Hier m'a tuée.
another-day
Hier l'a tuée.
Hier et les jours d'autrefois, sur lesquels s'était levé un soleil gris, criblé de larmes. Un soleil froid, presque mort, dont elle cueillait les cendres dans les flaques moirées. Flaques où elle voyait son visage se refléter. Reflet flou, identité floue, passé floué.
On lui avait volé ce passé, qui s'étalait en fragments brisés sur son chemin. Çà et là, elle ramassait ses propres morceaux : premier baiser, disputes, éclats de voix par milliers.
Elle avançait, hagarde, sur cette route aux balises égarées, dans cette absence de repères terrifiante.
Et signifiante.
Présage de mauvais augure.
Les corbeaux s'amoncelaient, présentement, sur le rebord de sa fenêtre. Ils l'observaient, de leur unique œil fauve plaqué contre la vitre, tandis qu'elle reconstituait dans un tiroir un puzzle de clichés d'enfance. Une même silhouette, floue, s'y reconnaissait : point de dent devant, des cheveux attrapant la lumière du velux, des yeux parsemés de paillettes dorées.
Elle sourit en enfouissant les photographies sous un carnet. Les corbeaux agitaient maintenant leurs longues ailes maigres et noires, brassant du vent. La pluie s'entrechoquait contre le verre sale de la fenêtre.
Les corbeaux la miraient toujours, appuyant leur bec de toutes leurs forces contre la vitre, dans l'espoir de pénétrer son intimité.
Prise d'un élan de pitié, elle consentit à ouvrir la fenêtre.
Incontinent, la pluie cessa.
Cependant, les corbeaux demeuraient de l'autre côté, dans le froid humide du soleil d'hiver.
Elle tendit la main vers l'un d'eux : le plus grand, le plus beau, le plus noir et déposa sa paume bleue sur l'os de son dos. Le corbeau la regardait sans jamais se mouvoir, absorbé tel qu'il l'était dans la contemplation de ce corps humain, fait de chair pâle et tendre, tissé dans une soie invisible qui exposait la nudité nubile à l'œil avide de l'oiseau noir.
Il prit la caresse pour une invitation. Il s'immisça alors à l'intérieur et elle ferma la fenêtre derrière lui. Le corbeau s'installa sur le lit ; ses petites pattes marquèrent à jamais le drap ivoirin d'une humidité grise. Il y avait comme de la cendre, de la poussière entre eux.
Et elle s'endormit, dans l'espoir secret de ne plus s'éveiller.
Poignant. Un beau texte accompagné d'une noirceur délicate et incisive. Tu m'as cueillie dès les premiers mots, et maintenant j'ai les larmes aux yeux.
· Il y a presque 10 ans ·Merci pour ces quelques lignes.
ella
Merci à toi Ella de tes commentaires toujours aussi poignants et précieux.
· Il y a presque 10 ans ·another-day