Intérieur : fauteuil et cheminée

Aude Jeannerod

D'après Félix Vallotton, Femme se coiffant, 1900, huile sur carton

Félix dit qu’il pourrait passer des heures à me regarder pendant que je me coiffe. Après l’amour, allongé dans le désordre des draps, il me contemple, alors qu’assise face à la coiffeuse, je lui tourne le dos. Les bras relevés au dessus de la tête, je brosse les mèches noires emmêlées par nos ébats, je rassemble mes cheveux en un lourd chignon, puis à l’aide d’un peigne, je lisse les bandeaux qui vont des tempes à la nuque. Dans mon dos, je sens son regard et son désir ; et régulièrement, d’un coup d’œil à son reflet dans le miroir, je m’assure qu’il ne m’a pas quittée des yeux et que son envie n’a pas faibli.

Félix souhaite peindre cet instant. Ce moment où, m’étant levée, je me fais belle pour qu’il me désire à nouveau. Ce moment, où le plaisir pris, l’envie renaît et nous entraîne de nouveau vers le lit. Selon lui, ce tableau illustrera le caractère inépuisable de notre amour : à peine sommes-nous repus que, d’un geste, d’un mouvement de mes bras et de ma chevelure, je fais de nouveau surgir son désir. Mais je ne veux pas être peinte nue.

Félix aimerait représenter cet instant tel que nous le vivons presque quotidiennement : moi assise sur le tabouret de la coiffeuse, mon visage se reflétant dans le miroir entre mes deux bras levés, et lui allongé dans le lit, contemplant les courbes sensuelles de mon dos et de mes fesses, les lignes sinueuses de mes cheveux d’un noir profond, et apercevant fugitivement, dans le reflet du miroir, mes seins dont les pointes se soulèvent au gré de mes mouvements. Mais être dévêtue sous un autre regard que le sien me terrorise et me révolte. Il m’assure que la position de mes bras et que le cadre du miroir ovale masqueraient mon visage, mais je ne peux me résoudre à montrer mon corps dans une telle intimité, dans un tel dénuement.

Félix accepte de me peindre habillée. Il veut un vêtement rose, dont les tons doux rappelleraient l’incarnat velouté de ma peau nue. Il espère ainsi conserver le contraste, qui lui plaît tant, de la noirceur intense de ma chevelure et de la pâleur rosée de ma peau. Nous avons passé en revue toute ma garde-robe, sortant de ma penderie toutes les robes, tous les manteaux et tous les peignoirs que je possède. Je me suis pliée à de multiples essayages, reprenant chaque fois la pose, assise face à la coiffeuse et les bras levés au-dessus de la tête, mais il trouvait toujours la couleur trop vive, ou le vêtement trop raide. Il a arrêté son choix sur une robe de chambre aux teintes de chair, un peu ample, dont je dois retrousser les manches pour pouvoir me coiffer. Mais c’est égal, l’essentiel est de ne pas poser nue.

Félix n’arrive pas à peindre depuis le lit. Il a essayé de travailler assis, mais il égarait ses tubes de couleurs dans les plis des draps, et la mollesse du matelas entravait la précision de ses coups de pinceau. Il a essayé de se placer sur une chaise, à côté du lit, mais les montants de bois blanc, capitonnés de velours doré, gênaient l’équilibre de la composition. Il a donc installé tabouret et chevalet près de la porte, face au fauteuil et à la cheminée. Il me peindra donc de profil, ce qui permettra selon lui de mettre en valeur ma silhouette : la courbe de ma nuque, la cambrure de mes reins, le galbe de mes seins.

La préparation des séances de pose est de plus en plus longue : Félix peste contre la robe de chambre, dont les plis tombent différemment à chaque fois, et qu’il est sans cesse obligé d’arranger. Pendant ces préparatifs, je dois tenir la pose, immobile, le peigne levé au-dessus du front, car de la position de mes bras dépend tout le drapé. J’ai rapidement des crampes, mais j’aurais tort de me plaindre, car c’est moi qui ai exigé de porter ce vêtement.

Félix est satisfait de ses esquisses ; il a eu une nouvelle idée pour dynamiser la composition de la toile : afin de faire écho au contraste entre mes cheveux de jais et ma peau rosée, il va intégrer au tableau la cheminée de marbre noir et l’horloge en ébène, qui se détacheront sur l’ocre des murs. Il a donc placé le carton sur son chevalet et commencé le tableau définitif.

Mes bras me font de plus en plus souffrir. Les crampes gagnent les muscles du dos et du ventre. Heureusement, depuis que Félix me peint de profil, il ne voit plus mon reflet dans la glace, et mon bras gauche lui cache mon visage. Je peux donc grimacer de douleur et laisser les larmes couler sur mes joues, sans même qu’il s’en rende compte.

Félix m’a dévoilé le tableau terminé. Au centre de la composition, un fauteuil qui nous fait face ; jetés sur son assise et sur ses accoudoirs, des vêtements blancs et rosés, des étoffes au teint de pivoine et de pêche, qui dessinent des courbes sensuelles ; derrière le fauteuil, les lignes sinueuses d’une cheminée de marbre, d’un noir profond, surmontée d’un miroir où une horloge se reflète entre deux candélabres.

De part et d’autre, une femme qui se coiffe et un lit vide.

Signaler ce texte