées à entreprendre un cursus Bac+ 5 option Chômage.
J'arrive enfin au bout de l'immense salle et monte une à une les marches d'un escalier en colimaçon. Arrivé en haut, je me trouve dans un immense bureau, dominé par la présence d'une gigantesque peinture. Sur ce tableau magnifique, des teintes rouges, orangées, parfois marrons ; un tourbillon, de la passion, des flammes. Non- pas des flammes ; le reflet d'une chevelure. Obnubilée par la toile gigantesque, je n'en ai pas remarqué la présence d'un homme en costume qui s'approche de moi.
- Elle vient de partir. Elle m'a demandé de vous transmettre ceci : Le Trio.  
- Euh… ok… et c'est censé vouloir dire quoi ?
L'homme hausse les épaules.
- Je n'en sais pas plus que vous, je suis juste le type chelou qui transmet les messages.
- … Et c'est à elle que tout ça appartient ?
- Pour autant que je sache, oui.
Avant que j'aie le temps d'ajouter quoi que ce soit, il fait volte face et repart vers le bureau: la discussion est close. Je redescend l'escalier et traverse de nouveau l'immense laboratoire à créations. Le trio. Quel trio ? Quel bordel. 
Alors que je m'apprête à monter dans le métro, je m'arrête brusquement. Le Trio.
Je repars en trombe vers l'atelier/ galerie/ entrepôt et me rend vers les trois premiers artistes.
- Excusez moi, il serait possible de voir les trois pièces ensemble ?
Toujours sans décrocher un mot, les artistes s'exécutent.
J'ai peine à en croire mes yeux. Il ne s'agit pas le moins du monde d'art abstrait. J'ai sous les yeux la reconstitution exacte de mon propre appartement.
Je me retrouve dans la rue, encore plus perplexe qu'à mon arrivée, avec néanmoins une certitude en tête : la réponse à ces énigmes se trouve dans mon appartement.

A mon arrivée chez moi, la porte est ouverte. Paniquée, je rentre en trombe dans l'appartement pour apercevoir ma mère, Cécile et Jean Philippe, réunis autour de la chevelue accompagnée de son latino, qui semble tenir dans ses bras quelque chose de particulièrement fragile. Aucun d'entre eux ne semble avoir pris conscience de ma présence. Muette, je m'approche. Je réalise soudain ce que la messagère/ danseuse de tango/ gérante de galerie d'art tient dans ses bras : un bébé. Ma mère et Cécile ont l'air complètement gaga devant ce charmant tableau matrimonial. Tout ça commence à bien faire. Alors que je m'apprête à apostropher le petit groupe, la jeune femme se retourne enfin. J'en ai le souffle coupé.

C'est impossible. Cette, femme, c'est…

WWHHHHHHHHHHHAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAMMMMMMMM !!!!

Héléna se réveilla, le cœur battant la chamade et le visage en feu. Pendant qu'elle reprenait son souffle, Damien apparu dans l'entrebâillure de la salle de bain.
- Ah, tu es réveillée ! Ecoute je voulais te dire que voilà…
Elle attendit en souriant la nouvelle qu'elle connaissait déjà.
Machinalement, elle se caressa la nuque. Elle avait toujours eu les cheveux courts. Elle se dit qu'il était peut-être temps de les laisser pousser. 

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