INDISSOCIABLE

hector-ludo

INDISSOCIABLE.

_ Vous marchez dans la rue, la nuit, il pleut. Vous n’entendez que le bruit de vos pas. Vous arrivez place Bellecour près de la statue, l’œil aux aguets. Aucune présence. Pourtant vous savez qu’elle est là quelque part dans la ville assoupie. Elle vous a échappé encore une fois. Mais vous la cherchez et vous la trouverez. Vous finissez toujours par la retrouver. Cette fois-ci, vous n’hésiterez plus, vous n’aurez plus aucune pitié, vous ne lui accorderez pas de circonstances atténuantes et vous pourrez, enfin, vous décharger de cette haine accumulée au cours de toutes ces années. Vous serrez les poings à cette merveilleuse pensée.

_ Arrête, La Voix, je t’en supplie, cesse de tout commenter, de mes pensées à mes faits et gestes.

_ Allons, ce n’est pas le moment de reprendre cette discussion, vous avez un autre chat à fouetter.

Trois heures, le creux le plus profond de la nuit, L’asphalte luit d’argent humide. Fermée, la bouche de métro exhale ses derniers relents d’humanité laborieuse. Les rues sont exsangues, pouls atone, circulation arrêtée.

_ La gare, pensez-vous. Elle a toujours aimé cet endroit, aimé frôler la multitude, sentir la pression des corps, imaginer la vie de ces inconnus qui partent vers des destinations qui ne peuvent être que merveilleuses. Vous allongez le pas rue Victor Hugo. Vous croisez un chien qui fuit devant vous. Il a dû humer votre envie de meurtre. Votre détermination s’exacerbe, votre esprit et vos muscles sont accaparés par la traque. Des souvenirs viennent souffler sur les braises de vos rancoeurs.

_ Au moins, La Voix baisse un peu le ton. J’ai l’impression que tes réflexions sortent de ma tête.

_ Je parle comme je vous ai toujours parlé. Je vous disais donc ; vous avez grandi ensemble,

aussi loin que vous vous rappelez, elle est présente, promise à être sans cesse là. Tout le monde le disait, vous êtes fait l’un pour l’autre, indissociable.

_C’était surtout vous qui me le répétiez pendant que vous m’appreniez mes leçons.

_ Les premières années, ce fut un bonheur partagé. Mais au fur et à mesure, vous avez senti comme une dérobade et une distance s’installa entre vous. Sa façon de se comporter avec les autres, tous les autres a changé. Ces frôlements obscènes que vous avez saisis du coin de l’œil, lorsqu’elle croyait que vous ne la regardiez pas. Une aguicheuse pour tout dire qui a fini par se vautrer sans retenue avec n’importe qui. Si seulement vous aviez été irréprochable, vous auriez pu lutter. Mais elle fut témoin de vos combines mesquines, de vos escroqueries minables, de vos peurs et de vos lâchetés.

_ La ferme ! Inutile de rabâcher. Vous êtes responsable de toute façon, c’est vous qui m’avez expliqué la vie.

_ Si vous le dites ! En tout cas, elle en sait trop à présent, elle représente un danger. Tôt ou tard, vous êtes sûr qu’elle vous trahira. Vous devez, aussi, l’éliminer pour cette raison.

Soudain, vous croyez l’apercevoir. Elle file, légère, entre les pieds des grandes arches de la gare. Votre intuition était juste. Vous la connaissez tellement par cœur. Elle réussit à reprendre de l’avance. Courir vous est presque impossible. Il est vrai que vous vous êtes laissé aller. La nature ne vous a pas gâté et vous n’avez pas arrangé les choses. Vous êtes devenu trop gras. Ça ne fait rien, vous l’attraperez par surprise.

_ Ta méchanceté ne me détournera pas de mon but.

_ Elle se dirige sûrement vers la Saône. Elle flânait souvent le long des quais, voir son reflet ondulé. Son regard aussi vous indisposait, il est vrai que vous-même évitez les miroirs. Les quelques cheveux filandreux sur votre crâne dégarni, le teint gris et des yeux injectés de sang dans une face bouffie font de vous un type laid et vous en êtes conscient.

_ Tu peux toujours causer, beau merle. Avant tu me disais que j’étais le plus joli garçon et le plus intelligent.

_ Ah oui ! ? Quand tu étais enfant peut-être. Poursuivons, elle a dû rejoindre les quais et remonter vers le pont Bonaparte. Vous savez, aussi, qu’elle ne s’arrêtera pas là. Sous la pluie, la Saône est sinistre, couleur de deuil national. L’eau vous dégouline dans le dos, cela ne vous dérange pas. Vous sentez que votre proie n’est plus très loin. Une sirène perce soudain la nuit, la police chasse aussi. Par prudence, vous traversez la rivière sur la passerelle du Palais de Justice. Vous commencez à fatiguer, vous qui passez vos journées accoudées au bar à siroter du pastis.

Mais ce soir, vous avez réuni tout le courage d’une vie. Vous irez jusqu’au bout, il faut en finir une fois pour toutes, c’est trop insupportable.

L’escalier de pierre vous amène au ras de l’eau. Vous ressentez la force du courant sous la surface immobile.

Pendant son sommeil, Lyon reçoit l’énergie éternelle des deux fleuves. Tout à l’heure la ville s’éveillera, revitalisée. Pour vous demain est incertain.

_ Vous apercevez au loin la passerelle Saint Vincent, ça y est cette fois, c’est le bout du chemin. Vous êtes la main de son destin. Vous avez ralenti l’allure, tous vos sens en alerte. Au premier pas sur la pont, vous la repérez. Aussitôt vous mettez vos pieds dans ses pas. Le grand lampadaire est derrière vous, vous la distinguez parfaitement. Elle a un frémissement, elle a senti votre présence. Un froid soudain la pénètre.

_ Murmure, maintenant, La Voix, il ne faut pas qu’elle s’affole.

_ Vous lui dites qu’elle ne peut pas vous échapper, qu’elle va payer pour son insatiable curiosité,

Toute sa vie elle vous a espionné, vous a volé votre intimité. Ça ne peut plus durer. Alors, vous vous précipitez sur votre ombre, et dans un instant de lucidité tragique, au moment où vous basculez dans le vide, vous comprenez que ce n’est pas seulement elle que vous jetez par-dessus la rambarde dans la Saône, mais également vous et La Voix que vous haïssez tout autant, parce qu’elle explique tout mais ne répond à rien.


 


 

 Lorsque la seule solution à l'obcession devient le meurtre !

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