I-Care : L'ombre de Noe
Alice Griffin
Synopsis
Année 2250, Pandore, une épidémie extrêmement contagieuse de grippe mutante, décime la quasi-totalité de l’humanité.
En 2251, le nouveau gouvernement mondial et l’armée, exsangues, instaurent un couvre-feu permanent sur toute la planète. Afin d’éradiquer l’épidémie, chaque survivant a été équipé d’I-Care, système bioélectronique permettant, dans un premier temps, d’assurer à la fois le respect du couvre-feu et la bonne santé des derniers habitants de la Terre.
Peu après, l’armée installe un réseau pneumatique assurant l’acheminement de denrée alimentaire dans chaque foyer.
2254, un groupe d’anciens informaticiens pirate I-Care et y installe un réseau social ; l’humanité peut, à présent, rester en contact malgré l’isolement. Le gouvernement, plutôt favorable à la paix que promet un tel outil, prend en main le réseau et en confie l’administration à un des pirates à l’origine du développement d’I-Care ; ce dernier se choisit pour pseudonyme le nom de Dédale.
2278, Sacha fête ses quinze ans à Paris en compagnie de Charles et Elizabeth, ses parents, réunis grâce à un regroupement exceptionnel accordé à certains couples. L’adolescente tente de survivre comme elle le peut au confinement et de faire le deuil de sa sœur jumelle, Noe, emportée par la maladie, deux ans plus tôt.
Peintre prodige, Sacha utilise chaque recoin du vieux manoir où elle vit pour exprimer son art. Pourtant, depuis le décès de Noe, Sacha a perdu son talent et tente chaque jour de retrouver ce don.
La vie suit son cours, jusqu’au jour où le gouvernement annonce aux habitants de Paris qu’une première sortie est prévue dans quelques jours. Sacha fait partie du groupe sélectionné pour aller visiter le Mu d’O, aile contemporaine du musée d’Orsay tombé en décrépitude.
Là, elle rencontre Nemo, avec qui elle a de nombreux points communs, notamment l’art et l’envie de découvrir le monde. Le jeune homme lui avouera qu’il ne s’agit pas de sa première sortie puisque, régulièrement, les résistants saturent I-Care afin de pouvoir se déplacer sans être repérés.
Sacha découvre que le monde n’est pas aussi fade qu’elle le croyait et qu’il lui sera, peut-être, un jour possible de réaliser son rêve : rejoindre Olena et Memet, ses meilleurs amis, jusque dans leurs pays.
Avant qu’on ne la raccompagne, Nemo lui confie un petit caméléon, Neshi. Il s’agit d’un cyberalt, que le jeune homme lui présente comme étant un moyen pour lui de l’avertir des prochaines plages de sortie possibles. Il lui conseille de ne pas abandonner sa passion et pour cela, de laisser libre-cours à ses émotions, les plus positives comme les plus négatives.
Sacha rentre chez elle, reprend ses travaux de peinture et inquiète ses parents qui n’apprécient pas ce que devient leur fille. L’adolescente ne cède pas et confie à son père que, petit à petit, elle retrouve des souvenirs qui lui permettent de mieux accepter la mort de sa sœur.
Peu après, elle demande à ses parents de confirmer l’autorisation d’ajouter Nemo à la liste des personnes ayant accès à sa page personnelle I-Care. Les vérifications d’usage effectuées, Charles accepte.
Sacha discute, désormais, quotidiennement avec Nemo et le présente à Olena et Memet, qui voit tout de suite en lui un rival potentiel. Les conversations entre Sacha et Nemo restent pourtant superficielles. Ils savent qu’I-Care est très surveillé et ne souhaitent pas mettre en danger la résistance.
Sacha découvre alors les photographies de Nemo, que celui-ci fait passer pour des peintures très réalistes en les retravaillant manuellement. Les deux adolescents se lient de plus en plus, Memet ne cesse de dénigrer le travail de Nemo.
Dix jours plus tard, Sacha reçoit, via Neshi, un message de Nemo lui indiquant de se tenir prête à trois heures du matin pour une sortie d’une demi-heure. Au milieu de la nuit, l’adolescente réussit à sortir de chez elle. Affolée, et en même temps ivre de joie, Sacha se laisse emmener jusque sur les toits de Paris où elle s’émerveille devant les ombres des monuments.
Nemo et Sacha se rapprochent et finissent par échanger un baiser. Alors qu’ils se dirigent en direction du manoir, depuis les toits, ils observent un groupe de soldats qui vient d’arrêter deux fuyardes. Impuissants, Nemo et Sacha assistent à leur exécution.
Traumatisée par ce qu’elle vient de vivre, Sacha retourne dans le manoir et coupe les ponts avec Nemo pendant un certain temps. Elle se réfugie auprès de Memet et essaye de tout lui raconter sans trahir le fait qu’elle a pu sortir. Elle finit par avouer à son ami qu’elle a échangé un baiser avec Nemo.
Memet accuse le coup, mais pardonne tout à Sacha, lui faisant promettre de ne plus jamais parler à Nemo. Elle le lui promet, mais ne cesse de penser à lui et à ce qu’ils ont vécu ensemble. Finalement, elle décide de blacklister le jeune homme, le temps de pouvoir réfléchir.
Olena n’est pas du même avis que Memet. Elle estime que Sacha a une chance énorme d’avoir pu faire l’expérience d’un baiser et qu’elle ne devrait pas abandonner Nemo. Elle ne veut pas que son amie se renferme sur elle-même comme avant et l’encourage à s’ouvrir au monde et à poursuivre son travail pour retrouver son talent.
Partagée, Sacha se tourne vers son père qui lui conseille de ne pas se brusquer et de laisser les choses se faire naturellement. Sa mère, quant à elle, tente de l’aider en lui proposant de lui créer un triptyque d’après d’anciennes photos de danseuses d’opéra. L’adolescente accepte, mais s’ennuie beaucoup et détruit plusieurs croquis sans arriver à atteindre le résultat qu’elle souhaite. Elle finit par se tourner vers Nemo qu’elle débloque. Sans poser de questions, il lui donne quelques pistes à travailler.
Sacha finit par réaliser trois toiles extrêmement expressives et passionnées. Outrée par ce qu’elle estime être une provocation, la mère de Sacha détruit les toiles de sa fille. Charles soutient sa femme et décide de demander l’autorisation d’avoir accès aux conversations de sa fille. Il est persuadé que quelqu’un l’influence en secret.
Peu après, Memet apprend que Sacha a repris le contact avec Nemo. Il décide d’en avertir les parents de Sacha. Jaloux, il leur raconte tout ce qui s’est passé entre leur fille et le jeune homme et exprime son inquiétude. Il fait promettre à ses parents de ne pas le trahir auprès de Sacha. Sur l’instant, Elizabeth et Charles décident de blacklister définitivement Némo. Lui interdisant, dès lors, d’entrer en contact avec Sacha.
Sacha essaie de comprendre pourquoi ses parents rejettent Nemo. Ils lui expliquent avoir remarqué qu’elle subissait une mauvaise influence depuis sa rencontre avec le jeune homme et que, la sachant encore fragile, ils ont préféré la protéger.
L’adolescente n’accepte pas la décision de ses parents et Nemo trouve le moyen de la contacter grâce à Neshi. Le jeune homme pousse Sacha à oser sortir de nouveau, malgré ce qu’ils ont vécu la première fois. Bien qu’hésitante, elle accepte.
Les deux adolescents se rejoignent un soir par semaine, en fonction de l’activité de la résistance. Là, ils visitent des dizaines de lieux laissés à l’abandon. Une nuit, ils pénètrent dans une friche entre les ronces de laquelle ils découvrent plusieurs statues mangées par le temps.
Nemo et Sacha en font leur havre, protégés par la verdure, ils apprennent à se connaître et à s’aimer.
Alors qu’elle rentre après une escapade jusqu’au bassin, Sacha se fait surprendre par son père qui l’enferme dans une pièce sans fenêtre. L’adolescente n’a pas le temps de récupérer Neshi, tombé alors qu’elle se débattait contre son père. Le lendemain, sa mère vient discuter avec elle, à travers la porte et cherche à savoir ce que Sacha a fait lorsqu’elle était dehors. La jeune fille lui explique qu’elle allait seulement sur le toit du manoir pour observer la ville. Rassurée, sa mère la croit et lui remet son matériel de peinture.
Sacha n’a plus que son art pour s’évader. Elle commence par couvrir les murs de scènes lumineuses où se mêlent les souvenirs du bassin et ceux de sa sœur. Étrangement, plus elle peint, plus elle se rend malade. Petit à petit, elle se rend compte qu’elle a tendance à peindre le visage de Noe comme s’il s’agissait du sien. Car, bien qu’elles soient jumelles, les deux sœurs avaient quelques différences comme un grain de beauté placé à un endroit différent ou une cicatrice sous le menton.
La veille de ses seize ans, alors qu’elle est restée alitée toute la journée, Sacha fait un cauchemar et comprend qu’il s’agit en fait d’un souvenir. Elle se voit allongée dans un cercueil, sa sœur pleure sur sa dépouille. Ses parents sont derrière Noe, la prennent dans leur bras et l’appellent Sacha.
La vérité se dévoile aux yeux de la jeune fille, leurs identités ont été échangées. Sacha se débrouille pour réveiller ses parents et faire en sorte qu’ils ouvrent la porte de la chambre, là elle leur demande de lui expliquer tout ce qu’il s’est passé lors de la mort de sa sœur.
Ses parents lui expliquent qu’à la mort de Sacha, Noe était tombé en aphasie et refusait de s’alimenter. Sacha étant la plus forte des jumelles, ils ont eu peur de perdre aussi leur deuxième fille. C’est là qu’ils ont décidé d’échanger leur vie. Faisant croire jour après jour à Noe qu’elle était Sacha.
Incapable d’affronter la vérité, Sacha fuit de chez elle. Alors qu’elle dévale une rue déserte, un groupe d’hommes masqués surgit de nulle part, la kidnappe, neutralise son interface I-Care pour ensuite l’emmener jusque dans les catacombes de Paris.
Par la suite, Sacha retrouvera Nemo dans les catacombes puis rejoindra Olena jusqu’à Kiev. Là, après avoir découvert que sa meilleure amie n’est qu’un zombie social, elle va rejoindre Otto, cyber-proxénète et chef d’un réseau de résistance nommé la Cellule. Devant affronter la mort de Nemo, contaminé par la grippe, Sacha apprendra que les gouvernements ont migré sur Mars et qu’ils ont laissé la gestion des survivants sous la responsabilité de Dédale et d'I-Care. Sans attaches, la jeune adolescente sacrifiera une partie de ses souvenirs pour neutraliser l’administrateur d’I-Care et répandre la vérité sur toute la planète.
Dédale vaincu, Otto écarte Sacha du reste des événements, voulant lui offrir la vie d’une jeune fille normale. Il contacte Memet, qui vient la rejoindre à Moscou. De là, tous deux partent jusqu’en Mongolie, à l’écart du monde. Sacha n’a pas oublié ce que Memet a pu faire, mais elle le prétendra. Il reste la seule personne à qui elle ait encore envie de parler.
En 2332, Noam Ben Jelloun, xénobiologiste talentueux, découvre le vaccin contre Pandore. Lors de la remise de son prix Nobel, il rendra hommage à ses parents, Sacha-Noe Keller et Memet Ben Jelloun.
Bible des personnages
Sacha Keller (la véritable Noe) : Petit chat maigre, comme la surnomme son père, Sacha est une jeune fille de quinze ans renfermée sur elle-même. Les traitements antibiotiques qu’elle a subis durant son enfance, ont dépigmenté ses cheveux devenus blancs. Le bracelet I-Care, qu’elle porte à la main gauche, cours du bas de ses doigts jusqu’à son coude, à la manière d’une mitaine.
Sacha porte constamment son casque branché à l’interface musicale d’I-care, soit autour de son cou soit sur ses oreilles. Elle écoute toute sorte de choses, mais garde une préférence pour les musiques très rythmées. Sacha rêverait que ses œuvres soient exposées à Versailles ou au Mud’O, aile contemporaine du Musée d’Orsay.
Noe Keller (la véritable Sacha) : Noe a treize ans lorsque l’épidémie de grippe l’emporte. C’était une adolescente type de son époque. Elle sévissait sur I-Care, via sa page personnelle, critiquant avec une certaine maladresse le système mis en place par le gouvernement tout en n’arrivant pas à s’en détacher. Noe était une jeune fille qui pouvait paraître superficielle et qui gardait pourtant toujours un œil sur les dernières informations relatives à l’épidémie. Sans être vraiment certaine de ce qu’elle voulait devenir plus tard, le journalisme semblait être le métier qui l’attirait le plus. Tout comme sa sœur jumelle, Noe arborait une chevelure blanche et une peau de lait.
Elizabeth Keller : Elizabeth est la mère des jumelles. Ancienne étoile d’opéra au tempérament morose, habituée des dîners mondains et du faste, elle vit avec beaucoup de difficulté le fait de devoir rester enfermée chez elle. Mère aimante, quoique très peu présente, elle laisse son mari, Charles, s’occuper de ses filles au quotidien. I-Care est pour elle le moyen de revivre sa jeunesse et de reformer autour d’elle la petite cour d’admirateurs qui la suivait au temps de sa célébrité. La honte et la solitude restent les sentiments qu’elle fuit le plus.
Charles Keller : Charles est le père des jumelles. Professeur de langues sur I-Care, il est tout pour sa fille. Attentif, cordial et amoureux fou de sa femme comme au premier jour, il se fait une fierté d’être toujours vêtu à quatre épingles et de coiffer sa moustache comme personne. Passionné par la culture anglaise et notamment par ses poètes, il adore converser avec sa fille pendant des heures à propos de ses récentes lectures.
Olena Horowitz : Olena est un zombie social. Un fantôme créé par Dédale pour remplir le réseau. C’est une personne tempérée, compréhensive et très sensible. L’interface ayant connu quelques bugs lors du transfert de sa fiche personnelle, Olena est atteinte de troubles obsessionnels compulsifs qui la rendent à la fois plus attachante et plus étrange. Au plus fort du mal-être de Sacha, elle n’hésite pas à composer plusieurs morceaux afin de consoler son amie. Son identité première est celle d’une jeune pianiste ukrainienne, sans aucune famille, décédée au tout début de l’épidémie.
Memet : Memet est un jeune marocain de seize ans. Blagueur, populaire et beau garçon, il fait des ravages auprès des adolescentes d’I-Care. Amoureux de Sacha depuis leur première rencontre à l’âge de huit ans, il est le seul à avoir quelques doutes sur la véritable identité de son amie. Memet ne rêve que de grands espaces et de chevaux. Il souhaiterait, à la fin de l’épidémie, reprendre le haras que son grand-père a dû abandonner lors de l’apparition de Pandore.
Nemo : Nemo est un enfant de la rue issu d’une très ancienne famille de nomades mongoles. Débrouillard, intelligent et charmeur, il vit depuis dix ans, en compagnie des derniers membres de son clan, dans les catacombes de Paris. Il ne quitte jamais l’appareil photo qu’il a volé à un agent du gouvernement au cours d’un guet-apens.
Comme le veut la tradition, c’est à l’âge de sept ans qu’il s’est choisi un prénom. Grand lecteur, il s’est donc inspiré du nom du capitaine de Vingt mille lieues sous les mers. Il rêve de faire le tour du monde et de retrouver la terre de ses ancêtres.
Neshi : Neshi est un cyberalt, une interface de connexion au réseau pirate, construite sous la forme d’un caméléon. Il sera confié à Sacha et deviendra rapidement pour elle un compagnon des plus loufoques et des plus utiles. Comme tous les cyberalts, il a une personnalité bien affirmée, la sienne étant calquée sur celle d’un animal de dessin animé.
Otto : Otto est un pirate informatique d’origine allemande. Il est le chef de la Cellule située à Moscou. C’est un homme d’une quarantaine d’années, misogyne, bourru et autoritaire. Afin de financer le fonctionnement de la Cellule, il a mis en place une maison close cybernétique très en vogue. Ele permet, à ceux qui peuvent payer, de dialoguer avec plus d’une centaine d’escort-girls virtuelles. Il va pourtant évoluer à partir du jour où il rencontrera Sacha et apprendra son histoire. Otto va devenir un père de substitution pour Sacha et l’aidera dans sa quête de vérité.
Dédale : Dédale est un des informaticiens rebelles à l’origine du piratage d’I-Care. Aujourd’hui au service du gouvernement, il est l’administrateur principal du réseau. Paranoïaque, sadique et lâche, il aime à se présenter comme une véritable montagne de muscle. Son plus grand regret étant de n’être en réalité qu’un homme de taille moyenne, myope et solitaire.
Dépendant du pouvoir que lui donne le fait de contrôler chaque information et chaque échange sur le biosystème, il reste branché même dans son sommeil.
1
Je déteste les réveils, plus que tout. C’est toujours la même chose : je m’extirpe de mes songes, j’entrouvre les paupières, je souris puis je me souviens.
Je me souviens d’où je vis, de qui je suis, de ce que j’ai encore à affronter avant de redevenir heureuse, c’est là qu’apparait la nausée. Alors je me lève, la fuite commence.
Avec un brin d’espoir, je jette un coup d’œil par la fenêtre, histoire de voir si dehors, par miracle, il n’y aurait pas une foule de Parisiens libérés de leur prison. Comme chaque jour, la tristesse des rues vides vient piétiner ce tout petit souhait.
Je ferme les yeux, inspire un grand coup pour retrouver le courage de faire un mouvement de plus, celui qui amorcera mon rituel quotidien. Je rouvre les paupières, autour de moi s’expose le résultat de deux ans de travail. Rien que des croûtes, de pâles fresques face à ce que je pouvais produire dès mes cinq ans.
Alors mon cerveau reprend en main la carcasse molle que je suis.
Premiers gestes de la journée : brancher mon casque à I-Care, choisir un gros morceau, un bien gras, soutenu. Un rythme auquel je pourrais m’accorder pour survivre à la douleur d’être seule.
< Olen@ > Tu n’es pas seule.
La phrase clignote sur l’interface transparente au-dessus de mon œil gauche. Je pianote des doigts sur le clavier tactile de mon poignet.
< Sach@ > Je n’aime pas quand tu fais ça…
< Olen@ > Quand je fais quoi ?
< Sach@ > Quand tu m’espionnes.
Pourtant je souris. Olena a cet effet sur moi. Une eau qui m’apaise. Elle sait tout de moi et je crois connaître tout d’elle. De ses manies de dire trois fois bonjour et au revoir, comme de ses espoirs d’un jour pouvoir entendre une de ses compositions sur les ondes.
< Olen@ > Pourquoi tu t’acharnes à toujours écouter cette musique de dégénérés ?
< Sach@ > Parce que je suis une dégénérée ?
< Olen@ > Arrête avec ça !
< Sach@ > Tu as raison, je vais prendre mon bain !
Je sens déjà mon être se réconcilier avec lui-même. D’un balayement du doigt, je change de playlist et opte pour les morceaux que ma seule amie a composés et enregistrés pour moi. Une cascade de notes de piano déferle dans mes oreilles. Elle me conte un coin d’ombre sous un arbre écrasé de soleil. Un champ d’herbe encore grasse où tentent de s’endormir mes souffrances les plus profondes. Le charme se rompt.
< Memet > Je peux venir ?
< Olen@ > Bonjour Memet. Bonjour Memet. Bonjour Memet.
< Memet > Salut Ole !
< Sach@ > Salut Memet, venir où ?
< Memet > Avec toi, n’importe où, jusque dans ton bain pour te masser les pieds.
< Olen@ > Je crois que je vais vous laisser…
< Sach@ > Je croyais que tu avais tout un tas de trucs à faire avec Anna, ta nouvelle conquête.
< Memet > Oui avec Anna on fait des « trucs ». Mais c’est avec toi que je veux faire le reste !
< Sach@ > Dans tes rêves…
< Memet > Si tu veux ! Ça me va !
< Sach@ > Allez, je vous laisse, à tout à l’heure, je vais vraiment prendre mon bain.
Après m’être déconnectée de ma page personnelle, je m’inspecte dans le miroir. Je ne comprends toujours pas pourquoi Memet, le Dom Juan de ces dames, s’intéresse à moi.
Les traitements antibiotiques ont agressé mon corps avec une telle violence que mes cheveux n’ont jamais retrouvé leur couleur d’origine. Je pourrais trouver cela plutôt pas mal, d’avoir une tignasse blanche, si seulement ma peau pouvait être bronzée.
Seulement les médicaments ne l’ont pas épargné non plus, si bien que l’on voit toutes mes veines au travers, tant elle est transparente. Et inutile de compter sur les rayons du soleil puisque je suis enfermée chez moi depuis ma naissance.
Souvent, j’imagine quelle serait ma vie si Pandore n’avait pas dévasté la planète ; à chaque fois je me heurte aux limites de mon esprit. C’est pour cela que je peins, pour étendre mon emprise sur ce monde que je ne connais pas, pour poser les questions que je ne peux pas prononcer à haute voix, pour me libérer de cette maison aussi froide qu’un cercueil.
C’est alors que j’éclate de rire. De me voir là, devant le miroir, m’inspecter sous tous les angles, me plaindre d’avoir survécu, me donne soudain envie de me mettre de grandes gifles. C’est vrai, je ne suis pas belle, pas vraiment intéressante malgré tout ce que pourra me dire Memet. Et après ?
J’ai tout ce qu’il me faut pour survivre, à manger, à boire, I-Care qui prend soin de moi et me garde en contact avec mes amis.
Je tire, malgré tout, les manches de mon pull jusqu’au creux de mes paumes, j’ai vraiment l’air d’un oiseau égaré comme dirait ma mère ou d’un petit chat maigre comme dirait mon père. En tous cas d’une sorte d’animal sauvage mal en point. Le piano reprend alors possession de mon esprit, une seule note sonne, les larmes me montent aux yeux.
Avant, nous étions deux, miroir l’une de l’autre, puisque Noe était si belle, je lui correspondais. Je n’étais cependant qu’un reflet de l’énergie qu’elle dégageait. Avec amour, sans aucune jalousie, je grandissais sous les rayons de ce soleil éclatant. Aujourd’hui mon ciel est vide, il n’y fait même pas nuit. Noe n’est pas une étoile, c’est un souvenir que je pourchasse et personne ne m’en plaindra. Puisque finalement tous ont le même constat au bord des lèvres.
— Toi, au moins, tu es vivante. Pas comme Noe, pas comme ta sœur.
2
Je prends mon bain quotidien, fixant la projection du chronomètre électronique sur le mur. Une minute, la poudre désinfectante se dissout dans l’eau. Quatre minutes, la solution alcoolisée se dilue en spirales vertes. Dix minutes, cinq gouttes d’huile essentielle de cannelle et encore cinq de citron, je me détends. Cinq minutes plus tard, la bonde se soulève et l’eau encore chaude s’échappe, me laissant nue au fond de la baignoire.
Je me relève, m’essuie et enfile une tenue propre après avoir dégagé la coque de protection d’I-Care. Par réflexe, je vérifie les voyants de diagnostic, tous verts.
— C’est pas pour aujourd’hui ma vieille !
Ma voix semble déclencher un mouvement au rez-de-chaussée. Un grincement de chaise sur la vieille dalle me fait grimacer. Maman est levée, j’aurais dû descendre plus tôt pour avoir une chance de l’éviter.
— Est-ce ma fille que je viens d’entendre ?
Un grattement impatient à la porte m’informe que mon père, lui aussi, m’attendait. Je suis soulagée, il me protégera de la tristesse de ma mère.
— Oui Papa, j’arrive.
— Petit déjeuner ?
— Si tu veux.
J’ouvre la porte et il me sourit comme si j’étais la plus précieuse des choses en ce monde.
— Alors petit chat maigre, on parie ? Porridge ou fayots ?
— On parie quoi ?
— Le dessert de ce soir ?
— Pari tenu. Le porridge.
Nous rejoignons la pièce qui nous sert de salon. Mon père me cite quelques-uns des vers qu’il a lus dans la nuit, je lui fais part de mon projet de peinture. Alors que nous entrons dans la salle à manger, j’ai juste le temps d’apercevoir un voile de mousseline disparaître au détour d’une porte qui se ferme. Je soupire.
— Pourquoi fait-elle toujours ça ?
— Elle est un peu perdue.
Elizabeth Keller, ma mère, que je n’ai pas appelée maman depuis deux ans, n’apprécie pas que je prenne un peu de temps pour moi le matin. Ainsi a-t-elle décidé de me faire part de son mécontentement en m’évitant ouvertement. Aujourd’hui, cette attitude me fatigue plus qu’elle ne m’exaspère.
— On l’est tous.
— Tu sais depuis la mort de Noe…
— Arrête avec ça, on l’a tous perdu. Ça date de plus longtemps.
— Tu veux vraiment qu’on ait encore une fois cette discussion ?
— Celle où tu vas finir par me dire qu’elle est ma mère et la femme que tu aimes ? Non merci.
— On est bien d’accord.
J’ouvre la trappe sur laquelle donnent les tuyaux de plastique par lesquels nous parviennent toutes les denrées alimentaires. Mon père fait mine d’être impatient de découvrir ce que je tiens désormais dans mes mains. La vie est tellement plus facile avec lui, il est toujours prêt à me faire croire que ses petites choses sont encore importantes. J’ouvre les doigts.
— Haricots ! Je le savais ! À moi la mousse au chocolat !
— Ou le riz au lait…
— On parie ?
— Papa…
Nous prenons notre repas sans un mot, puis mon bracelet m’avertit d’un nouveau message.
— Comment va Olena ?
— Comme une pianiste ukrainienne enfermée dans une bicoque avec pour seuls amis son piano et une Parisienne déprimée.
— Tu te sens vraiment déprimée ?
Cette question me donne envie de hurler, je n’oublie pourtant pas que c’est mon père qui vient de la poser.
— Comme une ado de mon âge enfermée dans un manoir baroque depuis sa naissance…
— Je n’aime pas quand tu es ironique.
— On ne peut pas tout avoir, une fille en bonne santé et en même temps de bonne compagnie.
— Et pourquoi donc ?
Mon père me pose cette question sans pouvoir cacher la tristesse de son sourire. Enfin, il se penche sur l’interface implantée dans son poignet et manipule son écran sans un mot.
— Demain est une date spéciale. Tu as déjà rempli ton bulletin de souhait ?
— Tu peux dire anniversaire, je ne vais pas fondre en larmes. Et, oui, je l’ai rempli depuis un mois déjà. Comme d’habitude, toile, pinceaux, huiles et un peu de fusain.
— Je ne suis pas certain que tu auras tout ça.
— Mais cela ne coûte rien de demander ? Donc je demande.
— Tu as raison. Est-ce que tu veux que je commande un gâteau ?
— Non, mais je mangerai bien quelque chose de spécial, s’il nous reste assez de crédits. Je te laisse me faire la surprise.
— Compris.
Je reçois alors un nouveau message.
— Bon. Allez file !
Je lui souris.
— Merci quand même.
— Pour quoi ?
— De toujours t’inquiéter.
Je rejoins ma chambre au pas de course. Les vieux escaliers grincent sous mon poids, autour de moi des murs décrépis défilent. Cette maison est grande, trop grande pour une famille de trois personnes. Mais ma mère ne s’en séparerait pour rien au monde.
Je m’affale sur mon lit et mets à jour mon statut.
< Memet > Un peu long ce bain…
< Sach@ > J’ai pris le p’tit dej’ avec mon père.
< Memet > Et maintenant tu es totalement disponible ?
< Sach@ > Ça dépend pour quoi…
< Memet > Tu me plais. Vraiment.
< Sach@ > Tu me l’as déjà dit. Et je vais te répéter une chose, ce n’est pas crédible, tu vis au Maroc, moi en France, nous sommes enfermés chez nous depuis notre naissance, nous ne nous rencontrerons jamais.
< Memet > Si tu me le demandais, je te rejoindrais.
< Sach@ > Et moi je ne veux pas que tu prennes ce risque.
< Memet > Donc tu tiens à moi…
< Sach@ > Évidemment.
< Memet > Quand tu seras prête, je viendrais frapper à la porte de chez toi, et je t’emmènerai avec moi.
< Sach@ > D’accord. Pour l'instant, dis-m’en plus sur Anna.
< Memet > Fade, creuse, inintéressante, parce qu’elle n’est pas toi.
À cet instant, ma fenêtre de dialogue se ferme d’elle-même, je fronce les sourcils. Le cadre de l’écran passe à l’orange, je ne l’ai jamais vu faire ça. Je panique. Trois bips résonnent. Puis un message sur mon écran.
<@Gouv> Autorisation accordée pour une sortie de trois heures, ce dimanche. Veuillez à vous reporter au code suivant pour connaitre votre destination. #MU5862DO.