Hier (encore) je me rassemblerai
El. Imy
C'est sans doute parce que j'y avais pas foutu les pieds depuis des mois, j'ai trouvé comme si la ville était à genoux, avec plus personne dans le coin des rues, et même les clébards décatis avaient disparus.
C'est sans doute parce que je revenais après le deuil peut-être…j'en sais rien, mais c'était plus pareil, rien que de la poussière de neige salie sur le seuil, et même plus de vieille grand-mère au mauvais œil.
Ou alors c'était le froid, le vent, la tempête au loin qui venait à nous comme au secours, j'en sais rien mais…une ville à genoux, dans le fond de mon regard, les mains enfoncées dans les poches, le corps rouillé, le bilan d'une partie de ma vie en suspens, et l'envie oppressante de tout démolir. Voilà, où j'en étais.
Où vont nos pères ? Que valent tous nos détours ?
Vous pouvez arrêter de lire maintenant si vous voulez un truc structuré. Je ne vais pas faire ça, je suis pris dans la brume et le froid. Les éléments nous en veulent, le ciel nous menace, on a ri de la planète, on a menti sur nos vies, alors…vous pouvez arrêter de lire ouais…pas de structure, pas d'histoire. Chaos dans les mots.
Je m'appelle Yvan, j'ai quarante-six ans, je me suis fait avaler par son dragon à lui, Peter trente-deux ans et alors, j'ai quitté ma femme.
Mes gosses s'en foutaient eux (je crois) ils me voulaient heureux, avec ou sans leur mère, mais heureux. Les mômes aujourd'hui comprennent bien plus vite que leurs vieux, ils acceptent jusqu'à l'absurde pour que leurs parents accèdent au vivant de leur cœur. C'est pour ça, j'ai pas oublié de les voir grandir, jamais, ça m'a donné la force, chaque fois. Et aujourd'hui encore.
Où vont nos gamins ? Qui protègent qui au grand jeu aléatoire de l'espoir ?
Donc j'en suis que je reviens dans cette ville à genoux, où je suis mort et vivant à la fois, après avoir découvert de me faire sucer et enculer par ce mec et son dragon et où j'ai compris que si tu laisses le temps filer, tu peux crever plus vite encore.
P.E.T.E.R
Déjà son prénom, ça ouvre le monde à tes pieds. Le premier qui se marre, qui prétend qu'à mon âge c'est ridicule, le premier qui …
De quelle violence on parle-là ? Je suis qui moi déjà pour menacer comme ça ?
Alors, Peter porte sa parka à capuche avec fourrure fausse (genre Eskimo) et son bonnet lui bouffe la moitié du visage. Le dragon chinois est planqué sous ses deux pulls, et ses yeux gris sont secs mais plein. J'ai envie de lui. Il a envie d'être libre. On avance dans les rues, là où le vent s'engouffre comme un voleur, et moi du bout des doigts j'en crève de toucher son épiderme, refaire le contour de son tatouage géant avec ma langue, plonger dans son univers sans rien calculer et…
-C'est mort ici Yvan, les gens sont partis.
-Il y a nous pourtant…
-T'es mal parce que t'as plaqué ta famille pour moi alors que j'ai rien à donner en échange.
Silence.
-Je n'ai plaqué personne, c'est toi qui a peur.
Sourire.
J'ai envie de griffer de mes ongles la carrosserie de la BM garée impunément sur le trottoir et d'y graver PETER. J'ai tellement contenu et calibré durant des années le connard que j'étais à essayer d'en faire un type bien sous tous rapports, que là, le premier truc sensé qui me vient, c'est de cracher à la face glaciale du vent de l'hiver à quel point ce dont j'ai besoin c'est d'me faire avaler entièrement par ce type à l'épiderme couvert d'encre et déguisé en Eskimo. PETER.
Arrêtez de lire parce que…regardez-moi et vous ne verrez personne, arrêtez de lire si vous le voulez parce que j'vais prendre des détours, et pas les bons, parce que même si j'ai vécu, j'sais rien, parce que cette histoire elle ne commence ni par un début, ni…
-Revenir sur la tombe de ton vieux avec moi, c'est une connerie.
-Essaie-même pas Peter…
-Essayer quoi putain Yvan ?
-De me faire croire que je pourrais faire autrement.
-Putain… j'comprends rien quand tu délires comme ça.
-Comme quoi ?
-Comme un putain d'écrivain dépressif…
-Alors ne m'écoute pas et continue de dire « putain » dans chacune de tes phrases j'adore ça…
-T'es con putain.
Peter peut vous sourire et bouder en même temps. Comme vous dites toujours « ça va bien bonjour », lui nan, lui c'est « putain, on s'connait ? », avec sa tronche qui tire la gueule en s'illuminant.
Vous pouvez arrêter de lire si vous êtes paumés, c'est plus la brume là, on est blizzard et j'me sens à l'étroit dans mon froc, pourtant mon cul est gelé. Vous commencez, ou vous arrêtez la lecture c'est comme vous le sentez, endroit et envers, y a aucun repère. Tu passes ta vie à écrire pour les autres et un jour tu captes ta propre vérité la garce, t'as jamais su écrire que pour toi, toujours tu l'as fait dans l'attente de l'approbation des lecteurs, parce que t'en crevais de vouloir la reconnaissance et au final t'as eu quoi ? Alors j'm'en fous si la lecture s'arrête-là maintenant. Pas de celui qui lit, mais de moi si…ça décalque un peu moins.
Peter se dandine d'un pied sur l'autre en observant au bout de la rue un réverbère rendre l'âme. Les nuages sombres et chargés de glace s'abattent sur les toits gelés.
-Il neige de plus en plus, on va être emmerdé.
-Un gars costaud comme toi…
-Y a une église là plus haut, regarde.
-C'est là qu'on a fait la messe…pour mon père…
-Toi t'es vivant alors arrête de penser à celui qui est mort.
Peter quand il décide, t'as beau essayer d'inverser, nan il a décidé.
Il s'éloigne d'un pas de géant, je le suis. On se glisse frigorifié sous le porche, je suis hésitant, lui non. Il me défie du regard d'un air de balancer « C'est toi qui voulait revenir ici non ? » et il pousse la lourde porte en bois qui se referme derrière nous dans un couinement triste et mélancolique. Comme deux cons, on tombe dans la nef et c'est là que je les entends les fantômes, ils nous enveloppent, ils disent Entrez ! Sortez bande d'imprudents ! Entrez ! Non, sortez !
Peter se laisse prendre au piège et il est émerveillé. Sa main caresse le bois des bancs de prières usés, ses tympans saisissent l'écho des voix de la tempête glacée qui hurle au dehors, son épiderme frissonne au contact des moulures dorées et je devine derrière ses tempes de vieux souvenirs d'enfants de chœur inventés.
Les fantômes et les sorciers encore se fondent dans une ronde macabre et nous insultent, surtout moi le vieux con qui a tout rêvé mais rien tenté.
Il fait de plus en plus sombre et Peter allume un cierge, puis un autre, puis un autre encore comme ça au milieu du presque silence dingue qui ne va rien y comprendre, et rien empêcher. Il y a toutes ces petites lueurs qui vacillent pour réchauffer les âmes. Et si pour vous rien n'a de sens, tout est pourtant parfaitement dans l'ordre. Parce que ça fait taire les idées folles et en errance, ça pose un décor, ça donne…
Il se tourne vers moi. Son visage n'est que lumières de Noël. Et vous pouvez bien rire de moi, je sais exactement ce qu'il se passe dans cet instant pour lui, et dans nos têtes. On est sans défense. Sans arme.
-C'est comme un royaume t'as vu ça?
Ça aussi c'est Peter, il ne m'avale pas qu'avec sa bouche. Il peut aussi le faire d'une simple phrase, un regard, un geste…et sans jamais rien calculer. Un royaume, oui. C'est parfait pour moi.
Parfait pour moi.
Je m'appelle Yvan quarante-six ans. Juste ce qu'il faut de vivant. Et…
….ça…
…me coupe le souffle….comme on se frôle. Comme son odeur me rend dingue. A quelle vitesse il déboutonne mon froc, alors que je vire sa parka et ses quinzaine d'épaisseur de tissus afin de voir jaillir le dragon d'encre. Nos peaux en sueur glacée, la fureur dans son regard et l'urgence avec laquelle il me plaque contre la pierre froide, derrière la colonne à l'abri du regard des fantômes et des sorciers. Sa peau qui colle à ma peau, son corps contre mon corps. Nos palpitants qui se brisent alors que c'est noir et tempête dehors. Mon père est mort. Sachez tous les regrets. Et combien ça fait mal aussi de se faire du bien. Sa langue à lui qu'il fourre jusqu'à mes amygdales et à quel point de toutes celles que j'ai gouté celle-ci me fout en vrac jusqu'à la transe. Et quand il me chuchote « ne t'en fais pas, rien ne se perd tout est gravé »…
Je veux hurler que je le sais bien que tôt ou tard un autre prendra ma place auprès de lui et je ne veux pas parce que lui Peter, il ne fait pas que semblant, il ne dit pas que mensonge, il ne regarde pas qu'à l'imparfait et…
-Yvan putain on est dans une église… il souffle à mon oreille.
Ça c'est aussi Peter, il te sort le truc uniquement pour la morale de l'histoire, mais ses yeux te disent l'inverse et me supplient en silence « continue encore plus fort, matte comme on est là, on s'en fout si on en crève, on le vit nous au moins… »
Je continue.
Encore plus fort.
Vous pouvez arrêter de lire parce que la neige a tout recouvert les toits des maisons, et aussi les caniveaux, les bagnoles, ont disparu. Les branches cassent sous le poids de la glace et le vent n'en finit plus de vous vriller le crâne de ses hurlements. Vous pouvez arrêter de lire parce que…
-T'entends ?? Y a quelqu'un putain !
Et c'est là qu'ils sont entrés, ils sont arrivés vraiment de nulle part, et je crois qu'avec Peter on avait presque oublié le jour et l'endroit qui se déroulait là tellement on avait soif de nos corps encastrés mais…ils sont entrés, ça ressemblait à une meute…mais une meute d'anges. En petits rangs d'oignons, vêtus de blancs, avec des boucles blondes. J'ai pensé qu'on était mort avec Peter, qu'on était au ciel, et égoïstement j'ai jugé que c'était bien que l'on y soit tous les deux. La justice des cieux. Je deviens con parfois, la faute aux regrets, la faute à moi.
Ils étaient flanqués de grandes ailes soyeuses dans leur dos, et leurs yeux tellement ils étaient bleus, on avait envie de les boire. Ils ont commencé à sortir des sons de leur boite vocale, et ça s'enlaçait en volutes sonores dans les hauteurs glacées et célestes. Je dirai qu'ils chantaient mais ce mot n'est pas assez fort en comparaison du mélange en fusion qui coulait dans mes veines à cet instant.
Peter a pris ma main, j'ai serré la sienne fort.
On s'est senti happé je crois. On s'est montré à découvert, mais on était transparent. A moitié cul nu et gelé. On s'est assis sur un banc, on a senti le froid et la neige envahir l'église mais ça ne faisait pas comme la mort, ça faisait comme nulle part ailleurs. C'était le royaume encore. Personne ne riait de nous, il y avait comme un tout. J'ai senti des flocons sur mon visage et impossible de trouver ça étrange. Les cierges brûlaient encore, et les flammes vacillaient courageuses. Les voix de la meute se mêlaient aux bourrasques et aux regrets sans en faire un drame pour autant. Y avait comme une neutralité, comme une paix infinie qui se déposait sur mon âme en furie. Un à un les vitraux ont explosé sous la pression du vent fou mais la main de Peter dans la mienne était brûlante. Il souriait sous sa capuche Eskimo, on avait nos fringues à nouveau, et l'envie de tout griffer au passage, mais on restait statue, le froid nous avait peut-être figé. Autour de nous la fin du monde se faisait dans un ralenti de film à gros budget. Dans nos yeux dansait le reflet de la meute et des flammes dorées. Nos corps étaient vissés sur le bois alors que les murs de pierres et la charpente tremblaient de terreurs sous l'effet d'apocalypse de la toute puissance céleste.
J'ai entendu les cœurs exploser dans la cage thoracique. J'ai senti la langue de Peter s'enfoncer jusqu'à mes amygdales et j'ai perdu pied. Et puis il s'est mis à gueuler en me tirant par le bras « Viens c'est assez maintenant !! Viens Yvan tout s'effondre putain !! Viens !!!».
C'était le fracas assourdissant des murs de pierres qui s'effondre, c'était toutes ces années d'errance entre fantasme et réalité, c'était la fureur de vivre dans les yeux de Peter, et la virtuosité vocale de la meute qui tenait le cap au-delà du chaos, c'était tous mes regrets, et le gout âpre de la perte, ce tapis rouge là devant moi et sauver ma peau ou bien…
D'accord. Vous pouvez arrêter de lire maintenant. Je pose le point. Le dernier. Le final.
J'aime BEAUCOUP le mood de l'écriture. Ça m'évoque mon ressenti de mes premières lectures de Djian (bien avant la soupe qu'il propose désormais :-).
· Il y a presque 9 ans ·Merci pour cette lecture déstabilisante.
wic
Et bien, j'ai bien aimé ce texte structuré déstructuré!
· Il y a environ 10 ans ·dreamcatcher
J'ai adoré ! Merveilleusement écrit et très fort. Mais, l'arrivée des anges vengeurs, bof. Je trouve que l'inédit du texte est rattrapé, gâché, happé par cette fin.
· Il y a environ 10 ans ·Mais, c'est juste mon ressenti.
Je le répète, j'ai adoré tout le reste
veroniquethery
tous les ressentis sont libres louve et c tjs bien de les partager :) alors merci beaucoup à toi pour la lecture et les impressions :))
· Il y a environ 10 ans ·pourquoi tu les trouves vengeurs les anges ?
El. Imy
Le chaos ! Ils détruisent tout, non ?
· Il y a environ 10 ans ·veroniquethery
nan c'est la tempête qui détruit, c le ciel qu'est furax, les anges eux ils tiennent le cap au delà du chaos, en fait ils sont un peu j'sais pas...l'espoir, enfin un trucz dans l'genre...mais j'ai p't'être pas bien su l'écrire comme j'voulais qu'ça fasse en fait...
· Il y a environ 10 ans ·El. Imy
Peu importe ! C'est sans doute moi qui n'ai pas compris. De toute façon, c'est très bien l’ambiguïté dans un texte. Ça laisse le lecteur faire son choix.
· Il y a environ 10 ans ·veroniquethery
vi exactement :) merci de tous tes messages, ça me touche, merci beaucoup soit la bienvenue dans mon bordel de mots! :)))
· Il y a environ 10 ans ·El. Imy
Un sacré beau bordel !
· Il y a environ 10 ans ·veroniquethery
si t'm le bordel, tu peux v'nir nous rejoindre là si t'as envie, méga bordel assuré avec que des zouaves sympa en plus ;)
· Il y a environ 10 ans ·http://aubordeldesrev.eklablog.com/pour-comprendre-notre-bordel-c-ici-c25624758
El. Imy
C'est vraiment très beau. Ca m'a mise à l'envers ... :)
· Il y a environ 10 ans ·briseis
merci beaucoup (c bien à l'envers j'm bien l'idée quoi :))
· Il y a environ 10 ans ·El. Imy