Histoire sans fin (I)

fragon

Tout ceci ne serait donc que fiction. Cette année, cela fait vingt ans que nous nous connaissons. Vingt ans que nos yeux se sont croisés, que nos souffles se sont mêlés, que nos cœurs se sont accordés en tenant chaque note jusqu'à la suivante- vaille que vaille, coûte que coûte, juste pour dire qu’ils s’aimaient.

Nos cœurs, oui, peut-être. Mais qu’en était-il de nos esprits ?

Je recule depuis des semaines. Je commence aujourd’hui.

Ce n’est pas facile. Il faut se cacher, il faut se mentir un peu, ne pas se prendre au sérieux, laisser monter les réflexions qui traversent la tête. Réfléchir, ne pas se précipiter, se dire que les mots une fois qu’ils sont posés, noirs sur blanc sont tous comme autant de petites peines capitales. Je ne veux faire de peine à personne. Je veux simplement dire les pensées, dire les vertiges qui parfois me prennent et me laissent le front pâle collé à la fenêtre d’une voiture alors que nous rentrons ensemble dans le noir de la nuit.

Les petites étincelles qui pilonnent nos muscles intérieurs depuis combien de temps se sont-elles tues en moi ? Tu ne m’entends pas. Immobile en tes habitudes. Éphémère respiration artificielle. Je te pousse du bout du mot. Talons pointus qui voudraient te lacérer la joue pour que tu parles. Quelques phrases. Te faire cracher le morceau. Dire les maux. Et voilà que je te bouscule chaque jour un peu plus.

Vu sous cet angle, évidemment, on pourrait croire que je ne t’aime plus. Ce n’est pas le cas. Je peux dire même que je t’aime sûrement bien plus qu’au tout début. Je te connais bien. Je sais les gestes que tu es capable de faire. Les infimes particules que spontanément tu m’envoies aux yeux comme autant de poudre soyeuse. Tu n’oublies jamais mon anniversaire. Tu me gâtes toujours autant. Ce n’est pas que tu saches choisir tes cadeaux. Non, c’est juste que pour toi c’est encore important. Alors, tu te lances dans les achats sans bien te rappeler ce que j’aime et tu flaires aussi les mauvaises dates, celles qui au fond de mon ventre me font croire que je me trouve sur un roulier chahuté par la haute mer. Sueurs froides des tempêtes que nous avons traversées.

Tu as vieilli. J’assiste à ta disparition en temps réel. Ton corps autrefois si beau, si musclé, si propre à l’amour, a depuis trop longtemps déjà lâché le morceau. Ton énergie, tu ne la consacres plus qu’à leur prouver que tu peux encore valoir quelque chose alors que moi je voudrais simplement que tu reprennes tes heures en main. Celles que nous nous gardions pour nous. Avares de nos envies. Pauvres parmi les pauvres. Riches de nos sueurs. De ton désir ancré dans mon désir. Je réalise que notre histoire ne semble devoir se poursuivre que sur la mort de l'un de nous deux. Un dernier épisode. Comme si déjà elle était empaquetée, étiquetée, presque archivée. Pas un jour ne se passe sans que tu me dises à un moment ou un autre que je suis une emmerdeuse. Une chieuse. Une vraie de vraie. Tu dis ça avec une tendresse qui t’alourdit les joues. Un bon gros truc que tu passerais ton temps à mâcher. Ce n’est pas méchant. C'est de l’ordre du constat. Je me demande comment on peut en arriver là avec tout cet amour qui existe entre nous, tous ces gestes que tu continues à faire quand tu as peur pour moi.

Mais la peur ne suffit pas à lutter contre l’engourdissement.  Le temps exécrable semble  figer nos sentiments. Un encroûtement terrifiant. Une eurythmie silencieuse.  Une sédimentation sanguine. Un tas de globules incapables soudain de se coaguler. Hier, au cours de la nuit, je me suis une nouvelle fois réveillée. Mon dos tourné à ton dos, mon cœur oppressé. Enroulée sur moi-même. Seule à sonder la profondeur de nos intimités mystérieuses. Parfois nous nous endormons sans même nous toucher. Nous persistons à nier que le temps nous est compté. Nos mains s’empressent de musarder à d’autres activités futiles. Nous nous répétons que sommes fatigués. Expression lancinante pour justifier la raréfaction de nos contacts. Nos sexes dangereusement prêts à s’éteindre. Incapables de se déclencher sans qu’on les force un peu. Je rêve soudain d’une bouche qui me happerait. Je gémis sur ta force et ton désir autrefois insatiables. Je me remémore les promesses que tu m’avais faites et que -sans que tu le veuilles-  le temps t’a fait oublier. De joyeuses douleurs alors taraudaient nos muscles les plus intimes.  

Pourtant, chaque soir, je persiste à te demander de te tourner vers moi alors que nous sommes tout deux plongés dans nos livres. Tu renâcles, tu rechignes, te plains du manque de lumière. Je m’indigne, bronche, te pince aux hanches et te réclame trois minutes. À regret, tu fais un effort surhumain et effectues tant bien que mal une légère torsion du buste.  Tu me concèdes ce que j’implore, sans bien comprendre l’importance que cela peut avoir pour moi. Alors que je crois avoir gagné le combat, mon esprit perçoit que c’est une fausse victoire. Tes yeux quittent le livre, et vaguement ouverts  établissent un semblant de contact. Mais que penses-tu à cet instant ? J’accroche ton regard. Trois minutes s’écoulent, silencieuses, déjà tu retournes à une position plus confortable. Nos pieds s’égaient dans les draps. Eux non plus - autrefois fixés amoureusement l’un à l’autre - ne se parlent plus depuis quelque temps. Quand l’un de nous décide d’éteindre, il se contente d’un rituel de mots polis, les mêmes que l’on profère aux petits enfants - « bonne nuit » - et voilà qu’il pénètre en sa vie intérieure.

J’ai pensé à ce que j’étais en train de faire. Je me suis dit que pour nous raconter il me faudrait une ligne directrice. Une ligne un peu cabossée. Une ligne qui ondulerait comme les courbes incohérentes des vagues au milieu de l’océan. Mais, j’ai eu beau chercher, retourner ma tête dans tous les sens, rien ne m’est venu.  Je n’ai rien trouvé. Rien qui aurait satisfait cette envie-là que j’avais de vouloir te noter.

C’est plus fort que moi. Mes mots n’ont pas d’ordre. Ils fonctionnent seuls dès que j’accepte de lâcher du mou. Ainsi, j’irai sans but défini. C’est l’urgence qui me pousse. J’ai l’impression tenace que nous n’en avons plus pour longtemps. Tu passes ton temps à me dire que tu vas mourir avant moi. Tu parles de notre futur sans jamais t’y inclure. Tu me prépares au pire, affirmant que c’est le meilleur qui pourrait m’arriver en fin de compte. Je serai à l’abri du danger, j’aurai de l’argent, je serai encore un peu jeune. Il me suffira de me pencher pour prendre ce qui s’engagera sous mon nez. Tu dis ça d’un air sérieux.  Je pense à ce que je suis et je me demande ce que tu entends par là. Combien de temps me donnes-tu ? 

Je te somme de te taire. Ta façon de fuir l’inévitable me glace le sang. Me connaissant tu devrais savoir que ça fait longtemps que je t’ai pris au mot. Je ne suis pas sourde. Encore moins aveugle. Je m’habitue. Je me décroche. Je me sépare de toi au cas où . Terrifiée par toute forme d’abandon.

Parfois quand tu rentres tard, les minutes qui précèdent ton arrivée me servent à imaginer les gestes que je devrais avoir à faire si tu ne rentrais définitivement pas. Je me figure l’impensable. La disparition du corps que j’aime tant. Là, puis plus là. Fini, disparu. In-conservable. Inconcevable.

C’est ta chemise ouverte que j’ai vue la première fois. Je me tenais près d’une porte à t’attendre sans te connaître. Soudain, tu es apparu. Pressé. Un nuage de fumée à toi tout seul. Mon œil a accroché la blancheur de la toile fine sur ta peau cramoisie de soleil. Tes cheveux compactés par le sel. Tes yeux rieurs.  C’est sûrement très con comme image. Un pur cliché. Ce blanc sur ce brun. Cette ouverture tranchante où la main ne pensait qu’à une seule chose. Entrer sous cette chemise. Quel qu'en serait le prix à payer. Idée absurde. Je chavirai.

Signaler ce texte