« Torse de femme » : L'infini à la portée des boniches

Christian Monnin

Concours Félix Vallotton

Mon torse, je veux bien l’abandonner, mais j’aimerais voiler ma face. Dissimuler le hâle de mon visage et de mes bras qui trahit ma condition, ces couleurs auxquelles je sens s’ajouter une rougeur. Mais à quoi bon ? Est-ce qu’une bourgeoise se dépoitraillerait, de toute façon ? Le pire, bien sûr, c’est que je n’ai pas à rougir. Je ne suis pas idiote et oui, je suis bonne, et c’est un bien beau mot.

Ton torse est un leurre, une enveloppe avec une adresse. C’est la gêne, le replis, la fuite, la mélancolie, la pudeur vraie ou fausse, c’est ton absence, en un mot, que je veux rendre présente, l’ailleurs où tu te réfugies que je veux étaler là. Tu le soupçonnes, la véritable beauté s’y trouve, que tu méconnais mais exposes à ton corps défendant.

Moi qui crains les regards, quelle vanité m’a fait accepter ? L’espoir de bien paraître ? De briller dans les yeux d’un artiste ? Mais ce regard maintenant m’indispose, m’effraie. Il ne traque pas la beauté, mais une vérité enfouie. Il violente l’individu pour accéder à l’être, il malmène le corps pour entrevoir l’âme effarouchée. Je suis plus que nue : piégée dans ce corps aveugle dont je voudrais m’extraire, démasquée. Je n’ai plus de nom, je ne suis personne, je suis un animal, un papillon, une phalène brûlée par la lumière.

Tu détournes le regard, l’œil droit pourtant braqué sur moi — mais vide ou au-delà. Une partie de toi fait face, l’autre suit une ligne de fuite. Tu défends la fragilité de ce corps dont tu redécouvres l’embarras. Celui d’une adolescente incommodée par des seins trop lourds, dont tu voulais te défaire, t’abstraire. Mais je te ressoude à ta poitrine, je te fais torse, parce que seules ses formes en pleine lumière débusquent ton âme dans l’ombre.

Ce n’est pas un tableau, c’est moi qu’il exécute. Qu’advient-il de soi quand on passe dans une œuvre ? Est-ce encore moi ? C’est moi morte et c’est la vie qui est en moi. Tableau vivant et nature morte à la fois : une sorte d’immortalité. Est-ce que les peintres volent l’âme des modèles qu’ils immortalisent ? Ça se verra si je pense à une chose banale ? Un bas filé ou une course à faire ?

Je sais qu’une âme ne se traduit pas en couleur, il y faut un support ; pour s’envoler l’oiseau a besoin d’une branche, d’un perchoir. Tes yeux sans ce torse encombrant ne diraient rien. À partir de lui, s’arrachant à lui, ils montrent. L’invisible devient visible, capturé par la toile. Un corps subtil, quelque chose de volatil s’englue dans l’huile. Une absence laisse des traces, un vide crève les yeux.

Au fond qu’y a-t-il d’autre dans mon âme que menus soucis et mesquines préoccupations ? Des instants décousus, la voilà mon éternité. Une lassitude, une vacuité parcourue de bruissements, un papillonnement troublé par les appels criards de ce corps insatiable, la faim, la soif, la fatigue, la douleur, le froid, la pesanteur, qui génèrent à leur tour de nouveaux soucis et de nouvelles préoccupations. Comme si mon âme était un cercle. Mais l’inverse du Dieu qu’on nous décrivait au catéchisme : un cercle dont la circonférence est partout et le centre nulle part. Une roue dans la cage de l’écureuil et qui tourne autour de quoi ?

Je rêve d’un portrait en creux, dont les courbes seraient d’autant plus généreuses et pleines qu’elles pointent le vide au cœur de l’être. Un paysage qui montre le Créateur, tourné vers lui. À quoi peux-tu bien penser ? À ta mère malade, à ton fiancé, à la note de la lavandière ? Ou à ce que je fais de toi ? Qu’importe, tu te perds de vue, je le vois, et une chose précieuse s’abandonne corps et âme. Grâce à mon geste, tu pénètres dans l’éternité. Rien d’autre ne subsistera de toi que ton âme peinte sous forme de ce corps qu’elle aspire à déserter. Le Jour est arrivé où ton corps est glorieux. Par la magie de l’art, c’est désormais ton corps qui habite ton âme, non l’inverse. Et ton âme, elle, hante ce tableau.

Finalement, le lien unissant ces instants décousus, c’est mon corps et ses exigences. D’étincelles dérisoires d’éternité, il fait du temps, un temps cyclique rythmé par ses besoins. Son engourdissement, le léger affaissement qui ploie mes épaules, me rappellent la durée de cette séance de pose. La pensée procède toujours du corps. Ne penser à rien ouvre à l’essentiel, à l’être, à Dieu. Comme quand on admire un paysage. C’est en notre absence que Dieu vient nous habiter. Et pour nous faire sortir, il nous brise, il nous rompt, il nous fend comme une noix. Je quitte ce corps en m’y cloîtrant, mains jointes sur le cœur.

Je voulais ce regard qui se refuse, je voulais la torsion du cou, la nuque raide, l’inclinaison humble du chef, cette insensible prostration. Tous les signes de la contemplation. Tu regardes à travers moi dans l’espace, je regarde à travers toi dans le temps. Et derrière toi, il y a une procession de saintes en extase. Voilà, je peins plus que toi : une madone de chambre de bonne. C’est le ravissement d’une domestique sentimentale, d’une sainte nunuche. C’est l’infini à la portée des boniches. Je t’élève et je te rabaisse : ça s’appellera Torse de femme.

  • Un très grand bravo pour ce texte. D'abord, pour l'originalité narrative de ce dialogue intérieur successif qui nourrit ta nouvelle d'une grande richesse en faisant virevolter le lecteur d'un protagoniste à l'autre. Ensuite, pour le style épuré, sobre, mais débordant d'émotions sincères, tantôt maladroites, tantôt lucides et ravies. Enfin, pour toute la métaphysique qu'il y a dans cette description qui est à la fois un hymne à l'Art, et une ode à la sensualité. Un travail digne d'être loué, merci !

    · Il y a environ 11 ans ·
    1769087351450 iaymvv16 l

    luz-and-melancholy

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