L'affreux Jojo

zelda

Jojo est en route pour l’abattoir. Il le sait. Les hommes du Centre lui ont mis des œillères parce qu’il refusait de monter dans le camion, et pour cause –ce camion sent la mort ! Il peut la sentir partout, même s’il ne la voit pas ! Et sa peur grandit à mesure où d’autres animaux condamnés, le rejoignent – eux aussi la sentent, eux aussi ont peur. Le « camion de la mort » roule à vive allure et Jojo se cogne. Il se souvient du jour où il a été forcé de quitter le pré où il est né ; c’était le même genre de camion. Il avait, alors, donné de violents coups de sabots pour tenter de s’échapper –en vain. Jojo, fort de son expérience, ne cherche donc pas à ruer contre les parois du camion –parce qu’il sait que la tôle résistera.  Alors, Jojo attend. Il attend qu’il se passe quelque chose. Si le conducteur pouvait le comprendre, il lui demanderait de stopper le camion pour le laisser arracher, par brassées, l’herbe grasse et verte du champ et le laisser galoper jusqu’à en mourir ! Ce serait une belle mort pour Jojo, « l’affreux Jojo », comme l’appellent les enfants du Centre équestre, simplement parce qu’il n’est pas beau. C’est vrai que Jojo est court sur pattes, qu’il a des yeux vairons et une robe mouchetée, qui fait sale même lorsqu’elle vient d’être brossée. Mais Jojo est brave et il sait que la mort qui l’attend n’est pas  « belle » ; il sait qu’on va le tuer. On va le tuer pour le manger.

Alors, il se rappelle comment tout cela a commencé –parce que Jojo n’est pas beau mais il a une excellente mémoire…Il revoit son pré –le pré où il est né…L’herbe y était plus verte, plus grasse, plus haute qu’ailleurs, un jus délicieux en sortait lorsqu’il broutait. Il aimait s’y vautrer et y laisser son odeur. Jojo n’était encore qu’un poulain : il aimait galoper, ruer, hennir, jouer avec les siens, sous l’œil bienveillant de sa mère…. Puis, il y avait l’odeur des fleurs sauvages qui poussaient à la lisière du champ, les pommes bien mûres du voisin, qui tombaient du bon côté…Et, il y avait le garçon qui s’occupait de lui – ses mains étaient aussi douces que ses paroles. Chaque matin, il venait au box pour le nourrir ; puis après l’avoir pansé, il les emmenait, lui et sa mère, au pré pour toute la journée. Jojo aimait bien le garçon ; il avait confiance et le suivait sans licol, comme l’aurait fait un chien bien dressé. Jusqu’au jour où les choses se sont gâtées : le garçon ne les a pas fait sortir en même temps ; Jojo n’avait jamais été séparé de sa mère et se retrouvait donc seul pour la première fois. Il voulait sauter par-dessus la porte du box pour la retrouver, mais le garçon l’avait fermée. Il hennissait pour l’appeler. Lorsque plus tard, le garçon revenait au box, il trouvait Jojo évidemment, très énervé: celui-ci déféquait et ruait de plus belle ; il essayait de le calmer –en vain. Jojo était furieux contre le garçon et le mordait violemment. Celui-ci, surpris, reculait et instinctivement appelait au secours. Des hommes alertés par les cris arrivaient et maintenaient péniblement Jojo au sol, afin de le tranquilliser. Puis plus rien…Le trou noir. Lorsque Jojo se réveillait, il y avait un poulain avec lui dans le box –son box…mais, pas sa mère. Il y restait un temps incertain. On le nourrissait sans qu’il sorte. Puis un beau jour, le garçon réapparu, comme si rien ne s’était passé ; il l’amenait au pré…Jojo était content –il n’était pas rancunier et il allait certainement revoir sa mère…Il l’appelait, il la cherchait…mais elle n’y était pas ! A cet instant précis, il ne pouvait pas comprendre qu’il ne la reverrait jamais. Alors Jojo ne voulait plus manger ; il se cabrait dès qu’on l’approchait et coinçait le garçon, dès qu’il le pouvait, contre les parois du box. Jojo détestait le garçon et le garçon avait peur de Jojo. Alors il venait de moins en moins, jusqu’à ne plus venir du tout. C’est quelqu’un d’autre, qui s’occupait de lui ; mais Jojo n’aimait pas son odeur non plus, il avait aussi envie de le mordre. Jojo était mis à l’écart ; on ne le laissait plus galoper avec les autres, on l’oubliait…Jusqu’à l’épisode du camion : le garçon était accompagné de plusieurs hommes ; Jojo ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Ils le sortaient du box sans ménagement, mais non sans mal et le forçaient à monter dans le camion. Jojo ne voulait pas ; il tirait au renard ; ses naseaux frémissaient ; ses yeux étaient exorbités : Jojo avait peur. Il donnait de violents coups de sabots contre les parois du camion ; cela lui faisait mal mais à cet instant, il croyait réussir à s’échapper et empêcher le camion de partir ! Malgré tout, le camion démarrait, emmenant Jojo loin de chez lui. Durant le trajet, il se cognait, encore et encore. Lorsque le camion stoppait enfin et que la porte s’ouvrait, Jojo trouvait encore la force de ruer, heurtant violemment celle-ci. L’homme, sous le choc, tombait à la renverse. Les deux personnes, jusque-là restées en retrait, l’aidaient à se relever. Il se souvient que c’est Elle qui d’abord, s’avançait prudemment vers lui, en le calmant de la voix. Elle contournait son flanc droit, sans cesser de lui parler et parvenait à le faire reculer jusqu’à ce qu’il soit totalement sorti du camion. Elle le caressait sur le chanfrein et lui donnait une friandise. Elle sentait bon, sa voix était douce –Jojo se calmait peu à peu. Alors,  Elle l’emmenait se promener à la main pour lui dégourdir les pattes. Jojo, impuissant et résigné, se laissait guider. Elle l’amenait jusqu’à un pré : ce n’était pas son pré, mais ça y ressemblait. Elle ouvrait la barrière et lui ôtait le licol. Jojo était malgré tout, content –il était libre de galoper. Elle, Elle restait là, accoudée à la barrière en bois, la tête posée sur les mains ; un sourire sur les lèvres car Jojo s’amusait à partir au grand galop, puis à revenir vers Elle à la même allure ; mais aussi parce qu’Elle devinait, bien avant lui, qu’il se passait quelque chose de fort –comme un coup de foudre !

Il était aussitôt rejoint par des poulains et leurs mères, qui broutaient un peu plus loin.  Ces derniers, curieux, se pressaient contre ses flancs et le flairaient à tour de rôle, lui donnant au passage d’affectueux coups de naseaux.  Joueurs, les poulains sautillaient comme des cabris autour de lui ; alors il se laissait faire et les imitait jusqu’au bord de l’épuisement. Là-bas, au milieu du pâturage, il y avait une auge sous un abri et toutes ces facéties lui avaient donné soif ; mais il hésitait car les juments étaient en train de s’abreuver et la femelle dominante, identifiable malgré sa petite taille, l’impressionnait. Alors, il avançait au pas, timidement, prêt à se faire rabrouer…au lieu de ça, elles l’ignoraient et retournaient paisiblement brouter, lui laissant le champ libre. Il pouvait alors boire tout son soûl puis retourner jouer. A la nuit tombée, les poulains fatigués rejoignaient leur mère ; il se retrouvait seul. Malgré la pénombre, il la devinait… Elle était à la barrière et l’attendait…Alors, il galopait vers Elle. Sans geste brusque, Elle ouvrait la barrière et lui passait le licol.  Il se laissait faire, il était bien trop fatigué pour se rebeller. Elle lui parlait et il ne la comprenait pas, mais à l’intonation de sa voix, il savait. Puis, Elle le guidait jusqu’à une grande bâtisse, où des fleurs violettes grimpaient sur les murs. A l’intérieur, plusieurs box se jouxtaient. Elle ouvrait une des portes : une bonne odeur de paille propre caressait ses naseaux et une large ration d’avoine débordait de la mangeoire. Il aurait voulu lui dire que cela lui plaisait –qu’il aimait l’odeur du foin et la chaleur qu’il dégageait…alors, il mettait les oreilles en avant et émettait un « Brrr » joyeux. Elle le comprenait d’une certaine façon, parce qu’elle hochait la tête en émettant un petit sifflement. Il savait que c’était un code ; il devait le mémoriser.  Il avait tellement à apprendre d’Elle…

Il avait dormi d’un sommeil de plomb et aussi loin que sa mémoire lui permettait à ce moment, il ne se rappelait pas avoir dormi, ainsi, allongé à même la paille ! Sa mère et lui dormaient debout, même au pré.  Il se levait tout revigoré et inspectait les lieux : il y avait un passage, où il pouvait circuler librement –un paddock à ciel ouvert ; son box était largement ouvert de chaque côté, à hauteur de tête, lui permettant de communiquer avec ses congénères ; qui, curieux, regardaient dans sa direction. Lorsqu’Elle arrivait au box, il s’impatientait ; sa queue fendait l’air, ses oreilles se dressaient en avant. Elle lui disait bonjour et émettait le petit sifflement signifiant qu’Elle était contente. Il lui répondait par un long « Brrr ». Elle le faisait sortir et l’attachait sommairement  à l’anneau mural afin de le panser. Elle lui montrait les brosses, allant même jusqu’à lui faire sentir ; puis doucement, Elle commençait à l’étriller. De ses yeux vairons, il la surveillait de temps en temps; mais il était confiant et paisible. Plusieurs chevaux les avaient rejoint à l’extérieur ; une femelle et un vieux mâle.  Jojo savait instinctivement, qu’il devait faire profil bas ; alors, lorsque l’homme attachait le cheval à côté de lui, il était prêt à la riposte. Mais le vieux canasson était d’apparence docile ; il tournait vers lui un regard curieux. Et il sursautait lorsqu’il entendait le vieux canasson lui parler : « Salut petit ! T’es nouveau par ici ? »

Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait : le vieux canasson lui parlait et il le comprenait ! Il tournait alors la tête vers Elle, afin de voir si Elle aussi avait entendu…mais, Elle était occupée à nettoyer au jet d’eau, ses pattes postérieures.  Surpris, Il reculait et était gentiment rappelé à l’ordre par Elle. Le vieux canasson mâchouillait son mord comme l’aurait fait un vieux cow-boy avec sa chique. « N’aies pas peur petit ! Vu ta tête, j’en déduis qu’on t’a jamais « donné de la voix » ?

Il savait pertinemment  qu’il ne pouvait répondre –parce qu’il ne savait pas parler et tentait d’hennir…au lieu de ça, il entendait une voix… sa voix !

-Mais, je parle ! Je parle ! Disait Jojo tout excité, levant la tête et oubliant qu’il était attaché.

Elle avait posé sa main sur son flanc afin de le calmer ; Elle sentait qu’il s’énervait parce qu’il soufflait bruyamment et pensait que la proximité de l’autre mâle le dérangeait. Elle se dépêchait alors, de lui démêler la queue et commençait à nettoyer les brosses.

-Elle peut nous entendre ? Demandait Jojo, qui ne pouvait s’empêcher de jeter des coups d’œil vers Elle.

-Non, répondait le vieux canasson, heureusement ! Elle ne perçoit que des hennissements.  Je n’ai rencontré qu’une seule fois quelqu’un comme Eux, un chuchoteur, qui me comprenait et j’en garde un très mauvais souvenir. Nous sommes peu nombreux à donner de la voix ; par exemple, ici au centre, nous ne sommes que deux : toi et moi.

-Mais, pourquoi moi ? Et seulement maintenant ?

-Je n’ai pas de réponse à te donner, cela reste un mystère ; j’ai seulement ma propre expérience comme exemple : j’ai pour ma part découvert ce don au moment du sevrage, je sortais à peine des pattes de ma mère ! C’est un vieux mâle qui a tout déclenché et m’a initié. Il m’a raconté notre Histoire, notre évolution au travers des siècles, il m’a expliqué qu’elle était notre place au sein du monde, il m’a décrit  toutes les souffrances endurées et celles à venir…et surtout, il m’a ouvert les yeux sur la domination de l’homme sur notre espèce…

-Mais quelle domination ? Je ne comprends pas.

-Je sais petit ! Je suis passé par là…et le vieux mâle avant moi, et ce manège dure depuis la nuit des temps ! Ceux qui ont le don de « donner de la voix «  ont la lourde tâche de transmettre aux nouveaux élus toutes les connaissances, toutes les expériences bonnes ou mauvaises que nos ancêtres, les équidés, ont emmagasinés au fil des siècles. Notre mémoire est notre salut. Nous ne sommes que de passage sur cette terre et une chose est sûre: ce monde n’est pas le nôtre, il appartient aux hommes. 

-Mais je n’en veux pas de ce don! Je veux rester Jojo ! Disait-il, les oreilles en arrière, les narines largement ouvertes.

Elle avait terminé de nettoyer les brosses et décrochait Jojo de l’anneau mural, tout en le caressant et surveillant son congénère –ce vieux mâle ne lui disait rien qui vaille. Le vieux canasson avait juste le temps de lancer à Jojo : « Tu ne peux pas faire marche arrière…tu dois accepter ce don… pour toi, pour nous tous ! ». Jojo était effrayé, il respirait fort malgré Elle qui, calmement, comme si elle pressentait quelque chose, lui passait le licol et le conduisait au pré. Il la suivait pourtant docilement comme il l’aurait fait avant…avant ça ! Mais, il sentait bien, lui aussi, que rien ne sera plus comme avant. Il sentait qu’il n’était déjà plus le même… Même le pâturage lui semble moins vaste. Ils étaient tous là en train de brouter la bonne herbe grasse sans états d’âme, sans avoir la « conscience » d’être là ….et Jojo les enviait. Elle ne le quittait pas des yeux et son expression traduisait un certain malaise ; Elle faisait un bruit sec avec la langue, qui d’ordinaire l’aurait fait faire un écart, mais il ne réagissait pas et continuait à la regarder.

-Qu’est-ce qui se passe Jojo ? Lui demandait-elle à voix haute, intuitivement persuadée  qu’il allait lui répondre. Elle refermait la barrière, perplexe.

Mais il se contentait d’hennir et de partir au galop. Il jetait un coup d’œil en arrière –Elle était déjà partie. Il se dirigeait vers les poulinières, décidé à faire la causette avec ses ainés. Ces dernières étaient accaparées par leurs poulains qui, étrangement, n’entouraient pas Jojo comme au premier jour –au contraire, ils l’évitaient.  Les juments se dispersaient même à son arrivée, seule la femelle dominante lui faisait face, les oreilles couchées, les naseaux froncés.  Jojo percevait son agressivité  et s’arrêtait à une distance respectueuse : «  Je ne veux pas te manquer de respect, je veux juste te parler… ». La jument ne comprenait évidemment pas et grattait le sol avec son sabot. Jojo reculait ; elle n’avait pas le don –le don de « donner de la voix » et se souvenait des paroles du vieux : eux seuls détenaient ce pouvoir, aucun autre au centre. Jojo était contrarié et se demandait à quoi ça servait d’avoir un tel don si ce n’était pas pour le partager? Il regardait la jument brouter, qui ne se souciait plus de lui : pour elle, la menace était passée –tout était rentré dans l’ordre. Il se sentait à nouveau seul. Au sud du pâturage, il y avait un grand arbre dont l’ombre était propice à la sieste, Jojo s’y rendait au pas, accablé de tristesse.  Arrivé au pied de l’arbre, il voyait un autre cheval qui squattait déjà la meilleure place : un pur-sang Arabe. Il s’apprêtait à faire demi-tour, lorsque ce dernier lui disait : « Il y a de la place pour deux petit ! ». Jojo était stupéfait : « Vous parlez vous aussi ? »

-Oui ! J’ai le don de « donner de la voix » moi aussi…pour ce que ça m’a servi…Rajoutait-il plus bas.

-Génial ! Disait Jojo, tout excité à l’idée de ne plus être seul. Le vieux cheval m’avait dit que nous n’étions que deux, ici, à posséder le don !

-Wouais ! A croire que ça l’arrangerait la vieille canaille ! Erreur ! Nous sommes trois…Comment t’appelles-tu petit ? Moi, c’est Rocco.

-Rocco ? Quel drôle de nom ! Moi c’est Jojo !

-Pas mal ! A croire que seuls les chevaux dont les noms finissent par « o » sont prédestinés.

-Comment s’appelle le vieux ?

-Franco.

-Effectivement ; c’est peut-être le hasard ?! Disait Jojo. En tout cas, je suis content de ne pas être seul avec le vieux à « donner de la voix », il est flippant avec toutes ses histoires à dormir debout.

Rocco tentait péniblement de se lever et il constatait avec effroi que le cheval n’avait plus que trois pattes. Devant sa tête d’ahuri, Rocco ricanait arrachant au passage une grosse touffe d’herbe pour la manger : « T’es pas au bout de tes peines petit ! Et, ce n’est que le début pour toi ! »

-Bah, mince ! Je n’avais jamais vu de cheval à trois pattes ! T’es né comme ça ? Demandait-il inquiet.

-Il aurait mieux valu…C’est une longue histoire, petit…Je ne suis pas sûr que ce soit le jour pour te la raconter ! Viens ! Faisons quelques pas ensemble…j’ai ma quatrième patte qui me lance.

Il regardait à la dérobée Rocco, pour voir si celui-ci plaisantait –mais, non. Le soleil était couchant mais il faisait encore chaud. Les juments étaient en train de s’abreuver avec leurs poulains. Les deux mâles longeaient la clôture, bordée d’arbres tout le long. Rocco s’arrêtait de temps à autre comme pour admirer le paysage mais Jojo n’était pas dupe, le cheval souffrait malgré l’absence de son membre.

-Tu peux t’appuyer contre-moi si tu veux ! Disait Jojo amicalement.

-Merci petit, ça va. Tu viens d’arriver au centre, je ne t’avais jamais vu ?

-Oui, disait Jojo. Je suis arrivée hier…terrible expérience ! C’est quoi cet endroit exactement ?

-Un centre équestre…on  apprend aux hommes à nous monter.

-Mais je n’ai jamais eu quelqu’un sur le dos ! Ça doit -être désagréable ?

-On s’habitue à tout, même au pire, petit ! Mais tu as de la chance, Elle est la meilleure dresseuse que je connaisse.

-Oui, Elle me plait …elle sent bon et sa voix est douce. Ils ne sont pas tous comme Elle ici ?

-Non. Mais tu comprendras vite à qui tu as à faire et à qui tu dois obéir au « sabot et à l’œil » ! On s’y fait vite et cet endroit n’est pas pire qu’un autre… et crois-moi, je sais de quoi je parle !

-Pourquoi tous ces mystères Rocco ? As-tu connu beaucoup d’autres endroits pires qu’ici ?

-Malheureusement oui ! Mais j’ai un tas d’autres choses bien plus intéressantes à te raconter. Viens ! Allons un peu plus loin nous reposer…

Les deux chevaux s’arrêtaient à l’orée d’un bois ; Rocco, bancal, s’allongeait péniblement sur l’herbe ; Jojo l’imitait.

-Lorsque Franco m’a initié, aux savoirs des différentes lignées qui ont peuplées les régions d’ici et d’ailleurs, je n’ai d’abord pas voulu y croire : je n’aurais jamais pu imaginer que notre race est survécue à tant de contraintes et aie eu la faculté de s’adapter à toutes ces situations ; mais cela m’a permis d’ouvrir les yeux sur beaucoup d’autres réalités moins joyeuses –je découvrais la vraie nature de l’homme et ce qu’il infligeait aux miens ! Ma vision du monde a changé et moi avec : je ne supportais plus aucun ordre et m’opposais continuellement à Eux…J’ai rapidement compris, à mes dépends,  que je perdrais à ce jeu et qu’ils seraient toujours les plus forts. J’aurai pu finir mal, comme tant d’autres, mais dans mon malheur, j’ai eu la chance d’atterrir ici et je perpétue maintenant, le rituel d’initiation… avec toi petit !

-Combien de temps cela prend-t-il pour tout apprendre ? Demandait Jojo, soucieux de l’ampleur de la tâche.

-Dans l’acte d’initiation, le temps importe peu petit ! Le don de « donner de la voix », c’est comme une formule magique qui t’ouvre la porte de la connaissance, du savoir absolu. Dès l’instant où tu as échangé avec le vieux, le processus s’est enclenché.

-Tu n’as pas eu peur ? Je veux dire : lorsque tu as compris toutes ces choses ? Tu n’as pas désiré faire un pas en arrière ?

-J’ai eu peur ; oh, oui ! Mais, avant mon « réveil », j’avais beaucoup de stress ; ma peur était viscérale. Après,  j’ai pu lui donner un nom; alors, elle m’est devenue familière et donc, gérable. Mais à aucun moment, je n’ai voulu redevenir l’ancien Rocco –le bel étalon dont on se sert pour tourner des films pornos.

-Qu’est-ce que c’est au juste des « films pornos »? Demandait Jojo, curieux.

- Des choses horribles que m’ont fait faire les hommes.  Cette histoire sordide ! Je me dois de l’oublier…

Jojo comprenait que le cheval ne lui en dirait pas plus ; il secouait la tête brièvement, pour chasser un taon qui venait lui piquer le blanc des yeux. Le soleil avait fini sa course diurne et disparaissait progressivement de l’autre côté de la forêt. Rocco se relevait tant bien que mal, en disant : « Elle ne va pas tarder à venir te chercher à la barrière. Nous aurons l’occasion de nous revoir petit. A très bientôt ! »

-Au revoir, Rocco ! Je suis heureux d’avoir fait ta connaissance.

Il se souvient qu’Elle était à la barrière et plus particulièrement de l’étrange sentiment qui l’avait alors envahit : un mélange d’amour et de haine…

Le camion s’arrête et la porte s’ouvre…

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