Irezumi

carouille

L'irezumi est l'art traditionnel du tatouage japonais. Lorsque le corps est entièrement tatoué, il symbolise selon certains mythes asiatiques un lien avec l'enfer.

Elle entre, et sa lumière est la réponse à toutes mes questions. Tout en elle me frappe en plein cœur. Le flamboiement de sa chevelure. La rondeur de ses épaules, de ses bras un peu potelés.

 

Et cette nudité impudique, cette peau vierge et pure.

Elle est une page blanche où ma vie peut se poursuivre.

 

Ses yeux parcourent mon corps malgré elle, et sa fascination est une lente caresse affolée. Je reste immobile, la laissant libre de me découvrir tout à loisirs. Mon corps est une longue histoire à parcourir, un roman à lire, un voyage au long court. Chaque trait raconte un événement, rappelle une blessure. Chaque couleur dessine une rencontre, inscrit une bifurcation.

 

Je suis tatoueur, et mon corps entièrement peint dévoile mon âme à qui prend le temps de le parcourir.

Je suis un tatoueur – tatoué dont la vie s'est suspendue faute de place pour s'écrire.

Mais sa peau à elle lui ressemble. Elle est jeune, timide et maladroite. Impudique, elle rougit dans la chaleur du soleil ou sous l'effet du trouble qui l'habite.

Moi, il y a longtemps que j'ai couvert et protégé cette nudité offerte. Je ne serai plus jamais à vif, sans défense, comme elle peut l'être aujourd'hui devant moi.

 

Elle hésite devant l'inconnu, joue avec sa frayeur, mais je devine son envie de découvrir, d'apprendre.

Jour après jour, je la fais revenir à moi. Son lointain projet d'offrir un tatouage à une amie pour son anniversaire a disparu depuis longtemps dans les limbes de nos regards croisés. Il ne reste que ce magnifique hasard qui l'a menée jusqu'à moi.

 

Dans l'intimité d'une chambre, je l'ai guidée le long de mon histoire. Je lui ai fait découvrir chaque bosse, chaque plaie, chaque errance, chaque choix. En échange, elle m'a laissé parcourir toute son innocence, apprendre par cœur chaque veine de son corps, chaque courbe de son âme.

Lui faire découvrir l'amour, c'est lui apprendre l'abandon.

L'abandon de son corps entre mes mains, l'envie de s'en déposséder pour me l'offrir.

Je suis le premier à explorer cet univers. Je le veux à moi pour toujours.

 

Chaque jour qui passe enfonce l'obsession un peu plus loin en moi. Mon corps n'est qu'un chaos reflétant ma vie. Un enchevêtrement de temps et d'évènements gravés au détour des jours. Mais elle est une page blanche où je peux inscrire un chef-d'œuvre. Le chef-d'œuvre de ma vie, une œuvre globale et parfaite, d'une cohérence absolue.

Là où d'autres voient un ventre moelleux et vibrant, des seins lourds et voluptueux, des fesses rondes et provocantes, des jambes longues et souples, des bras ronds et musclés, moi je vois des lignes qui s'envolent, des couleurs qui se répondent, un tableau qui ne demande qu'à être peint.

Pour son anniversaire, je lui offre son premier tatouage. Il est petit, joyeux, coloré. Il lui ressemble. Un papillon aux ailes éclatantes qui butine juste un peu au-dessus de son cœur. Quand son émotion est à son comble, que cambrée sous moi elle me supplie du regard, que je peux voir perler quelques gouttes de transpiration au-dessus de sa lèvre supérieure, son cœur bat alors tellement fort que mon papillon prend vie. Ses ailes frémissent sur sa poitrine, et ma création semble prête à s'envoler.

J'en viens à provoquer son désir et son plaisir pour le bonheur de voir mon papillon battre des ailes, et le souffle échappé de ses lèvres semble être le vent né de son envol. Ma fascination est telle que ma faim s'apaise un moment. Je peux savourer ce que j'ai fait sans plus me perdre dans mon obsession d'œuvre complète. Nous trouvons un fragile équilibre.

 

Mais son père vient et tempête. Je vois sa rage et sa peur quand il s'agite devant moi le poing dressé. Malgré son costume impeccable et son attaché case si sage, je sens le fauve prêt à s'échapper. J'ai touché à son trésor, sa petite fille, son petit amour. J'ai marqué à jamais de mon empreinte le corps qu'il a mis au monde, choyé, protégé. Il menace, ordonne, hurle. Je comprends sa douleur. Cette peau parfaite, sa blancheur laiteuse, mon papillon est pour lui un sacrilège, un blasphème. Le signe que je l'ai dépossédé de son enfant, que j'ai pris possession de son corps. Ma marque éternelle.

Mais l'enfant a grandi, et du haut de ses dix-huit ans, elle prend son envol, à son tour. Elle fait ses bagages et vient s'installer dans la chambre de nos découvertes. Avec sa mine concentrée et sérieuse, elle s'occupe de toute l'administration de la boutique. Me voilà parfaitement libre de créer, imaginer, inventer, projeter.

Et la faim revient, plus forte que jamais, l'équilibre est rompu. Quand elle traîne dans l'atelier, je ne supporte plus le regard des clients qui s'attardent sur sa peau. Même quand l'hiver rallonge ses pantalons et ses chemises, il me semble qu'elle est nue, qu'ils se délectent de cette terre sans défense. Alors qu'elle m'appartient corps et âme, que je suis le maître de ses émotions et de son plaisir.

Jamais, jamais je n'ai aimé comme ça. A chaque instant du jour et de la nuit, avec ce qu'il y a de meilleur en moi. Elle est mon présent et mon avenir. Mon passé n'est plus qu'une longue période de brouillons et d'essais qui m'a menée jusqu'à elle.

Au fil des jours, j'orne sa peau. Des fleurs éclatantes aux couleurs chaudes qui enveloppent le bouton de ses seins. Des carpes rougeoyantes qui nagent dans le flot de ses bras. Des plumes de feu qui dessinent les courbes de son corps.

Elle est une merveille de la Nature. Je la pare des chefs-d'œuvre de sa créatrice.

Un jour qu'elle sourit un peu trop à un client qui fait semblant de s'intéresser à ses tatouages, j'imprime un long serpent le long d'une de ses cuisses. La gueule ouverte, les crocs dénudés, sa langue s'étire jusqu'à la peau délicate de l'intérieur de sa cuisse. Il sera le gardien de mon monde, le protecteur de ce que j'ai de plus sacré.

 

J'aime les tressaillements de la soie de sa peau sous la piqûre de mes aiguilles. J'aime lever les yeux et la voir se mordre la lèvre pour retenir son gémissement, ses mains accrochées aux draps pour ne pas bouger. Créer un chef-d'œuvre sur la peau est douloureux. Je sais que je lui fais mal, mais elle est courageuse, elle aime la façon dont je m'approprie son corps, dont j'en prends possession. Durant ces centaines d'heures, je n'existe que pour ces quelques centimètres d'elle sous mes doigts. Elle est d'accord pour m'avoir dans la peau, au sens propre du terme. Et nous savons tous les deux qu'après la douleur viendront les caresses, le désir, le plaisir qui nous mêlent de plus en plus intimement.

Il y a maintenant tant de moi en elle que nous nous fondons l'un dans l'autre. J'enveloppe ses deux bras, depuis la base du cou jusqu'aux poignets. Sa poitrine est mienne jusqu'au nombril. Son dos est mon bouquet sauvage, un champ de fleurs arc-en-ciel peuplé d'oiseaux aux plumes multicolores.

Alors que le temps passe, je descends le long de ses cuisses, glisse mon serpent dans un nid de fleurs et de feuillages qui déborde sur l'autre jambe, envahit ses mollets jusqu'aux chevilles.

 

Chacun de ses pas fleuris est désormais à moi. Chaque respiration me revient d'un battement d'aile. Chaque mouvement de ses bras a la grâce des flots où nagent mes poissons. 

Elle est à la fois l'eau, la terre et le ciel. Mon univers. Ma création. Mon œuvre.

 

Le jour où elle me demande un enfant, j'ose enfin envahir le territoire sacré de son ventre. J'y appose un dragon aux écailles dressées, protecteur de mon antre, défenseur de la vie qu'elle veut y faire naître. Sa gueule ouverte crache du feu jusque sur son sexe, rappelle le plaisir brûlant qu'elle me donne chaque fois que j'y plonge.

Mois après mois, je regarde mon dragon prendre vie. Il grossit, ses écailles s'étirent, lui aussi semble battre des ailes, prêt à prendre son envol.

Elle n'aime pas les flammes pointées sur l'entrée dans le monde de son enfant, elle les trouve menaçantes. Mais il est trop tard. Je suis celui qui décide, celui qui dessine. Son corps est devenu le mien, je suis presque partout sur elle.

A regarder mon œuvre s'animer des déformations de son enfant qui grandit, ma faim s'apaise. J'atteints enfin une certaine paix, une sérénité. Je peux me contenter d'admirer ce que j'ai fait, de savourer ma fierté.

La composition est parfaite. Les couleurs harmonieuses se répondent. Le message est limpide.

Quel moment de bonheur absolu.

Mais son enfant naît. La blancheur laiteuse et la pureté vierge de sa peau sont comme un tremblement de terre. Le choc me renvoie des années plus tôt, au jour où elle est entrée dans mon magasin, où je me suis brûlé les yeux à sa lumière pour la première fois. Une nostalgie poignante de cet instant me déchire le cœur. Un moment où tout était encore possible.

 

Ma faim se réveille, plus impétueuse que jamais.

A contrecœur, elle m'abandonne le dessus de ses mains, puis son cou. Je remonte le long de sa nuque, rase les cheveux qui me font obstacle, coiffe son crâne d'une végétation luxuriante.

Il ne reste que son visage qui me nargue. Il appartient encore à la femme qu'elle était avant moi, il est encore l'œuvre d'un père. Je m'en empare, redessine chacun de ses traits, les noie et les occulte dans cette allégorie de la nature que j'ai créée.

 

Et enfin elle est à moi de façon totale. Même plus. Elle est de moi, mon œuvre absolue, parfaite, sublime. Elle est devenue chef-d'œuvre vivant, mère Nature. Je l'ai coupée de son passé, elle n'est plus fille de personne. Et de son avenir, car il ne reste rien sur elle de cette peau lumineuse qu'elle a transmise à son fils.

Oui, elle est parfaite, douloureusement parfaite. Car je ne peux plus rien ajouter, plus rien améliorer, perfectionner.

Elle est une œuvre achevée.

 

Elle regarde la paume de ses mains, tache rose incongrue, et pleure en silence, son enfant sur ses genoux.

 

Moi, je laisse ma faim me dévorer. Jusqu'à ce qu'elle soit incontrôlable. Je dois sortir pour aller chercher une nouvelle page vierge, un autre chef-d'œuvre en puissance, n'attendant que mon regard et mes mains pour exister. 


© Photographie Uli Webber, Miss Kô
  • je découvre ce texte, Carouille !... superbement écrit, et effrayant à la fois, car malgré toutes ces couleurs incrustées je le trouve noir et sinistre, enfin pour cette femme qui pleure en silence, son enfant sur ses genoux, pleure-t-elle aussi sur son enfance et sa peau vierge disparues à jamais... en tous cas un texte qui laisse des traces... heureusement pas inscrites sur la peau.... ;-)

    · Il y a plus de 8 ans ·
    12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

    Maud Garnier

    • ;) merci ma toute Mauve. Je l'ai écrit après avoir vu une expo sur les tatouages au quai branly. Il y avait la vidéo d'une femme entièrement tatouée, sauf le visage et les mains. J'ai trouvé ça effrayant, angoissant . Et à la relecture longtemps après, mon texte est carrément sinistre !!

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Sinistre mais justement il fait bien ressentir cette folie de l'homme avide de cette peau à marquer de son empreinte, cette soumission de cette femme, réduite à l'état d'œuvre dont la nature secrète et humaine est niée, juste un objet, une toile rien de plus, pour exposer une œuvre et puis la mettre au rebut en prenant une autre toile à remplir...

      · Il y a plus de 8 ans ·
      12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

      Maud Garnier

  • Superbe.
    Je trouve que cela reflète très bien ce que représente un tatouage.
    La femme paye cher le prix d'avoir oublier que c'est à elle d'écrire sa vie, d'en choisir les mots.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    P1050962 e1433509675469

    Caroline Devred

    • Merci. L.expo tatouage au quai Branly m'a semblé magnifique mais aussi par moments très angoissante

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Je pense que ce sont les deux. Mon tatouage ne me fait pas peur, mais certains autres corps marqués, si.
      Pour le père, vous avez fait mouche (le mien ne s'en remettra jamais :D ).

      · Il y a plus de 9 ans ·
      P1050962 e1433509675469

      Caroline Devred

    • Lol ;) le pauvre ;)

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Ecriture, histoire, tout est envoûtant et superbe... Bravo !! Vous devriez le proposer peut-être à un Réa ciné qui fait du fantastique, cela ferait aussi un sacré grand film...

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Ange

    Apolline

  • Merci. Je crois que je suis plus encline à créer avec cette plume là qu'avec une aiguille qui s'enfonce en dessous. Même si nous partageons l'encre

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Ananas

    carouille

    • Le tatouage s’ancre. La plume s’encre. Et les 2 se peaufinent.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      479860267

      erge

    • Je m'incline :)

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Mais l'aiguille vous redressera :)

      · Il y a plus de 9 ans ·
      479860267

      erge

    • C'est me prendre à rebrousse plume :)

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Magnifique oeuvre. D'une plume à fleur de peau.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    479860267

    erge

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