Le ballon - Paternité

fanie

Ta mère te surveille de loin. Je ne distingue pas ses yeux mais je sais qu'elle nous regarde, qu'au travers de l'air poudré de cette journée, elle voit tout. Elle pourrait me demander n'importe quoi dans cette robe. Je sais la fantaisie qu'elle cache mais ne te la dirai pas. Ca n'est pas de ton âge. Cours petite, attrape ce satané ballon.

Cette robe bleue tombée mille fois à terre. Me laissant à genoux devant le spectacle généreux de la féminité. Mon nez roulant sur une peau tiède et docile. La moiteur de l'excitation irriguant rondeurs et commissures. Mes mains peignant des ombres mystérieuses. Ma langue reliant des points colorés, mettant un circuit imaginaire sous tension. De lestes secousses laissant soudain nos corps onctueusement déliés.

T'a-t-elle dit de ne pas trop t'éloigner ? Reste près de moi maintenant, ma petite. Je suis suspendu à ton souffle court, à ton cœur palpitant. Ta course folle me précipite dans les abîmes de la paternité. Te savoir si pleine de vie me fait trembler. Le poids des responsabilités m'ankylose, me tue même.

Ton visage ne ressemble pas au mien. Je ne préfère pas à vrai dire. Tu as l'oeil vif, un nez d'enfant, les traits rebondis, la candeur de ton âge. Tes jambes s'agitent sans cesse, ta langue aussi, tu parles, tu chantes, tu cries.

Moi je tiens la vie à distance, je l'observe. Je ne suis bon qu'à ça. La toucher du bout des doigts me suffit. Te voir à ce point la croquer me rend malade, ne vas pas t'empoisonner toi aussi ! Cette balle te rend décidément bien fiévreuse. Es-tu en train de rire ou de pleurer ? La ligne est si ténue.

T'ai-je dit de bien prendre garde à la noirceur du sous-bois ? Non, ne t'approche surtout pas de la rivière en contrebas ! L'eau est une bête sordide, elle t'avale d'un coup de gueule. Reviens ! Tu n'en fais qu'à ta tête.

Te regarder me force à retrouver mon enfance et ce n'est pas un voyage que j'aime faire. Je veux oublier. Que l'enfant en moi se dissolve à jamais. Que ce petit coeur douloureux n'existe plus.

Vois donc le père incapable que je suis. Non, tu ne veux pas de ma main dans ta main. Pas plus de mes yeux dans tes yeux. Je ne suis pas le père dont l'enfance a besoin. C'est une espèce rare que celle-là, et trop peu se posent la question. Les adultes ont ceci de catégorique, des paroles pétries de certitude, des avis immuables. Ils savent mieux que les enfants, mieux que tous les autres. Je vais te le dire une bonne fois pour toute, la vie dans leurs yeux est laide. Et je ne peux pas te laisser à la merci d'une chose pareille.

Je t'ai portée dans ma tête, chère enfant. Et la peur t'a arrachée à moi, cette crainte morbide que ma sourde angoisse ne t'abîme, ne te gâte. Je te vois qui court après ce ballon rouge, comme une petite fille court après l'amour de son père. Je t'imagine mienne, chair inexistante de ma chair, et je sais que tu ne seras jamais. Je n'ai pas cette force créatrice là.

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