J’aurais bien tiré sur le pianiste

chimiezele

Cela faisait une plombe qu’ils jouaient, j’avais les esgourdes qui ronronnaient et le crâne en ébullition. Quand on entrait là, il valait mieux être sourd. Ma piaule était juste au-dessus du bar. La veille, j’avais picolé ferme. Mathilde m’avait quitté. Je ne lui en veux pas, j’aurais été à sa place, je serais parti depuis longtemps. La bibine du bar à Paulo était infâme, mais j’en avais eu besoin pour oublier. Maintenant, elle se rappelait à mon bon souvenir, j’avais la langue qui avait doublé de volume, elle était comme agglutinée à mon palais.

Le plafond de la chambre avait fini par arrêter de chalouper.  Ma montre annonçait 9h mais je ne savais pas si c’était le matin ou le soir. Je me suis levé sans envie et les autres en bas qui jouaient ! La chambre poissait de chaleur, le radiateur donnait à fond. J’avais dormi avec mon chagrin et mes chaussures vernies. Je puais grave. Le petit lavabo ne donnait que de l’eau froide, c’était très bien comme ça. Je m’aspergeais le visage pour m’apercevoir un peu trop tard qu’il n’y avait pas de serviette de toilette. Le mouchoir dans la poche de mon pantalon ferait l’affaire. Il fallait que je descende leur dire de la mettre en veilleuse. C’est indécent cette musique. J’aurais préféré un fado, plus en harmonie avec mon humeur. Je me rappelais que j’avais choisi le bar à Paulo car il louait des chambres, mais je ne me souvenais pas avoir vu une annonce quelconque sur un groupe de musicos. Je m’étais bien murgé, y’avait que ça à faire.

Le miroir reflétait amèrement ma torpeur, mes joues râpeuses, mes yeux cernés, je n’avais même pas de gomina. Je me contentais de mouiller mes cheveux et de les coiffer en arrière.

L’escalier en bois, raide, grinçait à chacun de mes pas et me vrillait la tête. Et c’est là que je les ai vus tous les 4. Un grand maigre avec son nœud papillon, et son costard à 1000 balles et qui semblait apprécier la musique ; le pianiste qui portait une veste blanche et la casquette noire, vissée sur sa tête, jurait. Il n’était pas tout jeune, et le piano non plus d’ailleurs. Je ne suis pas musicien mais là, il avait besoin d’être accordé. Paulo, quant à lui, avait opté pour le galurin et la guitare frémissait sous ses doigts. Il ne portait pas sa taillole. Ils étaient tous en noir et blanc, assortis au carrelage. La belle qui les accompagnait était alanguie sur sa chaise et me regardait, un sourire sur ses lèvres, les cheveux brillantinés, le regard charbonneux, sa robe noire découvrait un dos d’un blanc laiteux. Les jambes croisées, son pied droit battait la mesure. Je me suis senti moche, faible, sale, je n’avais qu’une envie, rejoindre ma chambre. Mon agressivité s’était envolée ; finalement, il n’était pas si mal que ça ce flamenco. J’étais content qu’il n’y ait pas de danseurs, mais j’aurais bien tiré sur le pianiste, histoire de faire cesser le tambourin qui cognait dans ma tête.

Valérie, la fille de Paul, était au bar. D’un signe de tête, elle me demanda si j’avais besoin de quelque chose. « Une aspirine du Rhône, avec un grand verre d’eau et du sucre ». J’étais étonné de sentir que ma langue s’était peu à peu décollée de mon palais, j’avais pu articuler ces quelques mots mais je ne reconnaissais pas ma voix. Son regard en disait long sur ma tenue, mais Valérie ne fit aucun commentaires, elle aussi avait connu les chagrins d’amour.

Paulo s’était mis à taper sur sa guitare, la belle me regardait, gourmande, comme si ma peine attisait son désir. Elle s’avança vers moi, ondulant dans sa robe fourreau, puis elle leva les mains au-dessus de sa tête, se cambra, libéra son chignon d’un geste assuré, et tapa des mains et des pieds en cadence. L’aspirine avait dégagé mon tambourin, fouetté mon sang, ou bien était-ce la belle en noir qui agissait comme un antidote. J’avais envie de me venger de ma douce Mathilde. Je n’en avais rien à fiche de ne pas être rasé, la cravate dégoulinante sur ma chemise fadasse. La belle me voulait, elle m’aurait. Même pour un soir.

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