Intérieur, femme en bleu fouillant dans une armoire.Blues bleu

mona-monie

A la recherche d’une partition

Elle n’a plus envie de s’habiller. Elle n’a plus envie de se coiffer. Sa robe de chambre trop longue traîne sur ses pieds nus, et entraîne la poussière.

Ce n’est pas vrai. Il n’y a pas de poussière chez elle, ni sur les tapis, ni ailleurs. Les domestiques sont sérieux et corrects.

Elle n’a plus envie de s’habiller, plus envie de se coiffer.

Ce matin, elle a ordonné au gardien de dire à Joséphine, sa couturière, qu’elle était désolée, elle avait dû s’absenter d’urgence. Il a paru étonné .

- Madame a...

Il n’a pas su quoi ajouter. Elle est toujours si digne, si présente aux autres, même pendant son deuil, toujours à l’heure pour... En fait, il n’en sait rien. Ils ne balaient pas les escaliers ensemble.

Joséphine venait, justement, chercher cette robe de chambre, cadeau de feu Louis époux de Madame, un de ses derniers cadeaux, preuve que son regard sur elle n’était plus un regard. Le temps des déshabillés dentelle et soie s'est terminé le jour où je lui ai donné un enfant.

Pour la dixième fois, Aglaé regarde les étagères, plisse ses yeux devant chaque livre, relit les titres, les pousse d’un doigt quelquefois impatient, d’autres fois d’une lenteur extrême. Elle va le trouver, elle va le retrouver, ce Diderot ! Elle peste, se parle à voix de plus en plus haute, de plus en plus aiguë, s'admoneste, se console, je suis sûre que, et si je... “le paradoxe du comédien” ça ne passe pas inaperçu, sur le dos d’un livre !

Aglaé est vide, démunie, égarée. Si désemparée qu'elle a ressorti cette robe de chambre de chaufferette !

Depuis son réveil, elle range. Depuis son réveil, elle cherche. Même la mort de Louis ne lui a pas causé une telle panique.

Elle a, en plus, égaré ses lunettes.

Elle se retient d’appeler la femme de chambre. Elle n'a pas envie de la soupçonner. Sait-elle seulement lire, la dévouée Mauricette ?

Alors, quoi ? Où ? Quand ?

Personne dans la maison, même pas le petit chat Lulli, n’a le droit de toucher à quoi que ce soit, dans cette armoire. Ni même d’en entrebaîller la porte. Ses trésors sont là, essais, projets, louanges.

Elle a failli hier. C’est une façon de dire, faillir. Elle a d’abord défailli dans les bras d'Armand.

Il l’a prise debout, contre l’armoire entrouverte, fougueux. Dans le plaisir, elle sentait aussi dans son dos nu, deux étagères la pénétrer à l’horizontale. Coup de théâtre : celle du haut, déstabilisée, et peut-être mécontente de ces élans nouveaux, s’est renversée sur eux. Sur elle surtout. Ils ont tout ramassé après, tout rangé, n’importe comment, en riant, en s’embrassant encore. Ils n’ont pas remis dans l’ordre alphabétique. Demain, a dit Armand, demain, j'arriverai plus tôt. Épuisés, ils se sont endormis à même le tapis.

Et si c’était lui ?

Pourquoi ce serait lui ?

Il a promis de venir plus tôt, et elle s'est ennuagée dans le bonheur.

Lui ?

Depuis deux ans, il répète qu’il aime sa chevelure de Carmen, ses seins, surtout la douceur arrondie de ses bras et de son ventre. Il vient de plus en plus tôt, de plus en plus souvent. Il part de plus en plus tard. Il lui arrive même de murmurer que, quand le deuil sera fini...

Ce serait lui, ce virtuose du violon qui rêve de célébrité ?

Pas lui !

Ce ne peut être que lui ! Hier soir, dans le désordre des pages ouvertes, des couvertures défaites, il lui semble bien qu'elle lui a murmuré : Diderot a tous mes trésors. Oui, elle l'a murmuré contre les lèvres d'Armand. Elle entend encore sa réponse : un seul trésor, ici, toi, ma divine.

C'est lui !

Elle appuie son front à une étagère. Ses mains tremblent. Douleur d’amour ? Ou révolte d’artiste ?

D’abord, révolte d’artiste.

Elle sonne Hector. Envoyez ce pli urgent, rue Daguerre, et refusez toute réponse.

Elle griffonne : ni demain ni après demain ni jamais.

Tout ça, c’est la faute de Louis. S’il avait été autre chose qu’un mari tiède, trop soigneux, j'aurais su quel geste faire pour ne pas renverser les meubles dans des étreintes volcaniques.

Ses mains tremblent toujours. Et ses yeux doivent avoir quelques larmes puisque à gauche de l’armoire, elle voit le mur onduler et les tableaux pleurer.

Douleur d’amour ?

Elle n'a plus envie de s'habiller, plus envie de se coiffer. Et soudain, trouve cette horrible robe de chambre bien pratique pour se laisser aller sous l'édredon, et s'abandonner à toutes formes de chagrin.

- Madame...

La femme de chambre se penche vers Aglaé.

- Je l’ai trouvé près d’une bottine sous votre lit.

Aglaé tend une main molle et agacée. “Le paradoxe du comédien”, Diderot. Dedans, dans une enveloppe gribouillée, sa dernière composition, sonate pour violon et piano, tant attendue par l’éditeur Frizaud, qu'elle devait lui amener tout à l'heure. Et qu'elle a titrée : sonate pour Armand.

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