Hôtel des Amériques

Emilia Jarry

Pablo fume, debout à la fenêtre, éclairé par l’enseigne d’un bar à hôtesses qui toutes les trois secondes rappelle que le bar est « Open ». Assise sur le lit défait, Esther rajuste ses bas et son porte-jarretelles, et remet de l’ordre dans ses cheveux. En même temps qu’elle se baisse pour ramasser ses cigarettes, son briquet, son bâton de rouge à lèvres… tout un petit désordre répandu sur le tapis, elle glisse un regard vers la fenêtre et l’homme, torse nu, soyeux, musclé, les épaules un peu voûtées comme celle d’un boxeur ou d’un condamné. Elle soupire silencieusement.

« Écoute, je crois qu’on ne peut pas continuer comme ça… »

Pablo s’est retourné, les poings dans les poches de son pantalon, la cigarette au coin des lèvres : « Comment ça ? Depuis le début, on était d’accord sur le deal.

- Je sais. Justement… Je me demande si on ne s’est pas trompés depuis le début. Si c’est possible de vivre ça, sans y laisser des plumes.

- Souffrir, c’est vivre, et c’est bien de quoi il est question. De vivre ou de survivre, à tout prix. Et on était d’accord sur le prix.

- Mais on n’était pas d’accord pour que ce soit moi qui paie le prix fort ; en tout cas, moi, je ne suis pas d’accord. Ça va trop loin...

- Trop loin ? Mais qu’est-ce que tu racontes, nom de Dieu ?! C’est quoi le problème ? Pourquoi tu veux tout foutre en l’air ?»

Les papiers peints défraîchis de la chambre s’allument de nuances incendiaires ; les regards durcissent dans la lumière stroboscopique du néon. Esther enfile ses escarpins et saute sur ses pieds, provocante dans ses sous‑vêtements de satin noir. Elle fait quelques pas, se plante devant Pablo et lui arrache sa cigarette sur laquelle elle tire goulûment.

« -Quand on s’est rencontrés, tu ne savais pas que j’avais des papiers. Tu ne savais même pas que j’étais française, je parlais espagnol !

-Et alors ?

-Et alors, dis-le que c’était pas pour ça.

-Et pour quoi alors ?

-C’est ce que je te demande…

-Mais qu’est-ce que tu cherches ? Tu cherches à me faire dire que tu me plais ? Oui, tu me plais ! Et après? C’est quand même pas ça qui va nous empêcher de nous marier !

- Et d’avoir de nombreux enfants ? Si.

- Mais qui te parle d’avoir des enfants ? Il n’est pas question de ça, tu le sais bien !

- Il n’était pas question d’amour non plus ; juste de baise et de papiers…

-Exactement ! Et c’est ce qu’on fait : on baise, et on parle de comment faire pour obtenir mes papiers !

- Tu sais bien que non… ça fait un moment que j’ai compris.

-Mais bon Dieu, arrête de parler par énigmes ! Qu’est-ce que tu as compris ?

- Que tu m’aimes… »

Les derniers mots tombent dans un silence plein d’effroi. Des mots inaudibles, insupportables. L’un comme l’autre sait que c’est irrémédiable, que tout s’arrête là, devant la fenêtre, dans les éclaboussures écarlates crachotées par l’enseigne. Ils échangent un regard infiniment las où chacun lit sa propre détresse, sa propre solitude de bête aux abois, et une même colère d’avoir rompu le pacte qui, pendant quelques temps, leur a laissé croire qu’il pouvait en être autrement.

Sans un mot, Pablo va vers le lit. Il rassemble ses vêtements, s’habille, et après un dernier coup d’œil vers Esther immobile et qui lui tourne le dos, il referme la porte derrière lui. Le bruit sec projette Esther jusqu’à la fenêtre contre laquelle elle colle le front. La vitre glacée transit sa peau. Entre deux clignements rouges qui obturent la nuit, Esther scrute la foule qui serpente deux étages plus bas. Le mouvement, inexorablement, emporte les passants vers de nouveaux bars, d’autres espoirs, d’autres désenchantements.

Signaler ce texte