Il me regarde

saraanne

Une impression d'enfance sur le tableau de Vallotton , le ballon.

Je sens qu'il me regarde.

Je cours sans le voir ni le regarder. Les bords de mon chapeau dérobent mon regard et contraignent  ma vue. Je n'aperçois que ses pieds immobiles, arrêtés par mon surgissement. J'ai dépassé son ballon en cuir et je poursuis ma course. Mon ballon à moi est une balle de  fille. Je l'ai lancée sans y penser et je me suis précipitée à sa suite sans réfléchir. Si j'avais réfléchi, je n'aurais pas pu, pas osé.
Il me regarde toujours, il n'a pas bougé.

Pourvu que ma balle n'aille pas trop loin, elle est déjà passée de l’ombre à la lumière. Je ne suis pas sure d'avoir bien jugé de la force de mon lancer. Je n'ai pas l'habitude, c’est si rare que je m'autorise ce genre de folies. Je voudrais qu'elle s'arrête maintenant, que je la ramasse, qu'elle ne sorte pas de ce petit coin de parc, où jouent les garçons.
Ce n'est pas facile de courir avec ces fichues bottines à lacets qui me brident la cheville. Surtout ne pas tomber, ce serait un désastre, une honte. J'aimerais que ma course soit gracieuse, aérienne, comme une apparition. Je sens ma blouse voler derrière moi ainsi que le ruban de mon canotier. J'aimerais être jolie, avoir l'air d'un ange comme ceux de l'église qui s'envolent derrière leurs trompettes.
Oui je crois qu'il me trouve jolie avec mes cheveux blonds d’enfant que je peux encore porter flottants sur mes épaules. Il ne bouge toujours pas, il a arrêté de jouer.
Cela fait un moment que je l'observe. Il semble si libre, si tranquille ne s'occupant que de lui. Il est grand déjà, je sais qu'il a une petite ombre sous le nez, un début de moustache et des pantalons longs.

Ca y est j’ai réussi à m’arrêter sans glisser. J'ai ramassé ma balle. J'essaye de calmer mon souffle. Je sens une humidité sur ma lèvre supérieure. Je ne cours pas souvent, je n'en ai pas le droit et mon corset de petite fille m'en empêche. C'est pour être belle dit ma mère. Je ne sais pas si je suis belle. J’aimerais. Ma mère elle, est très belle. Je vois les gens se retourner sur elle au parc. Les hommes surtout mais les femmes aussi. Les femmes la regardent par dessous leur capeline sans bouger la tête, mais avec un sourire étrange sur les lèvres.

Je me suis retournée, je suis face à lui maintenant. Je sens la force du soleil. Si je relève la tête  il éblouira mes yeux mais je croiserai les siens. Je ne bouge plus, je suis écrasée par la lumière et l'idée de son regard.  Je ne peux détacher mes yeux de ses chaussures en cuir souple comme celles des sportifs.  Elles sont belles ses chaussures. On doit s’y sentir bien, je déteste  mes semelles glissantes et pointues et ces blouses empesées qu'il ne faut pas froisser, pire qu'il ne faut pas tacher. .Cela doit être formidable de courir sans la peur de tomber et sans ces baleines qui vous rentrent dans les cotes. C'est que souvent je rêve moi aussi de pouvoir courir derrière un vrai ballon, de taper dedans avec mes pieds, de tomber dans la poussière, de me relever avec souplesse, de frapper  mes cuisses avec rudesse  en poussant des jurons, de sentir en moi la chaleur de l’effort. Peut être si j'avais eu un père m'aurait il offert ces chaussures.

J’ai du mal à respirer, mais ce n’est plus la course. Je suis paralysée. Je n'avais pas prévu la suite en m’imposant dans le champ de son regard. Qu'avais je espéré? Qu’il me propose de jouer avec lui, de courir avec lui ? Je suis ridicule, je suis entrée sur le terrain de jeu des garçons et je reste plantée là, ma balle à la main, dans l’imbécilité de mon sexe.
Le temps est suspendu, englué dans cet éclairage brutal qui ne semble pas vouloir me laisser faire un geste. Je dois relever la tête, laisser la lumière lui dévoiler mon visage. J'ai vu ma mère le faire si souvent avec ses amies. Soulever de sa main gantée les bords de sa voilette, garder les paupières closes, puis la tête légèrement penchée et les lèvres à peine entrouvertes, ouvrir les yeux lentement, les cils ombrant la pupille pour plus de mystère.

Je prends une grande inspiration, aussi grande que possible dans ce corset qui m'oppresse. Je sens lentement la chaleur du  soleil remonter sur mes lèvres puis mon nez, lécher maintenant mes paupières que j'ouvre timidement sans rien voir. Peut être me connait il ? M’a-t-il remarqué comme moi je l’ai vu ?  Peut être s'approchera t'il de moi ? Peut être lirais je quelque chose dans ses yeux comme dans ceux qui regardent ma mère ?

Il est là, entier maintenant, debout devant moi, son pantalon collé à ses cuisses, sa veste bien boutonnée. Mes yeux éblouis accommodent doucement mais, dans le contre jour, ne le distinguent qu'à peine. Il n'a pas bougé comme happé, fasciné par ce que la lumière lui dévoile. Lui aussi ne respire plus comme dans l’étau d’un corset. L’odeur acre de son trouble parvient jusqu’à moi. Je le regarde de tous mes yeux. Mais il ne me voit pas.

Le soleil fait pleurer mes yeux qui ne cillent pas, ma balle est tombée je crois.

Son regard est figé au loin, au bout du parc.  Sous la ramure protectrice des grands arbres, dans l’indiscrétion d’une soudaine percée de lumière, ma mère a pris la main d'une femme.

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