Imagine...
ap0zys
La forêt laissait libre cours à notre imagination d'enfant.
Nous passions des heures à jouer entre les branches qui nous servaient de lianes de fortune. Le but du jeu était de faire céder ces branches et tomber dans les feuilles mortes le plus spectaculairement possible. Il suffisait parfois d'un tronc creusé pour que je me glisse à l'intérieur et que je demande à mon chevalier de venir me délivrer de ma tour maudite.
Il y avait une voie ferrée désaffectée en contrebas où nous nous aventurions de temps en temps. Nous avions sept ans Morgan et moi, il était mon compagnon d'aventure le plus fidèle, ensemble nous aimions braver la peur et tous les dangers.
C'était un jour d'automne brumeux, le tapis de feuilles dans lequel nous nous roulions d'habitude était trempé par la pluie d'octobre. Ce n'était pas suffisant pour nous faire renoncer à notre dose quotidienne de péripétie.
Morgan m'attrape par le bras et m'entraine avec lui jusqu'à la lisière basse de notre petit bois, il sautille sur un rail recouvert de mousse et me défie du regard "celui qui marche le plus longtemps dessus sans tomber!"
Je lui répond en sautant sur le rail parallèle et nous nous lançons dans une course d'équilibristes.
Je suis agile et je prends rapidement quelques mètres d'avance sur mon comparse, je remarque un objet enraciné de lierre au milieu de la voie. Je m'approche, excitée par la découverte d'un trésor, à quelques mètres de ma trouvaille la déception me frappe; une vieille botte de pluie en caoutchouc... Je m'arrête, Morgan me rejoint, nous fixons l'objet verdâtre, la botte est debout, comme si elle avait été posée à cet endroit délibérément, les éléments ne l'ont pas renversé, la nature a simplement prit possession d'elle.
Dans un élan contestataire mon ami la dégomme d'un coup de pied, une petite sphère s'en échappe en roulant.
L'objet est à peine plus gros qu'une bille et d'une blancheur éclatante. Je me baisse pour la ramasser. C'est humide et un peu gluant, je la lâche, surprise par son aspect, elle tombe au sol et nous réalisons avec stupeur qu'une tâche brune en son centre semble nous regarder.
-"C'est un œil!" hurle Morgan en détalant à toute vitesse, je suis sur ses talons, nous courons sur plusieurs centaines de mètres, mes pieds s'emmêlent dans les rails et je dégringole, je sens des brulures sur mes mains et mes genoux, des larmes me montent aux yeux. Je cherche Morgan des yeux, il est debout, dos à moi, statique, son bras est levé et son doigt semble m'indiquer quelque chose. Je me relève, me frotte les yeux et je regarde au loin dans le brouillard, je distingue une silhouette qui avance vers nous. Nous sommes tétanisés, il agrippe ma main et notre halètement est le seul bruit qui me parvient. La silhouette se rapproche, elle n'est pas menaçante, elle se déplace lentement en claudiquant, comme une bête blessée.
Je n'ai plus peur à présent, c'est une vieille femme enfermée dans un imperméable gris foncé qui se dirige vers nous. Son visage est doux bien que marqué par le temps. Elle s'arrête à deux mètres de nous et ouvre la bouche : - "Les enfants, la voie ferrée est un terrain de jeu dangereux, il ne faut pas rester là, les gens se perdent ici."
Je sens Morgan me lâcher la main, comme s'il cherchait à se donner du courage, il lui répond : - "J'habite à côté, nous venons souvent jouer par ici, et nous sommes toujours très prudents." La vieille femme esquisse un sourire avant de reprendre un air grave : - " La prudence ne vous sera d'aucune utilité ici, je recherche mon mari qui s'est perdu le long de la voie. L'avez-vous vu?"
Nous secouons la tête en guise de réponse, elle ne semble pas surprise et continue : - " Il avait l'habitude de récupérer du bois et de la ferraille, et un beau jour il n'est pas rentré, je suis à sa recherche depuis. J'ai besoin de votre aide les enfants, je suis une vieille dame fatiguée et mes jambes ne me portent plus aussi bien qu'avant, vous voulez bien me raccompagner chez moi? Le soleil va bientôt se coucher et j'ai bien peur de ne pas y arriver seule."
Nos regards se croisent et Morgan est aussi hésitant que moi, nos parents nous ont souvent parlé des inconnus et du risque qu'ils représentent. Mais aujourd'hui il n'y avait ni bonhomme bizarre, ni bonbon, mais simplement une vieille personne dans le besoin.
Il lui demande si elle habite loin, elle nous rétorque qu'elle habite sous la voie ferrée, au milieu des sapins.
Encore une fois nous nous concertons par regards interposés. Il passe son bras sous le sien en guise de réponse, et nous nous enfonçons lentement dans le sous-bois. La terre est glissante, nous manquons de tomber plusieurs fois, nous devons nous accrocher aux branches alentours, mes mains rappées me font souffrir, mais la vieille dame résiste. La procession se fait dans le silence. Elle nous indique deux immenses sapins d'un vert très sombre, et s'engouffre au milieu des aiguilles, nous hésitons quelques secondes à la suivre, mais notre curiosité prend la décision à notre place, nous avançons doucement et les branches nous griffent le visage. Quand nous ouvrons les yeux, l'ancienne se tient devant une maisonnette pas plus grande qu'une cabane de jardin. La construction en bois ressemble à sa propriétaire; fragile et fatiguée. Elle est au pas de sa porte et se retourne vers nous, nous remercie et nous conseille de rentrer au plus vite, qu'il ne faut pas être sur la voie ferrée une fois le soleil couché.
Nous tournons les talons et après quelques pas j'entends sa voix, presque inaudible : - " N'oubliez pas, si vous voyez mon époux, dites lui de rentrer à la maison. Vous le reconnaitrez, il porte des bottes de pluie et il lui manque un œil."
Je sens un frisson me parcourir la colonne vertébrale, l'image de la botte et de l'œil sur la voie ferrée explose dans ma tête, il faut que je lui dise, elle doit savoir qu'on a trouvé ça, on lui doit la vérité. Elle ne va pas me croire, elle va penser que je suis une petite menteuse. Tant pis, je me retourne pour lui faire face, mais l'horreur m'envahit, et me déséquilibre instantanément, je me retrouve par terre. Il y a quelques secondes la vieille femme était là, avant que nous tournions le dos, tout était là. Je regarde autour de moi, les sapins sont là, Morgan est là, mais la maison et la vieille femme ont disparu, évanoui dans la pénombre qui s'installe. J'entends Morgan suffoquer, je ne rêve pas, il voit bien la même chose que moi. Les dernières minutes que nous avons vécu viennent de s'évaporer, comme un mirage.
Je reste quelques instants au sol, paralysée, je ne comprends pas comment cela a pu se produire, je suis assaillie de fourmis dans l'estomac, les mains et les pieds. Je me penche vers mon complice, sa bouche est grande ouverte, il sanglote. Sa réaction me ramène à la réalité, nous devons partir au plus vite. J'attrape mon ami par le bras et je me mets à courir. Sans me retourner j'avance à travers la forêt, je galope, comme si j'étais poursuivie par un animal enragé.
J'aperçois enfin la dernière rangée d'arbres et nous déboulons sur la voie. Il fait presque nuit et les derniers mots de la vieille femme résonnent en écho dans mon esprit. La vue des rails me donne la nausée, je veux fuir cet endroit. Je reprends ma course, j'essaie de ne pas trébucher sur les traverses comme à l'aller.
Nous ne sommes plus très loin de notre terrain de jeu habituel lorsque Morgan me stoppe net. Je comprends que ce n'est pas bon signe. Il se penche et met ses mains sur ses genoux, il est essoufflé et essaie de me dire quelque chose. Après quelques secondes, il reprend ses esprits et me regarde, livide, il balbutie : - "La botte... L'œil... Ils ne sont plus là, ils ont disparu eux aussi..."
Une vague glacée envahit mon corps, il a raison, nous venons de faire le chemin inverse et aucun signe des deux objets. Tout se bouscule dans ma tête, des images s'entrechoquent, je pense soudainement à ma mère. Cette vision me rassure et m'aide à rassembler mes dernières forces, si nous partons maintenant, nous serons à la maison dans cinq minutes.
Cette fois-ci c'est Morgan qui m'entraîne, je le laisse faire, le paysage défile devant mes yeux, mes jambes s'articulent en foulées rapides, je suis spectatrice de la scène qui se joue devant moi. Bientôt nous sommes devant la maison et la dernière lueur du jour s'éteint. Nous passons la porte et les évènements de l'après-midi s'évanouissent dans notre récit aux adultes.
Presque vingt ans plus tard je repense à cette journée, les images sont toujours aussi nettes, les sensations aussi présentes. La seule chose qui a changé, c'est la perception de la réalité. Je me souviens du discours qu'on nous a servi ce jour là "une telle chose ne peut pas se passer!" "les enfants ont une imagination débordante!" "vous n'en avez pas marre de raconter des bobards?"
L'imaginaire est notre bien le plus précieux, il nous permet de créer des réalités. Toutes les merveilles que l'Homme doit à sa créativité sont bel et bien réelles.
Chaque conte, chaque fable, chaque histoire qu'on nous a raconté vient de l'esprit d'un homme qui l'a rendu vrai. Les œuvres imaginés nous accompagnent, nous inspirent et nous habitent. Il suffit d'un éclair, d'une fulgurance dans l'esprit d'un créateur pour faire naître une réalité. Et nous sommes tous créateurs.
Que ce serait-il passé ce-jour là, si le tapis de feuilles dans lequel nous avions l'habitude de nous rouler n'avait PAS été trempé par la pluie d'octobre?
Je pense que nous aurions crée une autre réalité...
Je suis d'accord avec lilaa, mais quelle histoire sinon! Wow! Ça pète!
· Il y a plus de 9 ans ·Cé Bé
J'ai lu jusqu'au bout... J'aurais aimé une conclusion moins terre à terre mais le récit est captivant. Impossible à lâcher car intriguant. Bravo
· Il y a plus de 9 ans ·lilaa
Merci pour ton commentaire, et aussi pour ton avis. Je reconnais que j'ai les pieds sur terre mais la tête en l'air, j'essaierai de m'envoler et de lâcher un peu plus prise lors d'un prochain texte.
· Il y a plus de 9 ans ·ap0zys