instant monde flottant

Deborah Savadge

Nous ne faisions rien ensemble. A part l’amour, et encore. Ce n’est pas ça que nous faisions.

Tu ne me manques pas. Même pas. Tu es la seule personne qui ne me manque pas. Sûrement parce que nous ne faisions rien ensemble. A part l'amour, et encore. Ce n'est pas ça que nous faisions. C'était juste essayer d'oublier la mort. Et la vie. Avec quelqu'un qui existe à peine.

Désormais, je peux passer des semaines sans penser à toi, sans même me souvenir de ton existence. Pourtant j'ai pleuré à cause de toi, pour toi. Ce soir où nous avons bu jusqu'à l'oubli de soi, de la douleur, de la raison pour laquelle j'avais tant de bleus sur les jambes le lendemain matin. Ce dernier soir. Où tu ne m'as pas embrassée. Où tu pleurais.

Maintenant, tu n'es plus rien. Parfois quand je passe devant chez toi, j'ai un instant d'hésitation avant de me souvenir de ton prénom. Je ne me souviens de rien de toi. De rien avec toi. Tu étais juste là. Un accessoire. A peine un compagnon. Aucune idée de ce dont on pouvait se dire. Et pourtant, ce souvenir.

Lorsque je remonte dans la chambre, après mes ablutions au onsen, la lumière est éteinte. Tu es debout, devant la fenêtre et tu enlèves d'un geste ton yukata. Tu es nu, dans la pénombre. Je m'agenouille face à toi sur le matelas déroulé au sol. Ton sexe est déjà dur, je le suce sans entrain mais avec application. Ce qui m'avait plu au début, la normalité de tes goûts, m'ennuie maintenant presque autant que ta conversation. Nous commençons à avoir une routine sexuelle. Quand tu seras bien excité, tu reculeras doucement ma tête avant de me pousser sur le lit. Tu me lécheras un moment mais sans chercher à me faire jouir et tu t'allongeras sur moi pour me pénétrer. Tokyo, Paris, New York. Nuits glaciales dans une YMCA ou parfumées dans un palace sud-américain, toutes les nuits que nous avons passées ensemble se confondent dans cet enchainement. Tu te couches sur moi, je me relève et nous sommes face à face, je te pousse et tu t'étends, et ainsi de suite jusqu'à l'orgasme. Le tien. Et pourtant, ce souvenir.

Mon reflet dans le miroir, une nuit, dans un ryokan de Kyoto où nous faisons l'amour sur les tatamis. Mais nous ne faisons pas l'amour. C'est à peine du sexe. Et ce n'est même pas ensemble. Et je me fixe dans la pénombre. Entre tes respirations exagérées, j'entends la petite rivière zen qui coule devant notre chambre et qui me transporte. Et pour la première fois, c'est comme si je voyais mon vrai visage. Là, dans le miroir. Pour la première fois. Et je ne peux pas détacher mes yeux de mon regard. Je ne suis pas avec toi au Japon. Et je ne suis pas vraiment avec toi à ce moment-là.

Tu me prends plus fort, sans nuance, et je te laisse faire. C'est avec moi que je fais l'amour. Déjà plus avec toi. Et ce n'est pas de l'amour. Le miroir est assez étroit pour ne pas te refléter et à ce moment-là, je ne me souviens plus de ton visage. Je ne me souviens plus de qui tu es. Tu es tous les garçons que j'ai connus. Tous les hommes que j'ai rêvé de posséder. Tu n'es personne. D'une main tu attrapes ma hanche, de l'autre tu t'agrippes au shoji, ma tête cogne légèrement contre le papier de riz. Je ne veux pas qu'il se déchire alors je me penche un peu, sans me quitter des yeux. Dans l'obscurité, je suis une aventurière, une séductrice, je suis belle, je suis tout ce que le jour m'interdit. Tu t'enfonces un peu plus en moi. Ça ne me déplaît pas. A ce moment-là, quand je te sens cogner avec un peu d'empressement contre mon col, je me demande si c'est parce que tu as un gros sexe que je continue de te voir. Parce que ça me change d'avant. Parce que j'ai envie de me sentir entièrement pénétrée. Je me demande si c'est parce que tu as un gros sexe que tu as fait tout le voyage jusqu'au Japon. Pour me sauter. Mais j'arrête assez rapidement de me poser ces questions tant tes mouvements sont insistants. Je me retourne.

Tu respires bruyamment sur mon cou mais c'est quand même moins laborieux. A la lumière de la lune, mon corps est parfait et je ne me suis jamais sentie aussi forte. J'accompagne docilement tes mouvements. Je remarque l'imprimé fleuri délicat de la couverture. Je pourrais jouir uniquement de faire l'amour dans un ryokan. Mais ce n'est pas de l'amour. Mon ventre se retourne. Mon ventre se dilate. Je ne souviens plus de ton nom, ni du mien. Seul compte mon ventre qui irradie le plaisir. Et quand je jouis, sans bruit, pour ne pas réveiller les voisins japonais bien élevés, je me demande si c'est parce que tu as un gros sexe que j'ai joui aussi rapidement. Ou parce que nous sommes au Japon. Ou parce que je me regardais dans les yeux.

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