Histoire de l'Okapi - Concours

juliette-cortese

Synopsis : Un trentenaire parisien se réveille un beau matin avec une drôle de bête dans son lit... D'où vient cette bestiole ? Le narrateur a une réponse qui, si elle lui semble évidente, n'en est pas moins curieuse...

Début de l'histoire :

Je m'éveillai en sueur.

Chiara n'était pas là. A sa place, un okapi occupait la plus grande partie du lit.

Sa présence sous la couette expliquait cette chaleur. Alors que je me resserrais d'un côté du lit pour m'éloigner de l'animal, le réveil se mit à tintinnabuler (encore une des lubies de Chiara pour tenter de rendre nos réveils moins atroces ; on buvait beaucoup ces derniers temps) et je sursautai, alors que je n'avais pas encore pris conscience de la tension qui m'habitait depuis que je m'étais réveillé avec cette bête à côté de moi. Le réveil sonnait, donc. Réveillant l'animal.

Il commença par s'ébrouer délicatement, les muscles cachés sous la peau de son ventre tressautant discrètement, secouant toute sa panse, comme chez un cheval nerveux. La mélodie matinale ne devait pas lui plaire. Alors que j'esquissai un mouvement vers le tintinnabulateur fou pour l'éteindre et éviter qu'il ne dérange mon nouveau voisin de lit, celui-ci s'agita soudain plus furieusement, soufflant des deux naseaux jusqu'à se retrouver à quatre pattes, hors du lit.

Je restais immobile, sur mon lit, sans savoir quoi faire, respirant le plus doucement possible comme si j'avais peur de déranger, et toisant la bestiole de haut en bas.

C'est alors que l'okapi posa sur moi son doux regard.

Immédiatement, l'image fugace du visage de Chiara me traversa. Ses grands yeux aux courbes pleines, ses longs cils qui lui donnaient un charme bovin indéniable et tellement sensuel. Je compris.

A force d'abuser de mélanges fallacieux, ma compagne avait fini par se transformer en okapi.

On pourrait croire, et je l'ai cru, que je raconte là le énième cauchemar d'un énergumène mal embouché, ou plutôt mal débouché, qui a de la peine à s'extirper d'un univers intérieur pourtant pas très reluisant. Mais non !

Ainsi, quand j'eus réussi à quitter mon lit sans troubler outre mesure l'animal, je fis une série d'exercices visant à me prouver que j'étais bien dans l'onirique, et pas dans le réel : me regardai dans le miroir, me frottai des yeux, m'étirai, etc, etc.

Mais rien n'allait aussi vite que dans un rêve. Tout s'enchaînait à un rythme qui me faisait cruellement penser à celui de la vraie vie. Quand l'okapi vint frotter son museau contre l'arrière de ma cuisse, je compris qu'il était temps de renoncer à fuir, et de ne plus chercher à replonger dans la reposante vérité du sommeil.

Mais comment diable était-ce possible ? (diable ne fait pas partie de mon vocabulaire habituel, mais dans pareil cas, ça me semble tout à fait justifié de l'employer) qu'une compagne aussi charmante et agréable que Chiara se métamorphose en okapi au petit matin ! Qu'une jolie fille m'apparaisse désormais sous la forme d'un animal aussi étrange que rare. Il allait quand même falloir faire quelques vérifications -d'usage dans ces cas là- concernant le contenu de la réalité extérieure. Peut-être une bonne moitié de la population mondiale s'était-elle transformée pendant la nuit en bête sauvage ? La rue devait être pleine de félins, rhinocéros et autres dragons de Komodo.

D'un regard par la fenêtre, je compris qu'il ne fallait pas espérer ouvrir un forum « mon conjoint ou ma conjointe s'est métamorphosé en animal, comment continuer à vivre heureux ? ». Enfin, je pouvais toujours l'ouvrir pour le fun ou pour me faire de nouveaux copains, mais je ne devais pas chercher de solidarité chez mes voisins de pallier.

Tiré de me rêveries par un bruit de gouttière annonçant un sérieux dégât des eaux, je courus chercher quelques serpillères pour absorber l'urine de mon hôte.

L'animal était calme, si bien que j'osai m'approcher, d'abord pour essuyer entre ses jambes -sacrés sabots ! notai-je au passage- puis pour le regarder de près. Belle bête, l'okapi. Aucun zoo ne m'avais jamais permis d'en voir de si près.

Wikipédia m'apprit un peu plus tard que l’okapi se nourrit de feuilles, de divers végétaux (dont certains toxiques pour l’homme), de bourgeons, de fruits, de champignons et de fougères. Il a une langue et des lèvres préhensiles. C'est un animal solitaire et discret qui ne fréquente ses pairs qu’au moment de la reproduction. Sédentaire, il marque son  territoire par des dépôts d’urine et des sécrétions issues de glandes situées entre ses doigts. Son principal prédateur est le léopard.

Enfin, ce n'était pas exactement le moment de se passionner pour la zoologie. Il fallait que j'aille bosser, moi. Vu l'heure, je n'avais plus tellement d'autre choix que d'enfiler un jean, et de courir à la librairie, où j'arriverais avec un peu de chance en même temps que les premiers clients.

Je partis donc en claquant la porte, non sans avoir salué la bête, et en espérant au fond de moi qu'une journée loin de cet endroit où la vie prenait une drôle de tournure pousserait les choses à rentrer dans leur ordre.

Dans le métro, je ne pus me rendormir comme d'habitude. A la station Danube, je me demandai soudain comment finissait La Métamorphose, de Kafka. J'avais lu ce bouquin, il devait être quelque part chez moi dans mes empilades de poches. Mais impossible de me souvenir comment le pauvre héros s'en tirait en fin de compte.

J'étais extrêmement nerveux en arrivant au travail.

Heureusement, c'était un jeudi calme, qui se déroula sans heurt ni tourmente. Ma nouvelle collègue était sympa : blonde avec de gros seins, un peu collante, elle était plus gaie qu'un pinson euphorique et parlait sans cesse, ce qui fait que j'avais du mal à me concentrer, et sur le taf, et sur mes nouveaux « petits soucis personnels » selon l'expression dont j'avais fait usage pour la première fois de ma vie quand le patron m'avait demandé une explication sur mon air renfrogné et mon presque retard. Bref, une grande première, ce jeudi.

Après cette journée maussade, je rentrais donc à la maison. Personne ne m'avait demandé de nouvelles de Chiara, sa mère n'avait même pas appelé pour savoir si le portable de sa fille était toujours déchargé ou perdu. Coup de bol, car entre ses sœurs et sa mère, il s'en trouvait habituellement toujours une pour en avoir perdu une autre. A propos de portable, j'imaginais durant le trajet retour ce que j'aurais pu raconter sur l'annonce d'accueil de ma « copine » (ces derniers mois, elle commençait à détester que je la nomme comme ça) : « bonjour, (voix suave) vous êtes bien sur le portable de Chiara, mais je ne peux pas vous répondre, je suis transformée en okapi pour le moment. Laissez moi un message, et je vous rappellerai dès que possible... ». A force de rêvasser, j'arrivai un peu détendu à la maison, croyant retrouver ma chère et tendre qui se serait mise sur son trente et un pour me faire une surprise « puisque je ne lui en fais jamais »...

Mais l'animal était toujours là. D'abord, l'odeur me prit à la gorge pendant que la clé tournait dans la serrure, et j'eus furieusement envie de me cacher sous le paillasson tant c'était ignoble. Les voisins allaient penser qu'on élevait des rats musqués pour le CNRS.

En entrant, je tombais nez à nez avec la bête, qui me fixait de ses grands yeux immuables en mâchouillant un panier en paille, labellisé « commerce équitable », appartenant à Chiara. En fait, la réincarnation ne laissait pas de beaux restes, si, à peine okapisée elle mangeait déjà son sac à main préféré...

Puis, de découvertes en découvertes, retirant progressivement, au fur et à mesure que je m'habituais à l'odeur, le torchon que je m'étais collé sous le nez en entrant,  je fis le tour de l'appartement. Le ficus -feu le ficus- lui avait bien plu, et le sol était presque entièrement recouvert de crottin et d'urine. J'imaginais la gueule du proprio le jour de l'état des lieux.

Après quelques heures de ménage, qui me permirent en outre de découvrir des coins et recoins dont j'avais oublié l'existence et n'avais jamais imaginé la crasse, je laissai la bestiole pour aller chercher des salades à Franprix. Sous le regard étonné de la caissière, je déposai 8 belles salades vertes sur le tapis roulant. Je passai aussi chez Truffaut, où j'achetai pour une petite fortune diverses fougères exotiques et autres plantes okapiesques.

De retour à la maison, nouveaux haut-le-cœur, nouveaux regards langoureux... Elle devait en avoir marre de se tenir là, la tête quasi au plafond, et de piétiner la moquette merdeuse de mon 35m2.

- En même temps, je me vois mal t'emmener boire un verre, tu comprends ?

Si la situation perdurait, il me faudrait trouver une solution pour les crottes. Une litière pour Okapi ? J'aurais l'air malin dans une animalerie.

- Bon, trêve de rigolade : à table, ma toute belle !

Alors que je sortais les salades sur l'évier pour les rincer, ma compagne s'approcha prestement, et, sortant une très longue langue noire (elle devait bien mesurer 40cm de long !), m'arracha les premières feuilles de salade déballées. J'ouvris les sachets un à un et la laissai s'affairer sur le plan de travail -tant pis pour les pesticides ! Quelques minutes plus tard, mes réserves de feuilles étaient épuisées.

- Bon, OK, si ça te va comme ça, je te cuisine le même dîner demain soir.

Regard reconnaissant.

- Booon, très bien. Qu'est ce qu'on fait maintenant ? Tu veux mater un film ?

L'okapi resta debout à côté du canapé jusqu'à la fin de Kill Bill, grignotant sans conviction quelques fougères pendant que je m'envoyais une calzone avec une bière.

Lorsque j'allai me coucher, je tentais de lui faire comprendre que mon lit était de taille normale, et pas vraiment une paillasse pour grand mammifère. Mais ses œillades contrites et mélancoliques me firent craquer. Et nous dormîmes ensemble. Enfin, non. Une fois la bête endormie, je finis par me coucher sur le canapé, et fit un rêve curieux, au cours duquel je chevauchais un okapi dans la steppe.

Le lendemain s'écoula sans nouveauté, si ce n'est que l'état de l'appart prenait un tour vraiment inquiétant. Cette fois, je passai à l'épicerie avant de rentrer, histoire de remplir le frigo de salades et de bières fraîches. Une fois de plus, je n'eus pas le temps de mettre toutes les salades au frigo. Je constatai également que les fougères accéléraient considérablement le transit de ma compagne. Bon, quelque soit le temps passé à ses côtés, il y avait toujours des surprises.

C'est ce soir-là que Julos passa à l'improviste. En entendant la sonnette, Chiara-l'okapi et moi tressaillîmes de concert. Constatant la présence de mon plus vieux pote sur le pallier, j'eus une seconde d'hésitation, puis j'ouvris en me disant que si je ne partageais pas ça, il ne fallait pas parler d'amitié.

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