Henni soit qui mal y pense

jean-fabien75

 

 

Robin se prélassait sur une vaste et verte pelouse oubliée des tondeuses, entre une fontaine d'eau crasseuse  et une famille de canards obèses. Rien de son environnement immédiat ne semblait cependant l'atteindre que le vague et morne silence permis par la quiétude d'une après midi de semaine ordinaire au parc Montsouris. Oublié des touriste, perdu de la vie.
Il n'avait plus grand chose de son allure juvénile qui semblait lui coller à la peau il y a encore deux saisons. Il faisait mal réveillé, froissé, et pour tout dire un peu enveloppé dans un corps aux dimensions qui semblaient vouloir suivre la trajectoire tranquille d'expansion du reste de l'univers – direction l’infinie et au-delà du supportable pour sa balance, elle aussi légèrement amortie.

 

– Un canasson, ça fume pas.

 

Ha ouais ?

 

– C’est mauvais pour la santé… et puis, t’en as déjà vu un avec une clope au bec ?

 

C’est pas mauvais pour la tienne peut-être ? Bon, et puis, j’ai rarement vu un cheval fumant, mais j’en ai encore moins vus avec des becs. Non mais. Ensuite, ce n’est pas parce que je n’ai jamais vu de preuve de ton intelligence qu’elle n’existe pas.

Tiens, c’est ça que j’aurais dû lui répondre. Il paraît qu’un écrivain est un mec qui pense à la réplique parfaite une fois rentrée chez lui. Ben voilà. Je suis peut-être le premier écrivain à crinière.

 

Ha mince alors. Ecrivain. Ça faisait longtemps qu’elle m’avait pas travaillé cette idée.

*

Purée, ce que c’est nul… Comment ai-je pu perdre trois minutes de mon précieux temps inutile pour pondre une telle bouse ?

Je déchire mon texte d’un mouvement rageur et bruyant, et l’envoie valdinguer autour de la poubelle avec les quinze autres brouillons jonchant déjà le sol de leur indigence manifeste. Aussi inspiré en basket qu’en littérature. C’est peut-être l’exercice imposé qui me bloque…

Pensez donc : écrire sur un cheval. Et pourquoi pas sur un lapin… ou une oie sauvage ?

Le premier jour où je me suis mis ça dans la tête, j’ai pris l’énoncé au pied de la lettre et me suis rendu dans le premier haras venu. J’ai pris un cours d’équitation d’une heure et suis monté sur un cheval dont j’ai oublié le nom (ça partait mal objectivement, je suis d’accord) avec un bloc-notes et un crayon. L’idée était bien « d’écrire sur un cheval ». Assez vite, je me suis rendu à l’évidence : mon idée était complètement con – même si l’heure à dos de bourrin était, elle, plutôt sympathique. Il faut dire que bien assis à une table, j’ai déjà l’écriture d’un enfant de deux ans à la main cassée… imaginez donc en mode rodéo. Sans compter qu’il ne me paraissait pas facile de me concentrer sur plusieurs choses à la fois. La génétique est impitoyable avec la psychomotricité.

Je suis rentré chez moi, dépité et avec une légère difficulté à m’asseoir correctement, il faut bien le dire.

M’est venue ensuite une autre idée : interroger ma cousine Françoise, amateur d’équitation, aficionado des bottes en cuir recouvertes de boue, fan de cravache. Je l’ai donc invitée à manger – il faut ce qu’il faut, me disais-je naïvement.

Bon l’idée était bonne, me dis-je avec le recul. J’ai cependant joué de malchance sur ce coup-là. Je lui ai servi un hachis Parmentier Findus. L’actualité n’a pas joué en ma faveur.

Ensuite, je me suis dit « allons, jouer aux courses ». Pas bête le mec. Inutile de dire que pour un ancien accroc aux jeux, l’idée n’était pas des plus brillantes. Après quelques centaines d’euros perdus sur des patronymes, je me suis dit que je n’apprenais pas grand-chose sur le cheval en jouant de manière compulsive sur la foi de leurs noms. Un lévrier afghan aurait fait l’affaire.

Bon soyons honnête, le soir, chez moi, c’était pas la grande forme – même si m’être allégé de cette somme d’argent, qui à n’en point douter avait fait le bonheur de quelqu’un, me rapprochait un peu plus de mes convictions profondes d’homme de partage.

*

7h10… Pourquoi ce téléphone sonne-t-il ? Bon, il est un peu tard pour aller décrocher. Zut, voilà qu’il se remet à sonner… Prisonnier de ma couette, j’ai autant envie de me lever que de manger un clafoutis aux cafards.

Dire que je ne suis pas au mieux de ma forme serait un euphémisme. J’ai carrément la tête à l’envers, le visage en cocotte en papier, les muscles passés au robot multifonctions – option smoothy. Seule mon imagination semble fonctionner, des restes de rêve émergent dans une danse bigarrée et exotique… peut-être puis-je la mettre à profit pour mon projet ?

L'imagination est une chose étrange. On ne sait jamais où elle a décidé de nous emmener et si le voyage dans ces contrées improbables qu'elle nous propose véhicule un message quelconque ou pas. On est alors entre deux eaux. Dois-je essayer d'interpréter les messages qu’elle distille ? Est-ce signifiant ou juste le délire de quelques neurones rebelles que le contremaître de ma matière grise n'a pas réussi à remettre dans le droit chemin ?
Pourquoi est-ce que je pense à un steak tartare là de suite – à 7h du matin et quelques ? Et pourquoi, si mon voisin temporaire de métro décide de me mettre guerre et paix sous le nez (un peu large des épaules qu'il est), est-ce que mon cerveau décide d'ingurgiter cette information tout a fait insignifiante pour en produire une pensée qui a les apparats de la cohérence ?
Mes idées ne sont-elles juste que le résultat d'un certain nombre d'interactions sur lesquelles je n'ai absolument aucune maîtrise ? Suis-je destiné à n'avoir que des idées provoquées ? Jusqu’à quel point ne suis-je pas responsable de mon absence d'inspiration ?
Ma page est-elle blanche – ou mal rempli – parce que je suis tari ou parce que la chance m’a quitté ?
Qui dois-je aller provoquer pour la réanimer ?
Quel massage cardiaque créatif dois-je inventer ?
Et puis de toute façon… qui suis-je pour oser stimuler mon imaginaire ? N’ai-je pas juste besoin de retranscrire ce que l’on m’inspire, comme un secrétaire du hasard ?

Je décide de me lever, ce n’est pas en larvant dans mon lit que quelque chose va se passer, me dis-je en parfait petit soldat du bon sens rationnel.

J’attrape la première rame qui passe et décide de m’en remettre au hasard, en espérant qu’il sera de la même catégorie que celui qui fait bien les choses. Je descends à la station Hôtel de Ville, juste devant le BHV – tout en intimant l’ordre à mon intuition de ne pas m’amener au rayon bricolage. En longeant le célèbre bazar, je tombe sur une boutique type farce et attrapes, avec des déguisements en vitrine. Et là, devant moi, la solution. Une espèce de masque de cheval, et un costume marron sombre à enfiler afin de passer pour un parfait ongulé.

J’entre dans le magasin prestement. Une brune à moitié avachie sur son comptoir me regarde d’un air absent.

– B’jour, dit-elle sans grande conviction.

Je la regarde et décide que je ne tirerais rien d’autre d’elle qu’une transaction financière. Je décide alors de convertir quelques données informatiques peu utilisées et perdues sur le serveur d’une banque quelconque – la mienne en l’occurrence – en un superbe costume à utiliser de suite.

Que celui qui a décrété que l’argent ne valait que s’il était dépensé soit béatifié sur le champ.

 

Une fois dans la rue cependant, grise et hostile, je me rends compte assez vite que la sensation d’être un cheval n’est pas des plus agréable.

Il fait très chaud, extrêmement chaud. Je sue comme un porc dans mon costume XXL – alors que c’est bien le cheval que je vise, et je n’arrive pas à ventiler suffisamment pour aérer un minimum. De plus, les gens me regardent. Certains rient, d’autres s’écartent – peur de la ruade sans doute. Je ne laisse pas indifférent. Comme un cheval au milieu de la rue sans doute.

Je décide de m’enfuir de la foule pour aller trotter dans un parc. Ma vision spatiale périphérique n’est cependant pas suffisante et je m’aplatis les naseaux contre un conifère qui n’a manifestement rien d’autre à faire que de rester planté là.

Je m’assois de dépit sur un petit banc et retire mon masque. Il est temps de redevenir humain, le temps de reprendre son souffle au moins.

Dieu que j’aimerais être ailleurs. Un truc qui flotte. Dans l’air, dans la vie… ou dans l’eau.

Oui, c’est cela. J’aimerais être un petit bateau en papier – ce qui est tout de même mieux que la version en coton blanc – que l’on dépose sur la rivière.

Je navigue sans un bruit pendant quelques centaines de mètres. Puis une main d’enfant me récupère, et quoique je fasse, même totalement à la dérive, je reviens toujours à mon point de départ, ce qui me permet une nouvelle fois d’apprécier la vitesse de l’errance, le vent chatouillant ma grande voile et le paysage.

Au bout de plusieurs voyages, on me laisse sécher sur un radiateur.

Je prends quelques rides en séchant, avec des images pleines d’eau douce dans la tête.

– Sympa ton déguisement, dit une voix fluette.

Je tourne la tête pour m’extirper de ma rêverie aquatique et tombe nez-à-nez avec une fillette d’une dizaine d’années.

– Merci…

– Tu es cascadeur ?

– Hein ? arrivé-je à expulser de ma bouche sous formes de borborygmes inquiétants.

– Je t’ai vu te prendre l’arbre et tomber…

– Ce n’était pas vraiment fait exprès.

– Ha…

Dialogue improbable. Je suis déguisé en moitié de cheval et discute avec une inconnue qui devrait être à l’école à l’heure qu’il est, ou qui devrait au pire regarder une série à base de lobotomie subtile sur Disney Channel.

– Comment tu t’appelles ? me demande-t-elle manifestement peu impressionnée par ma croupe imposante.

– Je m’appelle Robin.

– C’est bizarre pour un cheval.

Voilà qu’elle se met à faire de l’humour.

– Et toi ? tenté-je par souci d’apaisement.

– Ambre.

Je la regarde. Elle a des cheveux d’une blondeur extrême, presque blanche, fillette diaphane et figée dans le temps.

 

– Si tu dois jouer dans un film, il va falloir que tu t’entraînes, tu sais ?

– Ha bon ? Pourquoi ?

– Un cheval se déplace pas du tout comme ça.

Tu m’en diras tant…

– Et ça se déplace comment un cheval Madame-je-sais-tout ?

– Moi, c’est mademoiselle-je-sais-presque-tout, dit-elle en guettant ma réaction, du coin de son œil bleu.

– Je t’écoute.

– Ben tu faisais un mélange d’allures, ça va pas du tout. Soit t’es au pas, soit t’es au galop, mais tu peux pas faire les deux, tu vois ?

Dialogue surréaliste, épisode 2 – la guerre des clowns.

– Tu m’as l’air de t’y connaître toi en cheval.

– Oui, j’en fais depuis plusieurs années.

– Hé bien… je suis très impressionné !

Elle sourit, mais n’est pas dupe.

– Ha oui aussi, un cheval ne parle pas !

– Faut que je me taise en plus ? souris-je à mon tour.

– T’as le droit de hennir, dit-elle en révélant une superbe rangée de bagues étincelantes.

– Sympa, mercihihihihi.

Elle rit de bon cœur, ce qui me réchauffe bizarrement tout l’intérieur, comme si j’étais rassuré de savoir que je pouvais encore provoquer un peu de plaisir chez un autre être humain.

– En fait, le cheval s’exprime avec son corps, tu vois ? Genre les oreilles. Quand il hennit, c’est pour appeler ses copains.

– Mais dis-donc, t’as carrément fait des études sur les chevaux ?

– Bon allez, on va passer aux travaux pratiques… glisse-t-elle alors.

Je la regarde, soupçonneux. Ses yeux mutins brillent légèrement. Une légère brise fait onduler sa chevelure dorée, elle lisse machinalement une mèche rebelle qui tente de s’interposer entre nous.

– On va travailler le trot.

Bon, puisqu’un cheval je dois être, soyons équin. Je me lève du banc, chausse mon masque, remue ma crinière de fibres plastiques.

Je me mets à gambader comme un abruti dans mon costume trop grand, dégoulinant de grosses gouttes chargées en sels minéraux.

Je m’éclate comme un fou.

Ambre me donne des ordres, me corrige :

– Tu rases le tapis ! Rappelle-toi que ton allure doit être majestueuse !! Plus régulier !!!

Elle hurle, elle rit, elle en pleure. J’ai, pour ma part, l’impression de commencer à me sentir différent, comme si mes sens se développaient d’une manière inattendue, comme si des muscles sensitifs inusités se découvraient une existence nouvelle. Les senteurs arrivent à mes naseaux, les couleurs s’estompent pour devenir bichromatiques, mon angle de vue s’étend des deux côtés, je sens presque la terre trembler sous mes sabots. Elle tremble vraiment…

Instinctivement, je me précipite vers le banc, et saisit Ambre par le bras. Tout à coup, un son assourdissant transperce l’espace du parc et nous vrille les tympans. J’ai l’impression d’être dans une machine à laver en mode essorage. Le sol s’ouvre sous nos pieds comme dans un film catastrophe hollywoodien. Tout disparaît dans un orage de stimuli, ma tête est sur le point d’exploser, et juste avant que mes yeux ne se ferment, je vois le banc disparaître dans une anfractuosité apparue subitement.

Lorsque tout se calme enfin, je ne vois qu’un monde gris, poussiéreux et comme endormi. Seuls quelques zombies survivants osent se lever et marcher. Les gens se touchent pour constater qu’ils existent encore.

J’enlève mon masque. L’environnement redevient humain.

Un tremblement de terre à Paris. Je ne savais même pas que c’était possible…

Ambre est dans mes bras. En sécurité.

 

Je n’ai objectivement rien appris sur le cheval, je n’ai pas plus avancé sur mon texte, mais quelque chose monte en moi.

Comme une envie de hennir.

 

Histoire de montrer mes belles dents.

Signaler ce texte