Il m’a laissé le sot l’y laisse.

Laurence Malabat


Il est des histoires qui débutent autour d'un gallinacé, des histoires sans queues ni ailes.

Une histoire certes banale car au tout début virtuelle. Elle commence derrière un écran froid où chaque célibataire se tente à une mise en valeur esthétique grâce à  une photo bien retravaillée.  Entame alors un poème en sms sans proses, mais loin encore une romance. On essaie de se montrer sur notre meilleur jour, faute de meilleur profil. L'âge aidant on préfère se baser sur l'humour…

Les promesses on en fait plus.

Des les premiers échanges, j'ai tenté d'endormir le bellâtre. Sur l'image il se présente comme un gentil bad boy visitant Mamie à la maison de retraite ; un buveur de vin quotidien, mais de qualité ; un fumeur de cigarette électronique goût fruit rouge ; un aventurier en Escort chromé. La photo en noir et blanc il se montrait souriant, un peu, et une petite fossette sur le côté droit m'a fait valser... Sa calvitie naissante l'avait amené à arborer une coupe des plus sobres, sans poil. Il m'intriguait.

Nous avons commencé à converser. Très questionneur, il voulait tout savoir, qui j'étais, ce que j'aimais, faisait, vivait, mangeait, … Bref ma vie déballée à un illustre inconnu derrière un clavier.

C'est alors que je me suis pensée qu'une part de mystère pouvait enjoliver la relation.

Et là, ce fut le drame.

Je m'en veux encore.

Je lui ai avoué un don secret, mensonge éhonté autour du poulet…

Cette faculté qu'ont peu de gens qui me rendrait exceptionnelle a ses yeux tout neufs, tout bleus.

Il oubliera surement si la relation s'emballe…Du moins j'ose alors espérer…

Je lui écris ces mots fatals :

« Je sais découper un poulet sans faire de gâchis !»

J'ai senti qu'il tomba sous mon charme à cet instant, j'ai senti la chaleur de son émoi, ses mots furent ronds et douillets. Que pouvait-il penser ? Que j'étais une femme organisée, une femme de raison, qui ne laisse point de place à l'imprévu, une femme  qui ne gaspille pas son temps, son argent. Méticuleuse, autonome et économe. J'ai senti son cœur se retourner, ses doigts moites tripotant  l'interface.

Très rapidement, une heure après, il me propose une rencontre. Je ne pouvais refuser au risque de le perdre à jamais. De là à qu'il me soumet à une découpe volaillère !!  Je savais que je pouvais gagner du temps, je l'endormirai en lui parlant de mes talents de dresseuse de puces savantes…(mais où vais-je chercher ça…)

La confrontation fut brutale, chaude et sensuelle. Il prit un camembert au four, c'aurait pu me refroidir, mais il me proposa un rhum, chez lui… Il n'avait que de la vodka. Je me mis à sa poursuite, il n'avait pas de clignotants. Qu'à cela ne tienne, là ou d'autre se serait courroucée, je ne fis mouche et fonça tète bêche.

Nous parlons,

Tard,

Nous buvons

Beaucoup.

Toujours cette crainte au corps de la sempiternelle question en suspens « et donc, comme ça, tu maîtrise la découpe du poulet ? »

Le temps passant, nous apprenons à nous apprécier sous différents aspects, a t'il comprit que je n'y pipais rien à l'anatomie du volatile ? La question hante toutes mes nuits.

Cela fait maintenant plus d'un an que nous nous fréquentons. Il ne m'a jamais rien demandé. Peut-être par pudeur, par fierté de lui-même savoir découper ce fameux poulet...ho, j'ai bien pensé inventer une quelconque allergie aux plumes, un régime végan strict à base de bifteck, une pouletophobie…Mais je n'ai jamais réussi à me crédibiliser.

Et voilà qu'aujourd'hui, dans mon assiette il l'a placé juste à coté de la purée! Sans que je m'en aperçoive. Le morceau tant convoité, celui dont tous les parents  se privent dès le jour où ils connaissent l'enfantement.

 Dans mon assiette, il a déposé ce petit bout de viande rosé et tendre : le sot l'y laisse, et il l'a tout juste accompagné,…

 Du regard de celui qui sait…

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