J'avais leur vie entre les mains

Pauline Perrier

J'avais leur vie entre les mains.

Je savais ce qu'ils mangeaient, leur petit-déjeuner préféré, quelle marque de dentifrice ils utilisaient, jusqu'à celle de leur papier hygiénique. Je pouvais planifier ce qu'ils allaient faire de leur journée, de leur nuit, déterminer s'ils étaient à un tournant de leur vie, savoir combien de personnes les entouraient et approximativement leur âge. Il y avait les achats ponctuels, les oublis de dernière minute, les soirées improvisées, la bouteille de vin à apporter à un dîner. Puis il y avait ceux du quotidien, les "grosses courses", celles qui doivent tenir dans un budget et sur la durée. Les plus éloquentes. Ces couples qui démarrent la vie à deux et doivent approvisionner les placards vides d'un appartement fraîchement acquis, ces étudiants s'alimentant presque exclusivement de céréales, ces familles courant les promos et les lots en gros. Je scannais leur quotidien, je m'y immisçais, et si je savais tout de leurs habitudes, je pouvais rarement mettre un nom sur leur visage.

Mais ce qui en disait le plus, c'était leurs yeux. J'y lisais les soucis du quotidien, l'appréhension de ce compte en banque presque à découvert qui menace la carte d'être refusée, la lassitude de la mère de famille dont l'enfant ne cesse de pleurer, la détresse de la jeune femme qui, détournant les yeux pour m'éviter, achète un test de grossesse; le regard vide de celle qui règle ses pilules minceur, la gène de ceux qui noient préservatifs et lubrifiants parmi une multitude d'articles divers, puis les dissimulent tout au fond de leurs cabas, comme effrayés à l'idée que quelqu'un sache qu'ils ont une vie normale, une sexualité, comme tout le monde.

Il y avait la pluralité des visages, des caractères : les pressés, les compréhensifs, les pointilleux, les vulgaires, les vacanciers, les bavards, les grincheux, les détendus, les gentils, les généreux, les cons finis, les dragueurs, mais presque tous des honnêtes. Je n'étais rien d'autre qu'un "bonjour", un sourire, un montant, un "merci, au revoir". Perçue la plupart du temps comme un automate, invisible, oubliée dès la carte retirée ou la monnaie récupérée. Mais eux, ils étaient un défilé de singularité. Je scannais leurs grands évènements, des jouets pour enfants dont on m'apprenait qu'ils étaient destinés à un anniversaire, "elle va avoir cinq ans" me disait-on, alors la discussion était lancée et j'absorbais des bribes de la vie de ces gens, de leur joie. Des cadeaux de naissance, des préparatifs de baptême, de crémaillère. C'était la vie qui défilait sur mon tapis.

J'entendais leurs peines, les décès, les maladies. Je sacrifiais quelques minutes de mon rendement/horaire à combler des solitudes; ces personnes âgées pressées aux portes du magasin dès l'ouverture, ces habitués, les mêmes tous les jours, qui ne s'apprêtaient que pour venir nous voir, nous, ces étrangères dans leur polo mal taillé, dans le seul but d'entendre quelques mots d'une voix qui ne sort pas du poste de télé.

J'avais leur vie entre les mains et c'est à peine s'ils le remarquaient. Un échange entre étrangers, pas toujours cordial, mais toujours une leçon d'humanité. Je pouvais dresser à chaque fin de journée un portrait du monde, de mes semblables. C'était comme assister à un spectacle, et tous arboraient des masques particuliers, endossaient des attitudes destinées à me dissimuler leurs habitudes intimes, des carapaces qui ne protégeaient rien, en réalité. Des rencontres furtives, parfois régulières, qui me plongeaient dans une certaine logique voyeuriste où la vie des autres m'était offerte sur un tapis roulant. Il y avait dans la file de ma caisse un échantillonnage de ce qu'est l'humanité.

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