Ichor: La nuit du dix-sept

aeden

Premier volet d'une série littéraire de sciences-fiction, à suivre sur WeLoveWords.

I. La Nuit du Dix-Sept

Le sujet s'épuise chaque jour un peu plus et j'imagine que tout le monde a sa propre histoire. Je ne suis pas sorti, j'ai rien vu de particulier reste la réponse la plus commune – qu'elle soit vraie ou qu'elle soit fausse. Ce soir-là, tout est allé très vite, Ma montre affichait vingt-deux heures trente et j'avais couru les stations à la recherche de Noah qui insistait pour que je le rejoigne. Dans les souterrains, il y avait cette odeur tenace d'urine et cette odeur de métal qu'on chauffe. Tout ce temps, j'ignorais les intentions de Noah et jusque notre propre destination alors je me plantai sous un abribus quelque part dans le VIIe. Tachant vainement d'échapper à la pluie, sa silhouette s'est découpée au bout de la rue : Noah s'est précipité vers l'abribus en allumant une Lucky Strike.

- Désolé, je cherchais Joe.

Noah a hoché la tête. Il n'a jamais vraiment changé, depuis qu'on s'est rencontré sur les bancs de l'école, il arrive toujours de nulle part avec les mêmes explications douteuses. Plus tard, lorsqu'on lui demandera ce qu'il faisait cette nuit-là, Noah sera le genre à raconter avoir passé la nuit au poste – peut-être que ça l'amuse.

- Ouais, cet enfoiré a disparu.

Je me rappelle l'inscription « Route 66 » sur le T-shirt de Noah, sa main droite vaguement fourrée dans la poche de son jeans et ses tennis blanches salies par les flaques de la ville. Lorsque c'est à moi que l'on pose la question, je m'en tiens toujours à la même version – que je buvais de la vodka au Négatif, quelque part dans le Nord-Est de Paris. Personne n'est jamais allé vérifier ça...

- Alors ?

Il a attendu dans le silence alors que les phares d'une voiture venaient nous éblouir un court instant. Ensuite, il a seulement replacé sa cigarette entre ses doigts avant de répondre à son téléphone. La conversation n'a pas duré longtemps : « Dans dix minutes ».

- Il y a cette soirée.

- Quoi ?

- T'as pas plus important à faire.

- C'est quoi le nom du type ?

- J'en sais rien.

- Quoi ? Ce type au téléphone.

- C'est Paul, je crois que son prénom c'est Paul.

Ce soir-là, je me trouvais dans le sillon de Noah. Ce n'était pas comme si j'avais pu savoir ce qui allait se passer mais j'ai quand même hésité une seconde avant de le suivre alors qu'il s'élançait de nouveau sous la pluie. J'avais déjà ce sentiment qui me nouait le ventre, c'était dans son empressement ou dans les torrents que déversaient le ciel sombre. Ce vertige collectif, celui-là même qui s'ensuivrait dès le lendemain, semblait déjà être présent dans l'air bien avant que ce ne produise quoi que ce soit. Je n'ai jamais vraiment écouté ce qu'ils disent à propos des événements de ce soir-là, ce qu'ils ont appelé La Nuit du Dix-sept ; peut-être parce que j'étais là-bas, certains diraient là où tout a brûlé. Peut-être parce que j'ai toujours su qu'il n'y a rien à retenir des spéculations de ceux qui, succombant à l'obsession généralisée, alimentent la rumeur. Toutes ces voix brouillées par la friture de l'autoradio fatigué. C'est vrai, je crois qu'on pouvait sentir que quelque chose allait se produire, que c'était comme si les événement à naître n'étaient que la conséquence finale d'un millier de causes demeurées dans l'ombre. Alors pouvait-on pressentir, déjà, que s'il existait une réponse, elle serait à chercher auprès des témoins de ce qui est arrivé la nuit du Dix-Sept, ceux-là qui depuis se sont résolus à mentir. J'ai remis la capuche sur mes cheveux mouillés et j'ai suivi le bruit que faisaient ses tennis sur les pavés humides en repensant à toutes ces fois où Noah m'avait seulement agrippé par la manche en me répétant qu'il fallait absolument que je le suive.

Nous arrivions vers vingt-trois heures trente sur les quais de la Seine après un détour par la Place Saint-André-des-Arts. Là, nous retrouvions l'agitation habituelle des samedis soirs parisiens, la foule dense des écumeurs d'alcools et des familles sorties dîner tard dans les restaurants réputés d'une ville asphyxiée. Autour de la place circulaient les quelques voitures de police qui effectuaient régulièrement leur ronde vigilante, l'oeil attentif aux trafics ainsi qu'aux échauffourées typiques de ces endroits saturés. Nous filions pourtant parfaitement entre les gouttes, Noah nous conduisait avec détermination à cette soirée, la réunion classique d'étudiants diplômants soucieux de retarder encore un peu l'âge de raison – chez ce type Paul ?  Nous nous retrouvions bientôt dans les ruelles de l'île de la Cité, puis Rive Droite, à la recherche d'un appartement qui nous sautait très vite aux yeux par les débordements qu'il subissait, aux fenêtres, sur la terrasse et même sur le quai adjacent, les invités de Paul s'étaient répandus comme une maladie infectieuse. Avec le recul, il est vrai que tout était réuni pour que nous assistions à l'événement dont tout le monde parlerait dès le lendemain, de ce qui deviendrait une énigme moderne, bientôt un mythe urbain. Il apparaît aujourd'hui que toutes les personnes que Paul avait décidé d'inviter ce soir-là ont été les témoins récalcitrants de la substance de ce qui est arrivé  : ils n'en relaient pas la rumeur parce qu'ils en connaissent la réalité. Alors lorsque nous avons franchi le hall très embourgeoisé de l'immeuble Haussmannien-type en saluant les quelques personnes qui occupaient le perron, c'est vrai que j'aurais peut-être dû prêter d'avantage attention à leurs noms, leurs visages. Lorsqu'une fois dans le grand couloir de Paul, puis enlisé dans la foule qui occupait le living-room, j'aurais dû noter dans un coin de ma tête tous ces prénoms que j'entendais. Léa, Guilem, Antoine, Vincent, Claire. Noah s'est affairé à retrouver ses gens, déshabillant du regard quelques unes des filles qui s'abandonnaient à la musique, je l'ai vu discuter avec Paul et puis mes yeux se sont perdus par-delà les grandes fenêtres et la terrasse jusque la Seine qui s'agitait quelques mètres plus bas : sous le pont Alexandre III, j'apercevais les remous qui déformaient son cours habituellement calme. Phil, Elsa, Camille et Jérémie. De l'autre côté du fleuve, les flash lumineux et les ombres attroupées sur un autre balcon laissaient entendre qu'une soirée, probablement du même type, avait également lieu Rive Gauche. J'ai bu quelques verres, White Russians et Gin Tonic, avant que Noah n'émerge de la marée humaine en jurant qu'il avait un ticket.

- La fille là-bas.

Je me suis contenté de hocher la tête. Jusqu'à ce moment-là, nous vivions une soirée normale dans notre univers habituel. Un peu de poudre aux yeux, un bar à cocktails et tous ces visages que nous n'avions pas besoin de retenir : les enceintes diffusaient un beat électronique éculé et un instant, j'ai presque pensé que je pourrais m'ennuyer. Pourtant, au détour d'un couloir Noah et moi sommes tombés nez-à-nez avec Joe. « L'enfoiré », Noah a dit avant de se répandre en verbes. Ils ont parlé un instant, Joe m'a tendu sa main, poigne assurée qui seyait parfaitement à son style un peu guindé. Noah lui a dit :

- T'as vu Claire ?

Il a hoché la tête :

- Elles sont sur les quais je crois, parties voir ce type.

C'est à ce moment-là que nous avons traversé le miroir, lorsque Noah m'a répété de le suivre encore quelques mètres aux pieds du bâtiment.

- On y va.

Puis :

- Puisque je te dis que j'ai un ticket.

Nous avons repris les escaliers, sommes sortis par le hall. De l'autre côté du bitume, nous empruntons les marches de pierres qui mènent à la Seine, quelques ombres traînent là, échappées d'une soirée étouffante pour aller prendre l'air, des substances ou une fille, abrités de la pluie sous un pont qui sent l'urine et l'effroi. Il y a de la brume dans l'air, je ne me rappelle pas la dernière fois que j'en ai vue à Paris. Mon ventre se noue un peu plus. J'hésite à prévenir Noah ; un instant je me dit que ce genre de sentiment, cette impression certaine d'un péril imminent, mériterait peut-être qu'on le formule. Je me résigne pourtant, et rejoignant ces ombres que Noah veut allonger, je crois que j'accepte tacitement mon sort.

Nous nous tenons immobiles sous un pont construit dans l'obscurité. Noah répète toutes ces choses que je l'entends dire chaque fois qu'il s'intéresse à une jupe neuve et je le laisse faire par fatigue plus que par amitié. Mes yeux rencontrent brièvement ceux de l'étudiante en sciences politiques qui accompagne l'autre fille, son prénom a valsé un instant dans l'air. Lola, elle a dit alors que je lui réponds déjà Milan.

- Sérieusement ? Lola dit. Je pensais que c'était un prénom de fille.

Par réflexe, je détourne le regard par-delà le cours de la Seine, d'autres silhouettes font la fête sur la rive adjacente, certains sous une pluie qui ne faiblit pas. A cet instant précis, il y a Noah qui parle à Claire, Lola les observe indifférente ; je me tiens un peu plus loin. La voix de Joe transperce un instant le vacarme ambiant mais nous parvient déformée, c'est peut-être la dernière chose que j'entends avant le sifflement strident. Nous avons tous le même premier réflexe, de porter nos mains à nos oreilles, je me retourne vers l'origine du bruit – à vrai dire, comme un millier de bouilloires qu'on aurait oubliées sur le feu, un sifflement suraigu qui résonne dans le crâne comme s'il y était enfermé. Malgré nous, nos jambes ont tremblé un instant avant de céder, nous nous retrouvons chacun un genou à terre et il me semble voir une ligne de sang s'échapper des narines de Noah. Le visage de Claire se déforme dans un cri qu'il nous est impossible d'entendre. C'est là que nous les avons vues, au milieu du fleuve qui serpente sous le pont, les premières étincelles rougeoyantes nées du vide, suspendues quelques mètres au-dessus de la surface troublée de l'eau. Noah, Lola et Claire me font dos mais je les distingue à présent parfaitement dans l'obscurité – le bruit strident faiblit alors que les étincelles rougeoyantes se multiplient. Un instant, il ne reste que le silence. C'est seulement alors que la lumière rouge a embrasé la nuit : toutes les lignes de la ville se sont illuminées de la même lumière ocre et sang et l'on y a vu aussi clairement qu'en plein jour. Je me dis que ça pourrait être ça, la fin, alors je garde les yeux grand-ouverts : il est hors de question d'en manquer une miette. Très vite pourtant, ne demeure que l'obscurité.

  • "toutes ces voix mélangées entre elles, comme brouillées par la friture d'une vieille stéréo déréglée." -> je vois pas l'intérêt de la comparaison, un peu lourd à mon goût pour l'effet voulu.
    "il arrive toujours de nulle part avec les mêmes explications douteuses" ça j'aime beaucoup,
    Le court dialogue qui suit, je le trouve pas très réaliste.
    "Noah nous conduisait avec certitude à cette soirée" "avec certitude", pas génial, ça casse l'entrain de la scène
    "nous empruntons les marches de pierres qui mènent à la Seine, quelques ombres traînaient là" ici je pense qu'il faut choisir entre le présent et le passé... ou marquer une séparation plus forte qu'une virgule.
    Bon après ça accélère très bien, belle maîtrise du rythme !

    · Il y a environ 11 ans ·
    Fb pic

    raphaeld

    • Oui Hel me faisait remarquer que l'usage du présent était un peu hasardeux dans cette fin d'incipit, je vais recorriger ça très bientôt. Merci beaucoup pour cette lecture attentive en tout cas :)

      · Il y a environ 11 ans ·
      Pp2

      aeden

  • Beau texte. J'aime le rythme : "Un instant, il ne resta plus que le silence". On a hâte de lire la suite.

    · Il y a environ 11 ans ·
    51 orig

    retsig

    • La suite: http://welovewords.com/documents/ichor-apres-la-fin-du-monde ;)

      · Il y a environ 11 ans ·
      Pp2

      aeden

  • La suite! La suite!

    · Il y a environ 11 ans ·
    Muraco.nashoba

    ahqepha

    • Très très bientôt !

      · Il y a environ 11 ans ·
      Pp2

      aeden

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