Promenade à Honfleur - Félix Vallotton - " Je me souviens "

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C'était un après-midi maussade, je me souviens.

La veille, et même l'avant-veille, il faisait encore un soleil insolent. Ce jour-là cependant, une grisaille tenace avait prit en otage notre doux paysage. Comme si toute cette tristesse saupoudrant les alentours était un signe, une sorte de présage de ce qu'il adviendrait de toi. De moi.

De nous.

Tu n'avais pas très envie de sortir, à vrai dire.

Tes articulations te faisaient souffrir -comme à l'habitude- bien que je suppose qu'en réalité, ce temps morose ne t'aidait guère à vouloir quitter le moelleux du canapé.

Et pourtant, tu as fini par accepter une petite balade à mes côtés. Je l'ai su lorsque tu t'es dirigé vers l'entrée de la maison afin de te saisir de ta plus belle canne, tu sais, celle héritée de ton père, sculptée telle une oeuvre d'art et dont tu étais si fier...

Sois rassuré, je ne l'ai pas déplacée depuis ton départ. Elle continue d'orner l'entrée de notre maison, fidèle gardienne d'une histoire révolue.

Ainsi nous en sommes nous allés, bon gré mal gré, par ce petit chemin que nos petits-enfants aiment tant.

J'ai regretté avoir oublié mon écharpe en partant, je ne pensais pas que le vent soufflerait si fort. De ton côté, telle une statue de pierre, tu n'as dis mot face aux caprices météorologiques, soutenant une démarche de vieux souverrain royal, me devançant presque.

Tels deux fantômes dont la vie n'est plus qu'un souvenir, nous avons gravi la colline en silence. D'autres auraient été mal à l'aise de cette situation, d'autres auraient abrégé ce mutisme par des conversations stériles et désuètes. Pas nous.

Sache, où que tu sois, que j'ai apprécié partager ce silence avec toi.

Arriver en haut de la colline fut salvateur, pour toi comme pour moi, nos vingt ans étant loin, très loin derrière nous.

Quelques coquelicots ternis jonchaient le sol, leurs pétales gorgés d'eau de pluie s'entremêlant les uns aux autres. C'est à leurs pieds que nous nous sommes arrêtés, faisant face à un paysage qui, bientôt, ne se souviendrait plus de notre passage.

Combien de temps sommes-nous restés là, immobiles ?

Cela m'a semblé si long.

Ce n'est que lorsque les premières gouttes se sont mises à tomber que nous avons décidé, sans un mot partagé, de retourner doucement à notre maison en contrebas.

Je me souviens, ce fut notre dernière journée ensemble.

Ce soir-là, je ne me doutais pas que ta petite sieste quotidienne serait la dernière. Je ne me doutais pas que tu ne te réveillerais pas pour dîner avec moi.

J'ai appelé les secours, me doutant cependant bien que la vérité était que ton temps était écoulé.

Le pot-au-feu n'eut pas le même goût que d'habitude, ce soir-là. Je n'ai d'ailleurs pas fini mon assiette.

D'un pas lent, j'ai rejoins notre chambre, et dans ce même silence qui nous accompagnait ces dernières années, oui, je me souviens, j'ai pleuré.

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