Hot couture
Giorgio Buitoni
Dans ce métier, ton temps de référence, c'est huit minutes.
Huit minutes pile et tu obtiens des spaghettis al dente. La moitié de ce délai, c'est le temps nécessaire pour te rendre à la supérette en bas de l'immeuble.
Le quart équivaut à un brossage dentaire.
Multiplie les huit minutes par quatre, tu as la durée du programme court de la machine à laver de la laverie automatique ; le programme à quarante degrés.
Huit minutes, c'est important parce que, chaque seconde au-delà de ce délai, ton patron te verse une prime sur ton salaire. Huit minutes et une seconde, et tu te rapproches un peu plus de ton rêve.
Ton histoire, elle commence dans un de ces villages du Nord où l'expression « ciel d'azur » ne signifie rien pour personne. Rien d'autre qu'une figure de style tirée d'un roman de Pagnol dont tu n'as jamais pu vérifier l'authenticité.
Tu as dix-sept ans et ton monde c'est la ferme. L'exploitation familiale sous un ciel couleur de ciment. Ton univers, c'est l'odeur du fumier et de la paille moisie ; un facsimilé du moyen-âge avec l'électricité en plus.
Tu as dix-sept ans et, dehors, derrière les carreaux partagés par une croix de bois de la maison familiale, il fait nuit comme il fait nuit à la campagne dans ces régions. Une nuit sans halo de lampadaires, ni enseignes de cinéma. Sans klaxons. Une nuit silencieuse et noire comme le fond d'un terrier.
Ce que tu souhaites, c'est changer en bonbons appétissants les silhouettes d'échassiers anorexiques des mannequins vedettes de chez Gucci. Chanel. Coudre des perles minuscules à en perdre la vue sur des voiles en crêpe de soie. Des vareuses en molletons de laine ou des cardigans en jersey brodés d'or. Apporter ta contribution à la collection d'automne de Versace ou de Saint Laurent.
Ton père, quand tu lui parles de haute couture, de Paris, de robes confectionnées en métal martelé - quand tu évoques l'audace de Paco Rabanne, la patte de Sonia Rikyel - il te dit que c'est un boulot pour les pédés. Ensuite, il montre ta mère du doigt, assise voutée sur un sofa orange dont la mousse de rembourrage dégueule par endroit, jaune comme de la bile. Ta maman, elle fixe l'ombre du téléviseur allumé sur la roue de la fortune sur le mur crasseux en face du sofa comme si elle allait bouger.
Tu as dix-huit ans et ta décision est prise.
Cette nuit-là, l'orage gronde si fort au-dessus des toits de la ferme familiale que les carreaux de ta chambre vibrent à se briser. Une torche électrique dessine tes mains affairées en ombres chinoises sur le mur. Ça se passe avec tes parents assoupis au fond du couloir. Sous l'orage. Dans ton sac de voyage, tu places ton matériel de couture, quelques vêtements, et les trois milles euros retirés à la banque pour le train vers Paris et le logement - toutes tes économies. Ton sac en bandoulière, tu descends pieds nus les escaliers grinçants. En bas des marches, tu enfiles tes tennis. Et lorsque la lourde porte d'entrée claque derrière toi, en simultané avec le tonnerre, tu ne te retournes pas.
Le logement que tu as pu t'offrir, c'est une mansarde au pourtour de la capitale. Un tétraèdre de Placoplatre dont les cloisons laissent filtrer les gémissements de la voisine et les rires préenregistrées des sitcoms américaines. Douze mille euros, c'est la somme dont tu as besoin pour intégrer le cursus de brodeuse d'art de la prestigieuse école de couture parisienne que tu as choisi. Il te faut un job à domicile pour t'entrainer à coudre.
L'annonce du journal dit : « recherche animatrice au téléphone. Rémunération intéressante. Travail à domicile et horaires aménagés ». Lorsque tu introduis les pièces dans le téléphone de la cabine et compose le numéro mentionné sur l'annonce, ton idée, c'est que c'est juste un numéro de comédienne sexy.
«Bonjour, j'appelle pour l'annonce....»
Quelqu'un fume au bout de la ligne. Un silence, puis, au téléphone, une voix d'homme te répond :
« Tu la sens ma grosse queue ?»
Elle te dit : « T'aimes ça, hein ?
Tu décolles le combiné de ton oreille, et tu contemples l'écouteur comme s'il venait de te mordre. Tu dis :
« Pardonnez-moi... j'ai du faire un mauvais numéro.»
La voix te demande d'attendre. Elle t'explique que c'est un test pour voir si tu peux encaisser. S'assurer que tu n'es pas trop fragile pour ce job.
« On a parfois des problèmes avec les filles trop sensibles. »
Elle ne te dit pas que depuis quelque temps beaucoup de filles comme toi sont retrouvées mortes, l'estomac rempli d'un mélange létale de somnifère et d'alcool. Elle n'évoque pas la vague de suicide dans le métier. "Autolyse" C'est le mot qu'emploiera ton psy après ta première tentative.
« Tu veux ce boulot? Jouis pour moi, dit la voix.
- Pardon? »
Tu colles ta main en cache sur le combiné, et tu lorgnes par dessus ton épaule. Derrière la vitre : d'autre attendent en file indienne pour téléphoner.
« Simule un orgasme, dit la voix. Lâche tout. Excite-moi.»
Pendu au téléphone de la cabine, tu fermes les yeux. Tu penses à l'avenir qui t'attend à la ferme familiale si tu ne décroches pas ton entrée à l'école de couture. Si tu ne décroches pas ce job. Le fumier et les vaches. Les bottes en caoutchouc et la boue. La colère de ton père. Derrière tes paupières, tu vois un atelier fourmillant de silhouettes en jean. Dans un coin des bassines remplies de teinture jaune dans les quelles trempe de la corde. Des pans de cuir d'agneau glacé. Des morceaux de tulle beige suspendus et des chutes de soie sur le sol.
Ton rêve.
Au téléphone, tu soupires. Puis tu balances tous ce que tu as comme gémissements au fond de la gorge. A l'extérieur de l'étroite cage de verre, les gens de la file d'attente tapent au carreau. Tu ne saurais dire combien de temps ça dure. Toi qui gémis et te tortille dans la cabine. Qui suçote ton doigt. Qui fait « Anh oui, anh ouiiii!». Mais lorsque la voix t'interrompt, les vitres de la cabine dégoulinent de buée, ta gorge te brûle et tes aisselles sont moites. Oui, lorsque la voix reprend, huit minutes exactement se sont écoulées - le temps d'une douche prolongée. Et la voix dit :
« OK. Envoie-moi une copie de ta carte d'identité à cette adresse. Choisis toi un pseudo, tu as le job.»
Tu as dix-huit ans et tu es animatrice de téléphone rose.
Dans ta mansarde le téléphone commence à sonner. Tandis que tu te piques le doigt en réalisant un flammé sur du Denim, des mecs te demandent de décrire tes nichons. Ils murmurent « salut, salope » dans tes écouteurs en guise de bonjour, et tu travailles ton point de croix sur des pièces d'étoffe récupérées dans les friperies ou les poubelle. Tandis que des mecs à la chaine prétendent te casser les pattes, tu couds des rangées de perles nacrées sur de vieilles chaussettes de tennis abandonnées dans les tambours des machines à laver de la laverie du quartier.
"Allo? Ici Natacha, j' t'écoute, bel étalon."
Tes clients, ce sont juste des gardiens d'hôtel qui s'ennuient au boulot la nuit, des employés de bureau puceaux et des ados mal dans leur peau. Des types malheureux. Des mecs qui manquent de confiance en eux. Au téléphone, jouir, ça veut dire te raccrocher au nez. Crouic! Huit minutes, c'est le temps moyen pour avaler un sandwich baguette. Mais c'est beaucoup plus qu'il n'en faut pour qu'un mec lâche la purée au téléphone si tu ne sais pas t'y prendre. Tu apprends à les faire parler :
« Pompe moi!"
- C'est comme ça que tu salues, une dame ? »
Et durant huit minutes, tu es une étudiante asiatique sans culotte.
Une libertine aux lèvres pulpeuses.
Une gamine anorexique.
Te voila gainée de cuir, une cravache à la main.
Au delà des huit minutes, si le gars tarde à venir, tu sais abréger l'appel. Tu fais claquer près du micro la ceinture de ton jean pour imiter un fouet de maitresse dominatrice. Tu simules un vibromasseur grâce à ces jouets sauteurs à remonter, offerts avec les menus enfants dans les fastfoods, - bziiii. Malaxe cette gelée gluante vendue avec certain jouets pour les gamins, le slime, et tu obtiens un clapotis de chatte mouillée très réaliste.
Au bout de trois mois, tu ne regardes plus ta montre. Ton cerveau compte avec la précision d'une horloge suisse la durée nécessaire pour cuire un œuf mollet. Huit minutes et une seconde, tes clients lâchent la purée, et tu empoches ton supplément. A chaque giclée de tes clients, tu te rapproches de l'école de couture.
Tôt le matin, tu raccroches ton casque, tu fermes les yeux, et tu es à Paris. A Milan. Au Brésil. Allongée sur ta paillasse, les paupières closes, tu vois l'avenir. Les projecteurs neigeux arrosent les podiums de la fashion week. Tu vois ces pâles mantes religieuses aux cuisses coton-tiges faire le rang en sous-vêtements, assises sur des banquettes en cuir, attendant de passer au maquillage. Tu vois des cintres. Suspendus dessus, les vêtements que tu as brodés. Les photos des filles épinglées avec leur prénom et leurs mensurations sur chacun de tes travaux.
Les semaines s'étirent, longues comme un fil de sperme. Ton point de croix est parfaitement au point. Tu maitrises la broderie glazig. Le point bigouden. La dentelle. Dans ta boite aux lettres les chèques arrivent. Semaine après semaine, de plus en plus gros. Et ces histoires de paysannes sans le sous, qui réalisent leur rêve à force d'effort et de volonté, ne te semblent plus si hollywoodiennes que ça. Bientôt, tu appelleras tes parents et tu leur diras :
« Je suis admise au cursus de l'école de couture, je vais devenir brodeuse d'art. »
Oh, papa, je viens de croiser la première dame du pays au défilé d'Alexander MacQueen.
Et un soir, le téléphone sonne et une voix te dit :
« Salut, ma belle. »
Tu lâches ton aiguille ; c'est ton patron. Il te dit de l'appeler Marvin. Il veut savoir si tu vas bien. Si sa petite gagneuse préférée dort correctement. A-t-elle besoin de quelque chose ? Puis, il te demande si tu as accès à des médicaments. Des somnifères, surtout. Si tu possèdes une arme chez toi. Ou une voiture avec un garage fermé. Si parfois, tu n'as pas d'idées noires.
« Rien de spécial, ma belle ? »
Allongée sur ta paillasse à tortiller le fil de ton casque d'opératrice, tu dis :
« Tout va bien, Marvin. »
Les petits coups de fil journaliers de ton patron, tu penses que c'est juste sa manière de protéger son investissement. Parce que tu fais bien ton boulot. Rien à voir avec une de tes collègues, répondant au pseudo d'Alicia, qui a été retrouvée grise et froide dans sa voiture, un tuyau d'arrosage introduit par la vitre passager raccordé au pot d'échappement. Si Marvin te téléphone si souvent, ce n'est pas parce qu'un mois plus tôt, au cours d'un déjeuner, le patron d'une boite concurrente avait évoqué le cas de Minouchka, cette animatrice qui s'est fait sauter la tête avec un fusil de chasse dans sa cuisine.
Toutes ces filles mortes, dont personne ne parle dans les journaux, leur nom circulent dans le milieu du rose ; on ne sait pas bien ce qui les a poussées à le faire.
« Pas d'insomnie, ma belle, tu es sûre ? », demande la voix de Marvin entre deux soufflage de fumée.
« Tu ne prends pas de cachets pour dormir ? »
Tu as vingt-neuf ans. Aujourd'hui, Marvin est ton concurrent.
Chaque jeudi, vous déjeunez ensemble sur la croisette. Vous parlez business. Ton ancien patron a un cancer du poumon mais continue d'allumer cigarette sur cigarette. Il te parle du fric qu'il va laisser à ses gosses et ne touche presque jamais aux plats qu'il commande. Il continue à t'appeler « ma belle » entre deux quintes de toux.
Aujourd'hui, c'est toi qui écoute les filles gémir au téléphone. C'est à toi que revient le droit de juger leur prestation et de collecter les photocopies de leur carte d'identité. Tu connais leur âge, leur nom et leur visage. D'un simple clic sur l'ordinateur qui se trouve dans le bureau, au sous-sol de ta villa, tu peux les voir bosser nues en haute définition. Ton boulot consiste à organiser les plannings, le versement des salaires, et à jeter un œil de temps en temps à l'improviste.
En tant que patronne, tu achètes une série de numéros commençant par 08, et tu les revends à des magazines spécialisés comme Playboy ou Newlook. Ces publications pour adultes jouent les rabatteurs par publicités interposées. Souvent, un type peut essayer tous les numéros d'une même page d'annonce, au final, il appelle toujours la même entreprise.
Tu te branches simplement sur la webcam ou la ligne téléphonique de tes employées pour vérifier qu'elles bossent bien aux horaires prévus. Qu'elles respectent les consignes : ne pas donner son numéro personnel, ni son adresse aux clients. Ne pas rester plus de dix minutes avec le même client en show privé. Ne pas manger, ni aller aux toilettes pendant tes heures de travail ; les mecs ne paient pas pour entendre une fille mastiquer au téléphone. Ni pour se branler face à un écran vide pendant que tu es partie vider ta vessie.
A la banque, tu entres par une porte dérobée à l'arrière du bâtiment, c'est le directeur qui t'ouvre. Et quand tu claques la portière de ta Bugatti Veyron, dispersant dans l'air d'été les ondes blanches de ta robe corolle à pois Yves Saint-Laurent, les hommes soulèvent leurs lunettes teintées.
Ton boulot, tu peux le faire au bord de ta piscine, à partir de ton ordinateur portable, si tu veux. Allongée dans ton jacuzzi. Assise sur ton canapé en angle de quatre mètres de long en cuir italien. Ou en regardant des sitcoms sur ta télé de cent cinquante centimètres de diagonale ; en sirotant un mojito dans ta véranda.
Être la patronne, ça change tout.
Non, au restaurant, Marvin et toi n'évoquez jamais tes tentatives de suicide. Pas d'avantage les décès inexpliqués de ces années-là. Ni pourquoi, aujourd'hui, la simple vue d'une aiguille à coudre te donne la nausée.
Vous parlez business et d'aucun ne remet cette histoire de lame de rasoir sur le tapis. La baignoire d'eau glacée. L'eau qui se teinte en rouge au pourtour de ton corps nu... Toi qui sors de la baignoire pour ramper jusqu'au téléphone. Jamais vous n'évoquez ce moment où les gars de l'ambulance défoncent la porte de ta mansarde et te découvrent étendue sur le linoléum belle et pâle comme une statue, les poignets tailladés. Tout ça, c'est le passé. Sous ton brushing à deux cents balles, ton balayage californien, et ton maquillage bourgeois, tu as presque tout oublié. Les huit minutes. Pourquoi tu n'as jamais plus touché une aiguille. Comment ton psy est parvenu a effacer cette voix de ta tête.
Et ce matin, tu te vernis les ongles et une de tes employées te contacte au téléphone pour te parler d'un client. Elle travaille à l'ancienne, seulement au téléphone, sans webcam. Cette fille, elle veut démissionner. Tu consultes tes plannings sur ton ordinateur et tu vois qu'elle assure au moins quatre heures par jour sur la tranche horaire du soir. Et ce depuis deux ans. Son pseudo, c'est Alicia. Son vrai prénom : Fatima. C'est une gagneuse montrent les statistiques sur ton écran, une des meilleures de ton cheptel. Tu penses au fric que tu vas perdre ; la plupart des filles jettent l'éponge au bout de quelques semaines, ou refusent de bosser pendant les deux mois d'été, et tu es obligée de les virer. Cette fille sait que tu le sais. Tu penses d'abord à un marchandage, à une tentative de chantage pour une augmentation. Au téléphone, tu dis :
« Combien ? »
Après un silence, ton employée, cette Fatima, te dit :
« Non, ce n'est pas ça. »
Tu entends le frottement d'une pierre à briquet au bout de la ligne. C'est à cause de ce client, ce mec à la voix de basse, répète Fatima... Elle sanglote. Tu contemples ta manucure et réponds que gérer des enfoirés, dans ce métier, ça fait partie du job.
« Où est le problème ?
- C'est différent, cette fois», dit Fatima.
Le type ne sort pas de sa tête. Même en dehors de ses heures de boulot. Elle entends sa voix jusque dans son sommeil. Un type poli et cultivé, à la voix grave. Et maintenant, cette Fatima, ta pouliche favorite, a peur de bosser. Le type téléphone tous les jours vers seize heures. Il dit :
« Bonjour, petite souris »
Les poils sur tes avant-bras se dressent...
Allo?
Allo? Répète une voix au loin...
Tu recolles le téléphone contre ton oreille de patronne, et tu dis :
« OK, Fatima. »
Tu dis : « Termine ta semaine, et si ce type t'ennuie toujours, rappelle moi. »
Au bout du fil, au creux de ton tympan, ça fait comme le bruit du vent, un soupir, la fille répond : « D'accord. » Et elle raccroche.
Sans même t'en apercevoir, tu commences à compter.
Une minute.
Tu fermes les plannings qui clignotent encore sur l'écran de l'ordinateur, puis tu montes les marches jusqu'au grenier de la villa. Là-haut, sous les chevrons du toit, saupoudrés d'une couche duveteuse de poussière, tu exhumes une vieille boite à chaussure. Sur la tranche, il est écrit au marqueur noir : matériel couture. Sous le couvercle poussiéreux, tu découvres tes aiguilles, ton dé, du fil, et ton casque d'opératrice… Ton petit déjeuner semble vouloir remonter de ton estomac vers ta bouche, en spasmes violents. Finalement quelque chose de plus fort l'emporte. Ce soir, tu n'es pas la patronne, tu es le souvenir de cette gosse qui voulait coudre. Tu ramasses le matériel de couture.
Cinq minutes.
Tes vêtements tombent en mue de serpent à tes pieds dans la poussière du grenier. Tu es nue. Sur le plancher, ton jean Calvin Klein. Tes sous-vêtements Lise Charmel. Tu redescends les marches jusqu'à la chambre. Là, tu décroches le ciré jaune de ta penderie. Tu l'enfiles sur ton corps dénudé, et dans ta tête la trotteuse s'arrête sur huit minutes exactement.
Ce boulot, toutes les filles te le diront, ça te rend parano.
Dans la rue, tu regardes les mecs autrement. Tu te demandes si le gros, là-bas, avec son attaché case, n'est pas un homme que tu as fait jouir la nuit dernière. Le petit à moustache à la caisse de la supérette est peut-être le même type à qui t'as demandé de lui enfoncer une carotte dans le cul hier soir. Tu te demandes si tu n'as pas ligoté le boulanger du quartier avant de lui mordre les tétons jusqu'au sang. Tous les mecs autour deviennent juste des gars obsédés par la taille de leur queue, des paires de couille montées sur jambe. Un catalogue d'insulte misogyne. Et tu finis par te dire qu'un jour tu entendras au bout du fil la voix d'une de tes connaissances. Peut-être celle de ton père, ou d'un de tes amis.
Et une après-midi, vers seize heure, ce type téléphone. Un nouveau client. Il dit :
"Bonjour, petite souris."
Et tu commences à compter, sans même y penser.
Une minute...
Ce nouveau client au téléphone, il ne te demande pas de fellation. Il ne veut pas que tu le prennes avec un gode ceinture. Ni que tu décrives ta poitrine. Ou que tu lui pisses dans la bouche. Ce type, il ne fantasme pas sur les gros nichons, ni sur les ados pré-pubères en porte-jarretelle. Il ne réclame pas de lavement anal, ni de coup de cravache sur le zob. Rien d'équivoque, rien de grossier. Ce type, il te parle de son amour pour Beethoven et les Beatles. Il rit à ses propres blagues. Il te parle de son labrador. Il est poli et charmant. Ses mots s'écoulent dans tes tympans, graves et métronomiques. Sa voix vibre comme une contrebasse. Le ronron d'une locomotive.
« Allo? Ma petite souris?»
Pourtant, phrases après phrases, tes pupilles se dilatent, tes mains sont moites, ton aiguille tremble sur ton canevas. C'est peut-être l'ordre des mots, le choix du vocabulaire, les silences calculés, le grave de la voix, tu ne sais pas. Chaque jour, vers seize heure, ton cœur s'emballe. Ton entrejambe se ferme. Ton cerveau se détraque. Impossible de compter les huit minutes Tous les jours, vers seize heures, sa voix grave te dit :
« Bonjour, petite souris. »
A présent, vêtue de cet accessoire de marin pêcheur breton, assise dans l'obscurité du sous-sol face à ton ordinateur, les rides gommées de ton visage par la lumière crue de l'écran, tu passes un coup de fil à ton opérateur téléphonique - celui qui gère les numéros des filles de ton business ; ces numéros commençant par 08. Et tu dis :
« Oui, les appels sont autour de seize heures. »
Tu ajoutes : « Tous les jours. »
Et, avant de raccrocher, tes ongles rouges manucurés de patronne saisissent un stylo. Ils notent sur un calepin un numéro à huit chiffres. Tu tapes : « Annuaire inversé » sur ton clavier, puis renseigne le numéro à huit chiffres noté sur le calepin. Une adresse apparait à l'écran, un nom : tu notes le tout, tu détaches la feuille de papier du calepin, et la fourre dans la poche du ciré.
Huit minutes se sont de nouveau écoulées.
Vêtue du ciré jaune, tu quittes le sous-sol. Dans la cuisine, tu t'empares de quatre bobines de fil alimentaire - ce fil pour ligoter la viande. Tu rejoins ta voiture avec ton matériel de couture exhumé du carton du grenier, puis tes ongles longs et rouges de patronne renseignent l'adresse dans le GPS. Ensuite, tu tournes la clé de contact de la Bugatti.
Temps estimé : soixante fois huit minutes.
Soixante plats de spaghettis cuisinés al dente.
Tes pieds nus appuient sur l'accélérateur.
Tournez à droite.
Les arbres, les arcs de lumières blancs en façade des autres véhicules, les gouttes, c'est tout le décor qui glisse à cent-cinquante kilomètre heures le long des portières de la Bugatti.
Prenez à gauche au rondpoint.
Compte le temps nécessaire pour fumer deux cents quarante cigarettes.
Prenez le prochain embranchement.
Brosse-toi les dents deux cent quarante fois de suite.
Vous êtes arrivé.
L'adresse figurant sur le papier. C'est une baraque dans un lotissement de banlieue. Juste un cube de crépis blanc. La toiture est plate et recouverte de tôle ondulée, un des murs est accolé à la maison mitoyenne. En fronton, la descente de garage en gravier rose est juste assez longue pour y parquer une voiture. Les volets, ce sont ces espèces de chenilles métalliques à remonter à la main avec une manivelle. Derrière la bâtisse, tu devines un jardin, un carré de pelouse mal tondu. A l'entrée, la boite aux lettres est cassée. Assise derrière le volant, empaquetée nue dans ton ciré jaune, tu caresses ton nécessaire de couture sur le siège passager ; tu attends, le regard fixé sur la maison.
Dix fois huit minutes.
Un gars monté sur une bicyclette glisse un journal dans la boite aux lettres cassée. Le soleil se lève ; tu sors de la Bugatti et dans le coffre tu ramasses le cric. Tes ongles rouges de patronne se replient autour de la pièce d'acier, tes pieds nus clapotent sur l'asphalte détrempé. Tu ouvres la portière côté passager pour récupérer le nécessaire de couture sur le siège. Et tu t'embusques à l'angle de la façade de la maison.
Huit minutes.
Lorsque le type sort en robe de chambre de la maison pour chercher son journal, la moitié de la cuisson d'un œuf mollet s'est écoulée. Ça fait comme un carré de toile imperméable jaune qui se déploie dans son dos. Puis le carré jaune s'étire en rectangle vers le ciel gris, et s'aplatit vers le sol ; tu frappes sur la nuque. Suffisamment fort pour l'estourbir, pas assez pour le tuer.
Le type est tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Un visage lunaire au teint babeurre, le crâne dégarni. De la graisse est amassée en tablier plâtreux autour du ventre. Ses miches pendouillent en ballons crevés de part et d'autre de son torse. Tu le tires péniblement à l'intérieur de la maison, et maintenant qu'il est allongé nu sur le carrelage de la salle à manger, ce type, il pourrait aussi bien être l'épicier du coin.
Sept années de psychothérapie pour ne plus entendre sa voix dans ta tête, et à peine le temps d'une petite clope rapide, un quart de huit minutes, genre pause-café au bureau, pour le réduire au silence.
Ce que t'a dit ton psy, c'est qu'on peut très bien hypnotiser quelqu'un au téléphone. Il t'a dit que certaine méthode d'hypnose enfouissent au plus profond de ton esprit des messages pour te conditionner. Te pousser à faire certaine chose malgré toi.
Comme raccorder un tuyau d'arrosage au pot d'échappement de ta voiture.
Coller le canon d'une arme de chasse dans ta bouche.
Tu as dix-huit ans et ce type, il entre en toi par les oreilles. Il t'emmène dans son cauchemar. Il te baise à sa manière.
Les mots « poison lent » conviendrait peut-être.
Les mots : « messages subliminaux ».
La nuit, étendue sur ta paillasse, tu ne rêves plus aux défilés parisiens. Tu rêves d'une pièce où les fenêtres sont peintes en trompe l'œil. Dans cette pièce, les perspectives sont déformées, floues, trompeuses. Chaque objet est en carton. La porte est un panneau de bois s'ouvrant sur un mur de brique. Sous les tapis, il n'y a que du vide. Quand tu cries, aucun son ne sort de ta bouche. Tu regardes tes mains : elles sont rongées par les vers. Puis une voix basse et douce te dit à l'oreille : « Bonjour, petite souris ».
Tu perds le sommeil. La nuit, tu restes allongée à fixer les tâches de moisissure et les chiures de mouches au plafond qui apparaissent et disparaissent aux rythmes des clignotements perpétuels des lumières de la grande ville. Et, au matin, rien n'a plus d'importance. Manger, te coiffer, te laver, dire « bonjour », devient superflu. Un rideau trouble flotte devant tes yeux. Chaque objet, chaque personne, n'est que l'impression de cet objet, le fantôme de cette personne. Tu ne parviens plus à coudre. Le concours de l'école de couture est dans cinq mois, et tu n'as pas l'argent... Cette voix dans ta tête, elle t'empêche de dormir. De coudre. Tu veux qu'elle s'arrête. Tu ne possèdes aucun fusil de chasse. Ni aucun flacon de médicament. Juste une baignoire et une lame de rasoir.
Le type est toujours dans les vape, et tu jettes un œil autour, dans la pièce de séjour, sombre et encombrée de linge sale. Près du téléphone, tu trouves des essais de psychologie, et des magasines pornos ouverts sur les pages d'annonces de services pour adultes - celles de Marvin et les tiennes. A côté, il y a une feuille de papier. Une liste. Des noms notés au stylo bille bleu : Adelina, Paola, Virginia…. Les trois quarts des noms sont rayés, barrés d'un trait. Fatima, alias Alicia, ta pouliche, se trouve en avant dernière position sur la liste. Combien de gamines a-t-il enfermé dans la pièce à cauchemars?
Huit minutes.
Tu écartes les membres obèses du type, et après maint et maint tours de bobine de fil à viande, autour de ses chevilles et de ses poignets, tu parviens à le maintenir solidement attaché à diverses parties du mobilier ; le corps nu et offert, écarté en étoile de mer. De la trousse de couture, tes ongles manucurés de patronne extraient une aiguille du diamètre d'une mine de stylo. Celle dont tu te servais pour broder le denim et le velours côtelé autrefois.
Dix ans sans broder et tous ces points te reviennent d'un coup.
Le point arrière est le point le plus simple en couture, le plus solide. Il consiste à passer le fil dessus dessous le tissus pour donner cet aspect de couture pointillée très basique. C'est celui que tu préconises.
Le sang perle en boutonnière rouge, il dégouline en filet vers les rigoles de graisse sous le menton du type. Tu piques dessus, dessous. Le fil, c'est du coton noir épais. Dessus. Dessous. Tu doubles, puis triple tes points, et tu serres. La bouche cousue du type ressemble à présent à une fermeture éclair d'anorak sanguinolente. Et il commence à peine à remuer.
S'il essaye de crier… imagine un steak tartare bien saignant.
A présent, tu essuies le sang de tes doigts sur les pans du ciré jaune, et tu te dépêches de ranger l'aiguille épaisse dans la trousse. Sur le carrelage blanc, un soleil de sang s'épanche autour du visage ramollo du gros - l'empreinte du cric sur sa nuque. Mais il est vivant. Tu dois te presser avant que monsieur le croqueur de cervelle n'ouvre les paupières.
L'aiguille microtex à pointe extrafine est parfaite pour ce travail. Elle s'utilise pour la soie et l'organza. C'est un point de chausson que tu choisis. Le point basique pour les ourlets. Quand le type reprend connaissance, ton aiguille experte achève à peine de sceller les paupières de son œil gauche - le droit est fait. Le type gigote, et le mobilier auquel il est attaché par le fil à viande remue dans la pièce. Ses lèvres cousues en mini roastbeef éprouvent la solidité du point arrière. La douleur aussi : il gémit. D'avantage de sang coule sur son menton. Autour des yeux, le fluide rouge dégouline en masque vénitien sur ses joues.
Deux fois huit minutes seulement ce sont écoulées. Le tiers d'une mi-temps de football.
Pour les oreilles, c'est plus délicat. A cause des cartilages. Tu utilises à nouveau l'aiguille pour le jean. Mais cette fois tu brodes comme tu peux. Tu couds en guirlande le fil de coton tout autour du lobe et du pavillon, puis tu serres les deux extrémités pour rapprocher les bords. Les oreilles se referment comme deux nénuphars ; deux petites bourses à monnaie ensanglantées. Tu noues ensuite les deux extrémités du fil ensembles, bien serrées.
Monsieur « petite souris » s'agite en vain et fait trembler les meubles avec lui. Sa bouche, ses yeux, et ses oreilles dégoulinantes de sang écarlate, cousus façon momie. Monsieur le gros lard ne possède plus sur son visage que deux orifices ouverts sur le monde.
Les narines.
C'est juste deux petits trous de rien du tout à refermer. Une formalité. Le temps d'un brossage dentaire, montre en main.
Tu choisis une aiguille fine à chien étroit et un fil de coton plus fin. Tu passes et repasses en points serré pour empêcher absolument l'air d'entrer. Tu t'exécutes d'une main, l'autre empêche la tête de ton tortionnaire de remuer. Tes doigts glissent sur son front à cause du sang. Son visage vire tomate à mesure que ses narines rétrécissent, à mesure que l'air manque dans ses poumons de gros lard. Ses lèvres closes, en bouillie, luttent contre les coutures. La sueur se mêle au sang sur la pâte mal pétrie de son visage et inonde le carrelage blanc.
Tu poses l'aiguille.
Ton ouvrage est fini.
Monsieur l'enculé est seul dans le noir, le silence, l'air rare. Emmuré vivant dans la pièce à cauchemars, la mort comme seule échappatoire. Comme toi autrefois. Toutes ces filles suicidées.
Dans ce métier, tu reçois des appels inquiétants. Des types menacent de te localiser et de s'occuper de toi. Et tu apprends à gérer ça. D'autres demandent à jouer le rôle d'un instituteur pervers, certain racontent des scènes ignobles, sans que tu puisses deviner ce qui est réel ou non. Des trucs avec des enfants, des animaux. Et tu parviens à vivre avec ça. D'autre insistent pour jouer le rôle de ton père ou de ton frère incestueux, et tu te caches derrière ton rôle pour survivre à ça.
Et puis il y a ceux qui te parlent du beau temps, l'air de rien, qui s'introduisent phrase après phrase dans ton inconscient, qui pondent dans ton cerveau des images de cauchemars cachées à l'intérieur de mots banals. Des suicides à retardement. Un peu comme ces mouches africaines qui enfantent sous ton épiderme et dont les larves finissent par te bouffer la cervelle. Ceux-là, ils te baisent pour de bon.
Quinze secondes.
Le corps du gros semble rebondir sur le carrelage. Ses reins se cabrent. Son ventre enfle par saccade en colline de graisse poilue et transpirante. Comme dans les séries hospitalières à la télé - la victime d'accident de la route à qui on balance une décharge de défibrillateur, deux cents joules dans le buffet. Monsieur l'enfoiré à ses premières convulsions. Le corps se débat, brûlant les dernières particules d'oxygène. Le cœur s'affole. Les muscles sont pris de crampes, les ongles griffent le carrelage.
Et tu regardes.
La couleur de son visage, c'est violet.
Les veines de son cou : des rameaux verts en relief.
Des bulles de sang éclosent par les rares petits orifices laissant encore filtrer un peu d'air entre ses lèvres. Plus le type force pour déchirer la couture de sa bouche, plus le sang coule dans sa gorge, l'étouffant d'avantage.
Quarante-cinq secondes.
Tu sors ton téléphone portable de la poche du ciré. Le mobilier vacille au rythme des convulsions de l'homme de tes cauchemars. La sueur déferle en rivière perlée sur les joues et le torse. Elle dégouline des contours difformes du corps, se change en liquide rosé au contact du sang sur le carrelage.
Accroupie à côté, fagotée avec ton accoutrement en plastique jaune de pêcheur, tu composes le numéro et tu colles le téléphone à ton oreille. Lorsque tu entends la tonalité, la couture de la paupière gauche se déchire, et un œil en boule de billard, zébré de rouge, jaillit à fleur de tête ; il semble vouloir sortir du visage et te fixe, terrifié. Une main posée à plat sur tes cuisses nues, tu observes la scène. Tu comptes une dernière fois le temps.
Tu sais déjà que Monsieur l'enfoiré ne tiendra pas les huit minutes.
A l'autre bout du fil ça décroche, et tu dis :
« Allo, Marvin ? »
Super j'adore l'esprit glaçant et presque hypnotique de ce récit ou les 8 minutes reviennent nous hanter périodiquement. Très original et bien écrit. Bravo :-)
· Il y a environ 8 ans ·laera
Merci! :)
· Il y a environ 8 ans ·Giorgio Buitoni
Sympa le récit à la deuxième personne!
· Il y a plus de 8 ans ·Samuel Bataille, c'était pris? (tant mieux, c'est vachement moins classe). Quoi qu'il en soit, enchanté! (de vous lire évidemment)
gondinet
Merci pour cette lecture et ce commentaire plein d'esprit. Le pseudo - je sais,c'est bizarre - n'a rien à voir avec l'auteur bien connu, mais plutôt avec une private joke éculée sur mon nom de famille. :)
· Il y a plus de 8 ans ·Giorgio Buitoni
Super bien écrit. Efficace et glaçant.
· Il y a plus de 8 ans ·fionavanessa
Merci merci pour ces compliments et ta fidélité (rougissement, joues en champ de coquelicots etc.) ;)
· Il y a plus de 8 ans ·Giorgio Buitoni