Dernière tournée [Concours One Shot]
olivier-f-thomas
Dernière tournée
Synopsis
Bukowski l'a démontré en son temps : pas facile tous les jours, le boulot de postier. La pluie, le vent, les colis des 3 Suisses, les mandats des vieux, les cartes de Noël... Et maintenant ça : des trous dans la carrosserie...
Fuck.
Comme le Buk', Thomas fait ce boulot parce qu'il ne sait pas trop quoi faire d'autre. Chaque jour, il sillonne les Zones d'Aménagement Concerté dans sa camionnette jaune pisse avec une rigueur qui n'a d'égale que son profond désenchantement.
Et ce jour-là ?
Ben... Ce jour-là était le même que n'importe quel autre, vraiment, même si on aurait pu penser que le dépôt d'une lettre recommandée au milieu d'un tournage de film porno serait plutôt une récréation sympa.
Sympa… Ouais, vachement. (Vous sentez l'ironie, j'espère ?)
Car lorsque trois grands gaillards déboulent sur le plateau et font le ménage au fusil à pompe, on se dit qu'il vaut mieux arrêter le show et bouger (vite !) avec la Poste. Embarquant sous le bras Clémentine, jeune actrice seule survivante du carnage, le facteur réalise vite que les nettoyeurs n'ont pas envie de laisser de témoins. Pas facile de semer des bad guys avec une camionnette flashy, et encore moins évident de survivre à des gunfights quand les seules expériences que l'on a en la matière se réduisent à des heures de jeu sur Grand Theft Auto.
Alors ?
Alors, dans un jeu de cache-cache sanglant et ultra speedé, les questions surgissent : pourquoi démembrer un staff de tournage bien membré, pourquoi poursuivre une camionnette branlante, pourquoi ne pas avoir déclaré le destinataire « absent » comme n’importe quel autre facteur l’aurait fait ?
Run baby run : entre interrogations et réflexes de survie, le postier et la hardeuse tentent de dénouer les fils et surtout, surtout, de sauver leur peau.
-1-
Elle va s’étouffer dessus, je vois pas comment c’est possible autrement. Elle s’acharne, hoquète, ferme les yeux, attend qu’on l’arrête. Une main se pose derrière sa tête, appuie bien. Je détourne le regard, j'essaie en tout cas. Non loin de moi, à l’écart du plateau, une fille en peignoir roupille sur un vieux canapé au milieu des câbles et des enrouleurs. Devant elle, une télé grésille sur un Singstar mis en pause. Je cherche à m'occuper, je me concentre sur ce putain de bordereau : Videodreamz Interactive, Sergio d'Aquino, lettre recommandée, accusé de réception. « C'est le réa, il finit sa scène », qu’ils ont dit. C'est vrai que ça semble fini : maquillage coulé, lumière froide, la fille tente de reprendre son souffle pendant que l'équipe jette un oeil distrait sur les rushes. Allez, je m’avance d’un pas. Elle regarde l’une des ombres, supplie du regard. Je vise le réalisateur, je sors mon stylo. Une seconde d’hésitation collective sur les écrans de contrôle, qui plane entre les faux cils et les pantalons baissés. J’avance un peu plus franchement. « T’as toussé, faut la refaire ». La queue surdimensionnée s’enfourne direct dans la bouche.
Et merde.
J’hésite. Me casser, attendre. « Elle en a pour cinq minutes », m’a dit le gros quand je suis venu faire signer mon papelard. Cinq minutes, mon cul, ça fait déjà un quart d’heure que je la vois à genoux, chialer en apnée.
Tournant le dos au set, je m’adosse à la cloison. Je lève les yeux, je m’acharne à fixer le plafond, les rivets, la peinture un peu écaillée. Surtout, je m’éloigne de ce gargouillis sorti de la gorge d’une pauvre fille qui ne va pas tarder à gerber en Full HD.
- T’as du feu ?
Enchainement de gestes : tourner la tête, sourire machinalement, au cas où. La fille en peignoir est debout, elle dépiaute un paquet de Camel. Je ne suis même pas sûr qu’elle se soit adressée à moi, mais vu que les autres sont occupés sous les feux de la rampe, ça limite les possibilités.
- Ouais. Quequ’ part.
Je cherche dans les poches de ma veste réglementaire. Bic electronic du bout des doigts, tendu, pas très assuré. La miss a fini son dépeçage, elle sort une tige du paquet, la plante entre ses lèvres. C’est le genre de femme qui a quelque chose, vraiment excitante, même sans réelle beauté. Je réalise alors que son peignoir est ouvert sur des bas noirs un peu filés. Elle gère sans honte ni provocation : uniforme de travail, comme moi.
- Un colis ?, demande-t-elle.
- Ouais. Genre. Une lettre.
- Sergio a pas signé ?
- Non. On m’a dit d’attendre. Et de sortir du champ.
- Putain.
Elle a lâché ces derniers mots sans intensité particulière, à mi-chemin entre constatation froide et solidarité syndicale. Elle baisse les yeux pour allumer la clope et j’en profite pour l’isoler du décor. Elle a quoi, une vingtaine d’années ? Regard noir, cheveux en vrac, mèches bleues. Pas très grande, mais elle impose sa présence sans que je ne comprenne pourquoi. Alors je reviens sur le visage pour ne pas être tenté de viser dans l’ouverture du peignoir : des cernes sous les yeux, un peu de sperme séché sur la joue. Maquillage naturel, je suppose. Elle me rend le briquet d’un geste flou :
- Sale boulot, hein ?
Je ne réponds pas : je ne sais pas si elle parle du sien ou du mien. Je devrais déjà avoir fini ma tournée, je devrais être loin d’ici, chez moi, me servir une bière en faisant réchauffer ma boîte de cassoulet Auchan. La vie, la vraie. Je tourne la tête une fois de plus pour tenter d’évaluer dans combien de temps je pourrai me barrer. Ma voisine suit mon regard.
- Ouais, ça craint… Le pire c’est que ça fait super mal. Pas sur l’instant. Mais après, putain.
Je me tourne vers elle, amusé :
- Jamais essayé, j’avoue.
- Ça rend bien à l’image, hein. Mais c’est super désagréable, dit-elle d’un ton expert. Elle tire sur sa clope, me la tend.
- Une latte ?
- Ouais, merci.
- Moi c’est Clémentine. Alias Sidney Drunx.
- Moi, Thomas, alias le facteur. Sympa le nom…
- Ouais, hein ? Mais c’est fini, c’est mon dernier tournage, j’arrête là.
Elle penche la tête sur le côté, mord dans sa clope, évacue par le nez. Elle chasse la fumée d’une main, plonge le noir de ses yeux sur la scène, au milieu des corps en mouvement.
- Tu fais ça depuis longtemps ?
Elle ne réagit pas tout de suite, elle ouvre la bouche, la referme, presque en rythme avec ce qu’elle a sous les yeux. Puis, comme si elle se réveillait, elle se tourne bien face à moi.
- Ouais, quelques années. Ca vaut le coup pour le fric. Mais ça fait grave mal au cul.
- Et toi ?
- Pareil. Mais sans le salaire.
Clémentine sourit et son peignoir s’ouvre un peu plus et je ne regarde pas, je ne regarde surtout pas, je me laisse partir dans ses yeux qui sourient et je réalise que le plus important est sans doute là, dans une fragile seconde où les essentiels se disent. Histoire de ne pas relancer la conversation, je vise un peu au dessus de son épaule, là où elle perd tout danger.
- Tiens, c’est un gang-bang, la scène suivante ?
Clémentine se retourne, regarde à son tour. Trois types viennent d’entrer dans le hangar, genre losers affirmés : un peu comme moi, mais sans le prestige de l’uniforme. Le premier tient fermement un truc entre les mains, mais je suis trop loin pour voir et trop con pour comprendre. Les deux autres ont les mains dans les poches, genre zen, genre gentille visite au voisin qui fait trop de bruit. Et tout va bien, je crois, tout va bien je me persuade, même si les attitudes sont bizarres, même si Sergio-le-réa fait un geste en direction des types, aussitôt suivi de l’éclair et du fracas. Le premier des trois comiques recharge déjà son fusil à pompe que Sergio n’a pas encore complètement fini de tomber. Les acteurs s’arrêtent, tournent la tête, révulsent et convulsent. La blonde à genoux n’a pas le temps de réagir que sa mâchoire part sur le côté, pulvérisée par la seconde salve, arrachant dans la foulée la bite qu’elle serrait entre les dents. Son ex-propriétaire se met alors à hurler, hurler dans un cri désarticulé et le gars se met alors à foncer, couvert de sang, en direction des guignols. Tous les autres restent là, interdits, un peu cons, sauf le second caméraman qui se jette au sol au ralenti. Un éclair lourd résonne encore, suivi de l’aboiement presque timide des pistolets automatiques qui sont apparus dans les mains des deux autres guignols.
Et moi je suis là, à quelques mètres du grand carnage, en pleine zone de guerre. J’ai l’impression que c’est ailleurs, loin, que ça fait partie du tournage. Devant moi, sur scène, les corps volent, s’effondrent, rougissent, mais je n’y vois que des personnages qui dansent dans le vide et le carmin, une mise en scène à la John Woo, super bien foutue. Et je me sens bien au milieu du bordel en slow motion, vraiment bien. Je voudrais regarder le film, mais miss peignoir me tire soudain violemment par la manche, me tire à elle sans me demander mon avis, me sort méchamment de la séance. Elle m’entraine à sa suite de l’autre côté de la scène, par une porte rouillée qui calmement, sobrement, annonce la couleur : EXIT.
Dans notre dos, des éclats de voix recouvrent les détonations. Des trucs du genre « là-bas », du genre « ils se tirent ! », et je réalise, je réalise.
Qu’ils parlent de nous.
-2-
Première minute. Course folle dans les couloirs : béton, faux plafond, froid. Clémentine a lâché mon bras, mais je rushe à sa suite, sans me poser de question. Détonations en arrière-plan, derrière-nous, comme un rappel à l’ordre qui vaccine, dose massive d’immédiat dans cette fuite en avant. Ampoules au plafond qui défilent, canalisations et nos respirations lourdes qui se confondent. Croisement, intersections, extincteurs, la trajectoire se décline en niveaux de gris alors que les cris redoublent. Clémentine devant, peignoir qui danse, une phrase qui s’échappe de ses lèvres, staccato murmuré à chaque panneau sortie : « pas crever ici, pas crever ici ».
Deux minutes, trois minutes. Moi, je cours. Je cours et surtout.
Je ne réfléchis pas. Réfléchir, ce serait prévoir la suite, envisager un après. Je cours, c’est tout. Lumières, qui défilent, affiches délavées, les clefs des boites aux lettres tintent dans ma poche, me signalent dans le noir, dans un cri métallique qui dirait : « dernière levée à 12h30 ». Et voilà la sortie de secours. Là, juste là : une porte-coupe-feu, grise comme le reste, avec la belle barre d’appui au milieu.
Je ne réfléchis pas, ça non ! À aucun moment je ne me dis qu’à la place de ces types, j’en aurais envoyé un faire le tour du bâtiment. À aucun moment je ne me dis que ces mecs ne sont pas des maris jaloux énervés, qu’ils savent très bien ce qu’ils font. Non, moi, je suis un vrai, un pur : je cours, je cours, et alors que Clémentine enfonce la barre et ouvre la porte, je crois même que.
Je souris.
Dehors. Air libre, une seconde qui dure. Et aussitôt, orage. Trois coups de tonnerre, immédiats, impérieux et Clémentine frappée par la grêle qui tombe en avant, devant moi, soudain lestée de rouge sur le côté. Mais là encore, je ne réfléchis pas. Je plonge sur le côté, je continue de courir en m’abritant comme je peux derrière les voitures garées. Nouveaux claquements noirs, bruit de verre qui s’effondre, je contourne le hangar, sans penser, sans réfléchir, sans rien ressentir. J’ai peur de baisser les yeux, peur de réaliser que moi aussi je suis maculé de rouge, peur de regarder mon ventre et de voir mes tripes s’égoutter sur le bitume. Plié en deux, je longe les angles, je ne m’arrête pas. Je longe la Twingo, le container de recyclage du verre, je m’abrite une seconde derrière le panneau d’informations municipales. Je regarde droit devant : pas un chat. Les chats sont pas assez cons pour traîner ici. À chaque seconde je me dis que le flingueur de clémentines va surgir et me tomber dessus. Cinq minutes, bientôt six. Je me relance, la rage au bide. Je cours, je cours putain…
Et, au détour de l’angle suivant, je la vois.
Elle.
Ma putain de camionnette jaune citron.
(A suivre)
Ca c'est une idée de polar speedé : un trio d'auteurs pressés décide de séquestrer un jury qui tarde à rendre son verdict :-)
· Il y a environ 13 ans ·Toute ressemblance...
olivier-f-thomas
Vraiment bien. Aussi haletant que "Dans l'attente du résultat"... qu'on a peut-être le temps d'écrire ?...
· Il y a environ 13 ans ·le-fox
Merci :-) Le stress est total : les résultats auraient dû tomber hier et toujours no news : le jury s'est-il entretué suite à un violent désaccord ? :-D
· Il y a environ 13 ans ·olivier-f-thomas
Efficace, réel, rapide, plein de punch. Du bon. Je pense que ça colle bien avec le positionnement du concours. Bonne chance Jim !
· Il y a environ 13 ans ·axelbolu
En effet, excellent texte. Sens du rythme, suspense, atmosphère : remarquable.
· Il y a environ 13 ans ·Epatant, haletant... ça pulse, ça envoie et ça donne envie de... lire la suite !!!
Bravo et merci !
roman99
super texte, y a pas à dire. Je veux la suite!
· Il y a environ 13 ans ·victoria28
Merci !!
· Il y a environ 13 ans ·J'espère que le jury partagera votre avis... En fait ce texte fut une mini torture, car lorsque j'ai écrit le premier jet, je suis arrivé à 15.000 caractères. Il y avait une scène que j'adorais, mais plutôt située vers la fin, donc loin au delà des premiers 10.000 caractères imposés par le concours. J'ai essayé de couper mon texte au maximum pour l'y insérer, mais ce n'était pas possible de réduire l'histoire davantage... Du coup le passage qui me plaisait sera pour plus tard. Mais l'avantage, c'est que cette série de découpes successives pour tenter de réduire le texte a permis d'obtenir un rythme bien plus tonique et vivant :-)
olivier-f-thomas
Vous avez un vrai sens du rythme... J'ai pris plaisir à vous lire!
· Il y a environ 13 ans ·sam-dibie