I am Ground Zero
imtasare
C'est dans le chaos que je me réveille, dans le néant que je m'épanouis. Enfant, j'incarnais la léthargie, j'étais la représentation de l'ennui sur pattes, rien ne m'intéressait jamais et je ponctuais chacun de mes mots par un profond soupir, étiré, en une moue inexpressive et inhabitée. Déjà nourrisson, on me rapporta que même pleurer me lassait et que je prenais mon biberon sans entrain, juste parce qu'il fallait bien commencer à vivre. A la maternelle, l'heure de la sieste s'avérait un supplice, je gardais les yeux grands ouverts et contemplais le plafond, imaginant des visages avec les tâches d'humidité qui le constellaient. Plus âgé, à l'école, je fixais le tableau sans ciller, les bras croisés devant moi. On craignit l'autisme. On ne me diagnostiqua qu'un goût prononcé pour l'apathie. Ma mémoire colossale me permit de passer les étapes scolaires une à une, jusqu'à ce que l'on fit la découverte de ce qui déridait ma lassitude.
Un jour, un accident de voiture eut lieu devant l’école. Nous étions alors en cour de récréation, mes congénères d’un côté et moi de l’autre, attendant la cloche sonner, dans mon coin. Le crissement des pneus, le fracas de la tôle qui s’entrechoque, le silence assourdissant qui suivit, nous attirèrent tous devant les grilles de l’école. Les petites filles pleurèrent, effrayées ; les garçons s’amusèrent de voir un accident pour de vrai, tels qu’ils l’imaginaient avec leurs jouets. Moi, j’étais en extase. Les voitures embouties, la tête de la femme encastrée dans le pare-brise, ensanglantée, l’enfant qui gisait sur le sol, inerte, la fumée qui se dégageait de la carlingue, les passants qui s’affairaient autour des blessés, j’étais au spectacle, je m’émerveillais et pour la première fois, on me vit sourire. On ne put me détacher de la grille, je hurlais si on m’y arrachait, je voulais me délecter de cette distraction morbide. L’institutrice convoqua mes parents et leur raconta toute l’histoire. Au lieu de les effrayer, cela les soulagea. Enfin, j’avais une passion dans la vie : le chaos. Dès lors, ils s’attelèrent à créer des événements tragiques autour de moi. Ils inventèrent des chutes dans les escaliers, des maladies tropicales, des débuts d’incendie éteints miraculeusement, des nuées d’insectes sous la maison grignotant les fondations, ma vie devenait un feuilleton à rebondissements qui me délectait. Chaque nuit, je me couchais impatient de découvrir quel malheur allait pouvoir s’abattre sur les miens le lendemain. J’avalais leurs mensonges avec une facilité déconcertante, moi qui n’avais jamais pu croire en un vieillard en rouge doté du don d’ubiquité et capable de se glisser dans les conduits de cheminée. J’étais le seul enfant autorisé à regarder les informations déprimantes du journal télévisé. J’engloutissais les tremblements de terre, les tornades, les guerres, les inondations, les tsunamis, les épidémies, les famines. La désolation devenait ma raison de vivre et les arbres morts me fascinaient davantage que ceux en fleurs. A l’école, je tombai amoureux de la petite Sybille, parce qu’un chien l’avait défigurée, réduisant sa petite figure en lambeaux et dérobant sa beauté naissante. Ses cicatrices étaient des traces indélébiles de souffrances passées et des promesses de traumatismes en devenir. Je l’aimais éperdument, jusqu’à sa disparition soudaine, après un déménagement surprise. Je fus dévasté, mais ce néant intérieur me sortait également de ma torpeur innée.
Cette période faste de l'enfance prit fin lorsque je fus en âge de comprendre que ce monde peuplé de drames qui rythmait mon existence, n’était qu’une fantaisie désespérée de mes parents pour me tirer de mon ennui perpétuel. Dès l’or, la vacuité de la vie reprit ses droits et mon adolescence ne fut plus qu’un long soupir que jalonnait ma puberté. A l’âge adulte, je devins le professeur de français le plus apathique de l’histoire, mais j’avais surtout l’impression de me transformer en une plante verte qu’on pose, redépose, expose et qui se décompose. Incapable de bouger le petit doigt pour abréger ma fin, l’attendant tout simplement, puisque plus rien ne se passait. Personne ne se jetait sous le métro devant moi, aucun carambolage spectaculaire sur le périphérique, pas de déraillement de train de banlieue, ni de petit cambriolage qui finirait mal dans mon immeuble. Rien. Nothing. Nada. « L’ennui est la maladie de la vie ; pour la guérir, il suffit de peu de choses : aimer ou vouloir », écrivait Alfred de Vigny. Je fis ma maxime de la première partie et poursuivis sans panache mon désoeuvrement.
Mais le 11 septembre 2001, tout bascula. Je corrigeais des copies médiocres dans le silence le plus absolu, quand un ami me téléphona : « Allume vite la télé ! Y a Mars Attacks sur toutes les chaînes ! » Je me disais bien que le chef d’oeuvre baroque et jouissif de Tim Burton ne serait pas diffusé à pareille heure sur tous les canaux, mais je fus intrigué. Ce que je vis me cloua sur place. J'avais beau zapper, on en parlait partout. Les mêmes images, en boucle, celles de deux avions pénétrant dans les deux tours jumelles du World Trade Center. La fiction rejoignait la réalité. Les Etats-Unis qui avaient filmé tant de fois et avec tant de ferveur leur destruction, la vivaient en direct. J'étais au Paradis. Le chaos dans toute sa splendeur. Jamais je n'avais vu plus belles images, des larmes de joie me montèrent aux yeux. Le cauchemar new-yorkais envahissait mon petit deux-pièces parisien, j'avais l'impression de humer les cendres qui recouvraient la Grosse Pomme, de courir en compagnie de ces gens aux abois, déboussolés, ne comprenant pas ce qui leur arrivait exactement. Mes poils se hérissaient en contemplant, au fur et à mesure que les heures s'égrénaient, les tours s'effondrer sur elles-mêmes, les personnes qui sautaient dans le vide, sans espoir, les tonnes de ciment, de fer et de verre qui s'abattaient sur la ville, l'orgasme était proche. Un cadeau du ciel, c'était le cas de le dire. Je ne me lassais pas de revoir ces images. Je me saisissais avec avidité de la moindre information nouvelle. Le nombre de morts déjà comptabilisés, les revendications des attentats, les autres avions qui avaient tenté de pulvériser le Pentagone et la Maison Blanche... Je passais une nuit d'insomnie, tout habillé, rivé sur mon écran de télévision, en en oubliant même de manger et de boire. Au petit matin, je téléphonai à mon collège pour me porter pal et je continuai de dévorer le malheur des autres. Ma vie bascula du tout au tout. Mon ennui s'accroissait dès que je n'avais plus la moindre image des deux tours en lambeaux devant les yeux. J'enseignais avec encore moins de passion, totalement désincarné, n'attendant, comme mes élèves, que l'heure de la quille. Là, je courais comme un effréné, gagnant mon appartement au plus vite. Télévision, Internet, magazines, tout y passait, il me fallait ma dose quotidienne de néant américain.
L'année qui suivit étant encore hantée par les images du 11 septembre. Cet événement historique, sans doute le plus important symboliquement de notre nouveau siècle, était tellement inattendu, tellement violent, tellement esthétique, qu'il me remplissait totalement. Car oui, le chaos est sans doute ce qu'il y a de plus beau au monde... Quoi de plus magnifique qu'un volcan vomissant sa lave le long de ses flancs ? Qu'un désert aride qui fut jadis un lac ? Qu'une marée noire souillant des côtes sablonneuses ? Qu'un écoulement de boue emportant des maisons en bois ? Que ces photographies en noir et blanc de villes bombardées pendant la Seconde Guerre mondiale, telles que Dresdes ou Hiroshima ? Qu'un nuage atomique surgissant d'un atoll ?
Mon désir le plus cher, me possédant tout entier, jour après jour, était de voir le Ground Zero qui défigurait New York. Scruter de moi-même la cicatrice aux irréelles proportions, m'assurer qu'elle existait bel et bien, qu'elle n'était pas une invention engendrée par les médias. Ceux qui m'entouraient craignaient pour ma santé mentale, me préférant apathique plutôt qu'obsédé par cet événement tragique. J'avais retapissé les murs de mon appartement de photos des deux tours jumelles avant, pendant et après l'attentat, je me levais en y pensant, me couchais en imaginant ce qu'avaient pu ressentir les passagers des deux avions à l'approche de leur mort certaine, ou ces hommes et femmes d'affaires voyant les boeings s'abattre sur leurs bureaux. Vivre ses dernières secondes dans la stupeur. Ressentir tout simplement.
Je pris mes billets pour New York, n'y tenant plus. Je ne voulus pas tout de suite aller sur le site de Ground Zero. Je m'y préparais comme on s'apprête à faire l'amour pour la première fois. En approchant de la zone convoitée, mais sans fondre dessus. Direction, pour faire diversion, la Statue de la Liberté qui me parut ridiculement petite. Puis ascension classique sur l'Empire State Building, sans aucune étincelle de plaisir. Ensuite, petite balade dans Central Park, sans entrain. Enfin, se fondre dans la masse à Times Square, le soir. La ville qui ne dort jamais provoquait en moi une insomnie croissante. Oui, il me fallait une piqûre de néant, mon adrénaline à moi et je m'endormis paisiblement, puisque le lendemain, j'allais enfin pouvoir admirer ce qui m'obsédait depuis presque deux ans. Je choisis des vêtements dignes d'une cérémonie de mariage et me dirigeais tôt le matin vers l'ancien site qui avait vu naître, puis périr, les tours du World Trade Center. La béance m'attendait, m'appelait. Je n'avais envie que d'une chose, me plonger dedans, ne faire qu'un avec elle. Mais quand je la vis, je fus déçu. Je l'imaginais belle, sombre, immense entourée par d'infâmes clôtures sur lesquelles subsisteraient des lettres et des fleurs destinées aux personnes qui y avaient succombé. Je ne trouvais qu'un semblant de parking sous-terrain, un vaste chantier rempli d'engins de construction, de goudron, de béton armé, d'hommes affairés à reconstruire ce qui avait disparu. Au milieu de l'après-midi, j'y étais toutefois encore, comme un amant éconduit par sa belle, qui reste dans l'espoir d'un changement. Tout à coup, à 16h13 exactement, le dieu du Chaos se manifesta. Une immense panne d'électricité toucha toute la côte Nord-Est des Etats-Unis. Plus rien ne fonctionnait nulle part. Tout le monde envahit les rues, la peur se faisait palpable. Je revivais. Je quittais ma maîtresse de béton pour me joindre à la foule. Le mot « terrorisme » était sur toutes les lèvres, on levait les yeux au ciel pour guetter un éventuel avion kamikaze, on inspectait les fondations des buildings. La vie tourbillonnante se fit suspension. Dans ce climat de terreur, dans les rumeurs qui se propageaient, dans la catastrophe qui se profilait, je m'épanouissais. Enfin New York me séduisait ! On m'en avait fait de belles promesses à son sujet, mais jusqu'à présent, je n'y avais vu qu'un Paris en version plus modernisée et aseptisée... Hormis Ground Zero qui ne quittait pas mes esprits malgré mon désappointement, rien n'avait vraiment su me divertir quelque peu. Jusqu'à ce black out complet et fulgurant qui s'éternisait. Je me souviendrai toujours de ce jeudi 14 août 2003.
Car ce fut alors que je la vis. Cette jeune fille captivante, au visage lacéré, comme coupé en deux et recollé au petit bonheur. Perdue dans la foule, marchant comme au ralenti, un appareil photo autour du cou, capturant les moments de panique qui commençaient à poindre, guettant l'imprévisible, un sourire dans ce qui lui restait de lèvres. La femme rêvée. Un Picasso de chair et de sang. Je me sentis irrémédiablement attiré par elle, j'en oubliais presque la foule sans cesse grandissante, Ground Zero et ses charmes de sirène mortels. Je suivis ma femme défigurée. Elle aussi semblait exulter dans ce chaos qui naissait. Elle grimpa sur un arrêt d'autobus pour prendre des clichés d'ensemble, elle régnait sur la ville comme une amazone. Elle virevoltait, bondissait, s'échappait sans cesse. Soudain, elle me vit. Je devais être la seule personne aux environs à me réjouir de la situation alors que tout le monde avait la peur maculée sur leurs visages. Elle se dirigea vers moi, me prit par la main et en français, me dit « Viens ! » Et nous courûmes dans Manhattan, bousculant à tour de bras les passants effrayés. Je vivais un rêve éveillé : emporté par une femme énigmatique au passé visiblement douloureux, tourbillonnant dans un univers en plein chaos. Je pouvais mourir désormais. « Tu veux aller dans Ground Zero, n'est-ce pas ? Je connais un chemin ». Et sans attendre ma réponse, elle m'entraîna dans son sillon. Je découvris un passage entre deux portes indiquant un accès interdit et une voie sans issue, nous nous y engouffrâmes. Elle me dit de me baisser, ce que je fis et nous parvînmes dans une petite salle où étaient affichées de nombreuses propositions de plans pour la future tour prévue en remplacement des défuntes et que je devinais grâce à la flamme du briquet de ma mystérieuse photographe. « Là où nous sommes, c'était avant les vestiaires pour les employés de ménage. Il en reste quelques traces par ici, mais bientôt, tout sera recouvert, bientôt, il ne restera plus rien de ce trou. Profitons-en tant qu'il est encore temps ». Et elle se déshabilla entièrement. Elle souffla sur la flamme de son briquet, nous nous retrouvâmes dans le néant absolu. Elle retira mes vêtements d'apparat souillés de poussière, me jeta au sol et me chevaucha, contrôlant mes moindres faits et gestes, ainsi que mon plaisir. Je n'avais pas le droit de toucher son visage qui m'excitait au plus haut point et je tâchais de découvrir si d'autres traces de mutilation existaient sur son corps. Au petit matin, l'électricité n'était toujours pas revenue. Nous avions passé la nuit à faire l'amour, dans Ground Zero. On ouvrit la porte de la petite salle pour admirer New York d'en bas. De très bas. Elle me photographia sous toutes les coutures en murmurant « Tu ne me reconnais donc pas ? » Devant ma perplexité, elle répondit, simplement : « Sybille. Souviens-toi. » Ce prénom me renvoya presque vingt années en arrière, la petite fille défigurée que j'avais oubliée, emportée par des couches d'ennui toujours plus épaisses et cotonneuses. « Je savais que je te reverrai. Je savais que ce serait ici. Tu étais le garçon le plus étrange que je connaisse, le seul que mes cicatrices n'effrayaient pas, le seul qui désirait m'embrasser sur la joue alors qu'elles étaient totalement arrachées. Ces marques m'ont rendu plus fortes que tout et tes attentions faisaient office de chirurgie plastique. Je savais que ce serait ici que tu reviendrais, car ce Ground Zero, c'est toi. Je suis venue chaque jour, depuis que le site est accessible, dans l'espoir de t'y retrouver. Tu es Ground Zero car tu représentes les bas fonds de l'âme humaine, avec un coeur en béton armé. Mais bientôt tu t'élèveras, tu renaîtras des cendres que tu as semées. Je t'y aiderai comme tu m'as aidé à survivre, sans le savoir, il y a longtemps. » Je me souvins alors de la phrase d'Alfred de Vigny. « L’ennui est la maladie de la vie ; pour la guérir, il suffit de peu de choses : aimer ou vouloir. » Je pris Sybille par la main et je décidai alors d'aimer. Et mes soupirs se firent soulagement.