Intérieur, femme en bleu fouillant dans une armoire. - Je m'en vais

ysiad

Il est cinq heures et le jour s’annonce. C'est le dernier de ma petite vie de provinciale, autant dire un grand jour. Pour le célébrer j'ai revêtu ma robe bleue, de ce bleu ciel dont on fait les plus beaux rêves. Adieu campagne et vie monotone, à moi la ville, la scène et ses lumières. Je sors de ma chambre en retenant mon souffle, traverse le couloir sur des semelles de vent, mes ailes diaphanes glissent sur les murs et ne demandent qu’à s’ouvrir. Mon rêve est là, devant moi, si palpitant que j’en suis émue, si dansant et fugace qu’il ressemble à un papillon virevoltant de fleur en fleur.

Voici que le rideau de velours se lève. J’entends déjà dans les coulisses battre le coeur de la salle ; j’ajuste ma coiffe blanche avant d’entrer en scène, je suis Mathurine, une paysanne séduite par Dom Juan. Ce rôle que je répète depuis des nuits pour l’audition me pousse à fuir cette vie étouffante dont je ne peux me satisfaire.  

Dormez, braves gens ! Bientôt, vous ne m’évoquerez plus qu’en termes vagues. Vous aurez oublié le timbre de ma voix, les traits de mon visage. Mon prénom flottera dans vos mémoires. Une autre petite employée de maison aura pris ma place, comme il se doit. Seul Jean se souviendra encore de moi, Jean qui m’attend au bout du chemin pour me mener au Havre où je prendrai le train jusqu’à la gare Saint-Lazare.

Je suis debout face à l’armoire. Je sens au fond de ma poche la petite clé dorée que j’introduis dans la serrure. Un tour suffit jusqu’au déclic, un petit tour de rien qui m'offre toute ma liberté. Mes doigts tremblent un peu; c’est un grand jour, assurément, peut-être le plus beau de ma vie. Le battant a bougé, il s’entrouvre. Je le retiens un peu, étouffe un grincement. Je respire déjà les effluves de poussière âcre qui s’échappent des livres anciens reliés par Madame durant les longues soirées d’hiver. L’endroit de la cachette m’est apparu en songe, alors que toute la campagne sentait l’odeur du foin coup et que l'on entendait de loin en loin les sonnailles des troupeaux. C’était là, parmi les ouvrages oubliés sous la poussière au fond de l'armoire, que je devais cacher mes économies. Mes mains survolent leur crête, caressent leur cuir épais, vont de tranche en tranche jusqu’à ce livret de proverbes vénitiens entre les pages duquel se tient toute ma fortune : un billet de cinquante francs rose et bleu, plié en quatre, à peine plus grand qu’un papillon. Cet argent, je l’ai gagné jour après jour à tenir la maison, laver, parfumer le linge, frotter les meubles, remplir les carafes de cristal, composer des bouquets pour les invités de Madame.

J’enfouis dans mon corsage le billet léger, remets le livre en place, referme le battant de l’armoire. Je suis prête. J’entends déjà le galop net du cheval de Jean qui m’attend au bout du chemin, Jean qui brûle de me rejoindre une fois que je serai installée dans la capitale. Je lui ai dit que je lui écrirai et qu’il viendrait me voir jouer au théâtre. Je le lui ai promis.

Je me glisse dans la peau de Mathurine en descendant les marches. Elle et moi avons le même âge. Ce rôle est pour moi, je l'ai si souvent répété qu’il occupe toute ma vie. Voici l'allée et ses graviers. Je m'élance en retenant les pans de ma robe. Mes longs cheveux noirs battent mes épaules alors que je me hâte vers la lumière naissante.

Jean me fait un signe de la main; la silhouette de sa monture se découpe dans le petit jour. Je me retourne une dernière fois sur la maison endormie. 

Je m’en vais.

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